Sol Gabetta. Photo : DR
A 40 ans, Sol Gabetta est la violoncelliste que le monde s’arrache. Elle est en résidence à Radio France cette saison, et publie un nouveau CDLa violoncelliste argentine d’origine franco-russe vivant entre Paris et Bâle, Sol Gabetta est l’une des artistes les plus douées de sa génération. C’est à deux pas de Montparnasse qu’elle vit à Paris, entourée d’instruments précieux que nombre de musiciens célèbres confient à son mari luthier, Balthazar Soulier, à commencer par les siens. Elle joue de deux instruments, un Goffriler et un Stradivarius que des mécènes lui confient. Le Goffriler de 1730 pour le répertoire moderne, le Stradivarius, Ex-Suggia de 1717, monté à l’ancienne, cordes en boyau et sans pique.
Tandis que paraît un CD autoproduit avec la violoniste Patricia Kopatchinskaja sous le titre Sol&Pat associant pages contemporaines et baroques (1), commence sa résidence à Radio France (2). Une résidence est comme une grande tournée avec un orchestre, dit-elle. On fait quelque chose d’extraordinaire parce que le contact avec les musiciens, pas uniquement humainement mais aussi entrer dans le son de ceux que l’on côtoie, est unique. J’aime les résidences si elles répondent à des projets que je choisis. La résidence de Radio France est un atout extraordinaire avec la Maison de la Radio qui fait que le media radio est omniprésent. Il y a peu de lieux comparables. Et surtout je m’entends très bien avec Mikko Franck, directeur musical du Philharmonique. »
Bruno Serrou
1) 1 CD Alpha Classics. 2) 24,
26 septembre, 5, 26 novembre 2021, 22 avril 2022. Renseignements : 01.56.40.15.16. www.radiofrance.com
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ENTRETIEN
Bruno Serrou : D’où vient votre prénom, Sol ?
Sol Gabetta : C’est le soleil. Mon prénom officiel est
Marisol. Cela n’a donc rien à voir avec la musique. C’est plus personnel…
B. S. : Vous êtes née en Argentine, loin des grands centres urbains ?
S. G. : Je suis venue au monde dans la campagne argentine, précisément à
Villa Maria, village à deux heures de Cordoba, où très vite après ma
naissance - je suis la dernière enfant d’une fratrie de quatre -, mes parents partaient travailler à Cordoba, tandis que mes aînés étaient à l’école du village - nous avons chacun quatre ans de différence. Nous nous sommes tous installés à Cordoba, j'avais deux ans et demi - mon frère qui a quatre ans de plus que
moi apprenait déjà le violon avec la méthode Suzuki. Je
voyais ma mère jouer du piano, et mon frère était tout le temps avec son violon. L’enfant de 2 ans que j’étais adorait la
musique. Je chantais constamment. A deux ans et demi j’ai voulu un violoncelle. Mais c’est petit, 2,5
ans, pour le violoncelle, si bien que pendant six mois j’ai joué du violon, avant de recevoir le premier petit violoncelle que la méthode Suzuki a introduit à Cordoba
depuis le Japon. Jusque là, il n’y en avait pas, et ils en ont commandé deux.
J’avais déjà 4 ans et demi quand le violoncelle est arrivé. Mais avant de le recevoir, l'école Suzuki de Cordoba a demandé à ma mère s’il fallait ou
non le commander. Le problème est que ce n’était pas un
quart de violoncelle mais un demi. Il était gigantesque pour mon âge et mon gabarit. Mais il n’y avait rien
d’autre. On aurait pu arranger un alto, mais l’Argentine n’était
pas ce qu’elle est aujourd’hui. Mes parents étaient à moitié dans la musique.
Il y a beaucoup de talents, en Argentine, et nombreux sont ceux qui sont
prêts à tout pour avancer. Les distances étant grandes, les
difficultés sont énormes. Avec le recul, je mesureles
efforts faits par ma mère. A l’époque, nous jouions des trios, mon
frère, ma mère et moi. Je me souviens qu’elle allait à Buenos Aires, juste pour
accompagner mon frère une fois tous les quinze/vingt jours à ses cours de violon,
puis ils rentraient tous les deux. Mais pour avoir la moindre partition il fallait une copie, et pour les copies il fallait payer cent dollars, ce qui
était très cher. C’est pourquoi les musiciens n’arrivaient au
mieux à avoir que des copies de copies. C’était très compliqué. Si bien que le
répertoire était extrêmement réduit. En fait, quand on est enfant cela va encore,
mais effectivement c’était une chance de connaître des gens qui aiment la
musique… Je me souviens qu’un professseur suisse et de sa femme
allemande avaient créé un jardin d’enfants où l’on chantait. C’est grâce à eux que j’ai commencé la musique. Il s'agissait d'une crèche où le chant choral faisait partie de la pédagogie. Je voulais chanter, et l'on sait combien c’est que le chant libère, et il a été important pour mon développement. Je ne voulais pas être chanteuse lyrique,
mais j’adorais le chœur, la musique d’ensembles a Cappella. On chantait tous
les jours, une heure de chœur pendant trois ans.
