Composé entre 1971 et 1974 à la suite d’un séjour dans l’Etat de l’Utah
aux Etats-Unis, Des Canyons aux Etoiles est avec la Turangalilâ Symphonie (1946-1948)
l’œuvre d’orchestre la plus imposante d’Olivier Messiaen (1908-1992). Dans le
cadre du trentenaire de la disparition du compositeur, à la tête de son Orchestre de Chambre
Nouvelle-Aquitaine basé à Poitiers, Jean-François Heisser a enregistré cette partition qu’il aime jouer et diriger régulièrement.
Commande de la cantatrice, mécène
et philanthrope new-yorkaise Alice Tully à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance
des Etats-Unis d’Amérique en 1776, écrit pour piano solo, cor, xylorimba,
glockenspiel et orchestre, Des Canyons aux Etoiles ont été créé le
20 novembre 1974 au Lincoln Center de New York par Yvonne Loriod, seconde épouse
et disciple du compositeur, Sharon Moe (cor) et le Musica Aeterna Orchestra
dirigé par Frederic Waldmann. Comptant douze mouvements répartis en trois
sections, cette œuvre descriptive monumentale d’une heure et quarante-cinq
minutes transporte l’auditeur du fond des canyons de l’Utah pour s’élever
progressivement jusqu’aux étoiles de la Cité céleste, croisant durant cette
ascension des chants d’oiseaux du sous-continent nord-américain si chers au
compositeur (cinq numéros sont entièrement constitués de ces chants), voyage stellaire
qui célèbre paysages, flore, faune, astronomie, foi limpide et sereine en l’élévation
de l’âme qui caractérisent la création et la personnalité de Messiaen.
C’est seul, en compagnie de sa
femme, que Messiaen découvre le Bryce Canyon au printemps 1971, la saison
privilégiée pour s’imprégner des chants d’oiseaux. « Quand on est dans le
canyon, c’est extraordinaire, c’est divin ! notait Messiaen. C’est
totalement désert et sauvage. Je suis parti seul avec ma femme dans le canyon.
C’était merveilleux, grandiose, nous étions plongés dans un silence total. Et l’on
découvrait ces formidables rochers teintés de toutes les nuances possibles de
rouge et de violet, ces formes étonnantes provoquées par l’érosion. […] Nous
nous sommes promenés pendant plus de huit jours dans le canyon, et j’ai noté
tous les chants d’oiseaux. J’ai également noté toutes les odeurs de la sage,
une plante odoriférante qui pousse-là en grande quantité. Et j’ai noté
évidemment le vertige des gouffres, la beauté des formes et des couleurs du
canyon. Mais je ne me suis pas contenté de ma visite à Bryce Canyon. J’ai voulu
connaître, à proximité, deux autres canyons : Cedar Breaks et Zion Park. »
Cette quête du grandiose a pour
écrin une écriture supérieurement raffinée, surtout du côté des timbres et de l’évitement
de la notion de hiérarchie au sein d’une forme claire et d’un abord aisé, puisque
les divers éléments qui constituent la partition réapparaissent tels quels,
aucun d’entre eux focalisant l’attention de l’auditeur au détriment des autres.
D’abord par son orchestration, qui réunit quarante-trois instruments dont une
percussion très élaborée, jusqu’à des machines à vent et à sable (deux flûtes, piccolo, flûte en sol, deux hautbois, cor anglais, trois clarinettes, clarinette basse, trois bassons, trois cors,
trois trompettes, deux trombones, trombone basse, cinq percussionnistes, six violons,
trois altos, trois violoncelles, contrebasse), qui suscite des images sonores
prodigieuses, tandis que le piano, qui intervient seul dans deux numéros - 4. Le Cossyphe
d’Heuglin (deuxième mouvement se
fondant sur un chant d’oiseau, ici venu d’Afrique) ; 9. Le Moqueur
polyglotte (troisième mouvement de
chants d’oiseaux) -, alterne avec l’orchestre ou s’oppose à lui, son traitement
essentiellement sous forme de timbres en faisant à lui seul un second orchestre complet.