B. S. : Le chœur d’enfants
dans lequel vous étiez vous a donc donné l'envie de chanter
S. G. : Oui. A 6 ans j’ai voulu entrer dans une école Zipoli dédiée au chant choral qui est pratiqué quatre heures par jour. Cette école, qui est très stricte, a voyagé partout dans le monde, et ils ont gagné de nombreux prix. Le problème est qu’entrer dans cette école était
difficile pour la petite fille que j’étais, d'autant pluis que je voulais aussi faire de la
danse, des langues... Au bout d’un moment, on m’a dit qu'il me fallait
choisir, ne pouvant pas tout faire. Et à cette époque-là, je jouais le
violon, le violoncelle, le piano, auxquels s'ajoutaient le chant et activités possibles et imaginables d'une petite fille. C’est alors que nous avons eu une chance phénoménale. A 7 ans, j’ai rencontré ma
première professeure, une violoncelliste reconnue, Christina Walevska. Une
Etatsunienne qui par hasard est arrivée à Buenos Aires où elle s’est mariée
avec un collectionneur de voitures de sport, et dont le père était un
luthier assez réputé. Il possède des instruments incroyables. J’étais à New York
il n’y a pas longtemps, elle habite Cinquième Avenue, mais à l’époque elle
vivait à Buenos Aires dans une maison d'un quartier huppé protégé par des grilles,
son mari étant de la High Class. Mais j’ai eu
la chance de me présenter à un concours pour enfants dont elle était
membre du jury, et dans le cadre duquel elle a joué le Concerto de Dvorak. A la fin de sa prestation, je lui ai dit que je voiulais avoir son son. Je pense que ces mots l’ont
impressionnée, au point qu’elle m’a répondu : « Ecoute, je ne suis pas du
tout pédagogue, je n’enseigne pas, mais si tu veux venir chez moi,
viens. » Cette femme charmante, de grande beauté, avait un son exceptionnel. Je me rappelle que tout ce que je voulais c'était avoir son son. De fait, elle n’était vraiment pas pédagogue. Du haut de
mes 7 ans, je me suis présentée chez elle sans aucune école autre que la méthode Suzuki. Je ne savais donc pas lire les notes. Si bien qu'elle me propose sans attendre de me jouer des
morceaux et et de la copier. C’est en effet tout ce que je
pouvais faire. Effectivement, je n’avais pas de technique, jouant toujours avec le même doigt, mais au bout d'un ans mon son était très beau. J’ai commencé le solfège beaucoup plus tard, trop
tard en fait.
B. S. : Une nécessité
pourtant, surtout que les violoncellistes doivent lire en trois clefs !
S. G. : Il nous arrive de nous tromper, car nous ne faisons
pas toujours attention aux changements de clef [rires]. J’ai ainsi payé le prixen commençant par apprendre tout par
cœur. Jusqu’à l’âge de 9 ans et demi, moment où je suis arrivée à Madrid, à
l’Escuela Reine Sofia, six mois après avoir quitté l’Argentine…
B. S. : Que s’est-il passé ?
S. G. : Après m'être présentée à des concours, le chef d'orchestre argentin Mario Benzecry, qui était très présent à Buenos Aires, s’est attaché à mon frère et à moi. Son fils, le compositeur Esteban Benzecry, habite à Paris. Quand j’avais 8-9 ans, il m'écrivait des pièces. Son père a beaucoup poussé ma mère en lui disant qu'il lui fallait absolument partir avec ses enfants. «Où voulez, ajoutait-il, mais il vous faut partir en Europe ou aux Etats-Unis ». L’idée initiale n’était pas de nous rendre en Espagne, et si nous nous y sommes retrouvés, c’est un pur hasard. Mario Benzecry nous avait conseillé Paris ou Londres. Nous y sommes allés, ainsi que dans d’autres villes, mais durant le voyage qui nous amenait en France, il nous a appelés pour nous dire que se créait en Espagne de nouvelles écoles un peu partout, toutes privées avec des professeurs russes venant du monde entier. Le pianiste Dmitri Bachkirov était alors le directeur de l’Ecole supérieure de musique Reine-Sophie de Madrid. C’était une chance incroyable. Tout le monde est arrivé 1990-1991, un an avant nous. En fait, nous sommes venus en Europe pour mon frère, qui avait déjà 15 ans. Mais lorsque j’ai appris leur départ, j’ai déclaré à ma mère que je ne voulais pas rester en Argentine et mon violoncelle, qui était pour moi comme une guitare… Mon père a dit à maman : « Ecoute, un billet d'avion de plus ne coûte pas beaucoup plus cher à trois qu’à deux, et que si je voulais aller s’y amuser avec son violoncelle, il n'y voyait pas d'ojection... Arrivés à Madrid, j’ai dit à ma mère : « Emmène-moi à l’école parce que je veux me présenter à l’examen d’admission ». Elle m'a dit que je n'avais rien à jouer, qu'avec le Concerto de Dvorak ce n’était pas possible... « Tu fais comme tu veux, lui répondis-je, tu