Depuis l'incunable enregistrement de Marius Constant et l’Ensemble Ars Nova dès 1975 avec Yvonne Loriod au piano publié chez Erato puis repris sous le label Apex, les enregistrements de cette
partition virtuose ne se bousculent pas. Il a fallu attendre 1988 pour une
deuxième intégrale, réalisée cette fois à Londres par le London Sinfonietta dirigé
par Esa-Pekka Salonen et Paul Crossley en soliste (CBS/Sony), puis 2002 avec le
Philharmonique de Radio France, Myung-Whu Chung et Roger Muraro (DG), la
remarquable version des Schönberg et Asko Ensembles avec Marja Bon dirigés par
Reinbert de Leeuw (Montaigne/Naïve) pour le dixième anniversaire de la mort de
Messiaen, ou celle de Sylvain Cambreling et l’Orchestre de la SWR avec Roger
Muraro (SWR), et pour être peut-être exhaustif, les captation de concerts de
Tzimon Barto et Christoph Eschenbach avec l’Orchestre Symphonique de Londres (LSO)
et du Santa Fe Chamber Music Festival dirigé par Alan Gilbert en 2016 avec Inon
Barnatan (Entertainment One Music).
Le tout nouvel enregistrement que propose le label Mirare est une réussite majeure. Il donne en effet à entendre « les beautés de la terre (ses rochers, ses chants d’oiseaux), les beautés du ciel matériel, les beautés du ciel spirituel » évoquées par Messiaen en exergue de la partition. Grandiose, majestueuse, embrassant l’univers entier, l’interprétation reste cependant à hauteur humaine, à la fois sur les plans mystique, intellectuel, sensuel, trahissant une joie authentique et pure. Ce que font Jean-François Heisser et ses musiciens, qui s’avèrent tout autant ensemble d’une très grande cohésion que solistes virtuoses, est proprement fascinant, suscitant un véritable bain de jouvence sonore à la matière extraordinairement polychrome, magnifiés par un nuancier infini, jouant sur le détail pour mieux en souligner l’unité et la puissance spirituelle. Au point qu’il émane de la vision de Jean-François Heisser un sentiment de liberté et de plaisir inouï. Le mouvement le plus fascinant de l’œuvre, celui qui m’est personnellement le plus cher (1), le stupéfiant Appel interstellaire pour cor solo qui ouvre la partie centrale, est somptueusement joué par le Japonais Takénori Némoto tout simplement exceptionnel, tandis que l’orchestre a une force évocatrice fantastique dans la restitution des carnations de rouges et d’or synesthétiques qu’entendait restituer Messiaen, notamment le son des rochers de Bryce et de sa forêt, tandis que le pianiste-compositeur disciple de Heisser dont il a notamment suivi les masterclasses à l’Académie Ravel de Saint-Jean-de-Luz en 2015, Jean-Frédéric Neuburger (2), doué d’une technique d’airain, joue un piano immense tout en restant dans une virtuosité sobre quoique vertigineuse et qui lui permet d’élaborer de fabuleux climats, fascinant par sa clarté cristalline, sa puissance prodigieuse, la diversité extrême de son nuancier tant expressif qu’harmonique. Il convient aussi d’évoquer la prestation éblouissante des deux percussionnistes solistes, les admirables Adélaïde Ferrière (3) au Xylorimba et Florent Jodelet au glockenspiel.
Bruno Serrou
1) Cette page d’une force et d’une spiritualité fantastiques a été
offerte à mon père, le journaliste rédacteur en chef de Paris-Match Robert
Serrou, le jour de sa cérémonie funèbre, en mai 2016, par le remarquable et
bienveillant cor solo de l’Orchestre de Paris, André CAZALET, un souvenir à
jamais gravé dans ma mémoire ainsi que dans celle de ma famille entière. 2) Jean-François HEISSER et
Jean-Frédéric NEUBURGER ont notamment enregistré ensemble le monumental Mantra pour deux pianos de Karlheinz
Stockhausen pour le label Mirare. 3) Voir
le portrait d’Adélaïde FERRIERE que j’ai publié voilà quelques semaines sur ce
même site : http://brunoserrou.blogspot.com/2022/07/adelaide-ferriere-et-son-marimba.html.
2 CD Mirare. Enregistrement : 20-23 mai 2022 Théâtre Auditorium de
Poitiers. Piano Steinway. Durée : 1h 32mn 55s. Parution le 26 août 2022.
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