les appelles, tu leur dis que je n’ai pas le concerto mais que j’ai d’autres pièces à jouer. » C’est ce qu’elle a fait, elle a téléphoné, ils se sont montrés dubitatifs parce que, normalement, l’école n'acceptait que des élèves de plus de 18 ans, mais ils ont trouvé la requête mignonne, au point de dire : « Ecoutez, votre fils Andres s’est présenté, si elle veut passer à la fin du concours, qu’elle vienne jouer une demi-heure, il n’y a pas de problèmes, elle joue ce qu’elle veut. » Revenue vers moi, ma mère m'apprend ont accepté que je me présente. A 9 ans, je n’avais pas la moindre idée de la réputation des membres du jury, des professeurs et du niveau de leur enseignement. Il y avait le violoncelliste Ivan Monighetti, le pianiste Dmitri Bashkirov, le violoniste Zakhar Bron… Ils étaient cinq examinateurs que j'ai vus alignés devant moi [rires], et pas n’importe qui, mais à cet âge je n’avais pas conscience de leur renom. Je leur dis sans hésiter : « je suis désolée, mais je n’ai pu travailler nulle part, il n’y avait pas de studio libre. J’ai besoin de m’échauffer, donc s’il vous plaît si vous pouvez me laisser seule dix minutes, après vous pourrez rentrer ». Ils ont beaucoup ri de mon toupet. C’est ainsi que je suis entrée dans cet établissement. En fait, J'ai joué surtout pour Monighetti. J’ai trouvé que, comme mon papa, il était très mignon... Et il a tout de suite su trouver la façon de construire quelque chose avec moi. Il l'a fait à partir de peu, il a vrtaiment construit tout pendant douze ans. C’est ainsi que j’ai commencé à Madrid avec lui. Mais l’idée première était de venir en Europe pendant dix mois. Cependant, les choses ont évolué. Mon frère et moi avons obtenu des bourses, ce qui nous a incités à rester. Il n’est pas difficile pour les Argentins de s’intégrer en Espagne. La langue y est pour beaucoup. Mon père est d’origine espagnole, mais ma mère est française. C’est pourquoi elle avait d’abord envisagé Paris. La seule chose est que séjournant à Madrid, j'ai tenté un concours que j'ai réussi, tandis qu’à Paris, je n’ai pas même joué. Nous avons visité le Conservatoire, mais nous ne nous sommes même pas présentés au concours.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a
conduite à choisir le violoncelle plutôt que le violon ?
S. G. : Je ne souhaitais pas faire la même chose
que mon frère. J’ai toujours voulu suivre mon propre chemin. Après, il ne faut
pas oublier que comme j’avais commencé le violon par la méthode Suzuki avant de continuer ladite méthode avec le violoncelle, et que, comme il s'agissait de jouer sur les deux instruments les mêmes chansons, toutes
les difficultés que j’avais rencontrées avec le violon pendant
trois ans, j'ai pu les jouer au violoncelle. C’était bien plus
facile qu’au violon [rire].
B. S. : La position
assise ? [Rires]
S. G. : Effectivement [rires]. C’est plus confortable. Surtout le son du violon est limité, et je pense que pour une enfant les choses
bougent vite. Le violoncelle est un vrai copain. En fait, l’amour du
violoncelle me motivait. Personne ne m'obligeait à choisir dans la précipitation.
C’est moi qui soudain ai trouvé que j’étais vraiment moi-même avec un
violoncelle. A 12 ans, j’ai acheté une clarinette avec l’argent que je venais de
gagner dans un concours. Je ne savais pas même souffler, mais
quand ma mère m’a demandé si je voulais acheter quelque chose ou garder
l’argent pour plus tard, je lui ai dit que je voulais une clarinette, ce qui
l’a stupéfaite. J’en ai joué à la maison pendant deux ans. C’est un très
bel instrument. En fait, le violoncelle a été le coup de foudre de mon
enfance. J’ai rencontré la violoncelliste Christina Walevska, la beauté de l’instrument, du son, et tout ce qu’elle-même
m’amenait m’a séduite. Cette femme extrêmement positive et rêveuse était une invitation au voyage pour la petite fille que j'étais. Pour
moi, son cours était le plus beau que j'ai pu avoir de toute
ma vie.
B. S. : Vous alliez
souvent travailler avec elle ?
S. G. : Mes parents m’y accompagnaient une fois par mois, puis toutes les semaines. Nous passions cinq heures chez elle, plus la route pour y aller et celle pour en revenir. Mon père roulait toute la nuit, je dormais dans la voiture.
B. S. : Mesurez-vous combien
vos parents ont fait de sacrifices ?
S. G. : Oui, c’est incroyable. Dans ces pays comme le
Brésil et l’Argentine, si les parents ne font pas d’efforts, les enfants ne
peuvent pas avancer. Les gens sont prêts à fournir des efforts colossaux. J’en
parle souvent à maman, faire huit cents kilomètres tous
les dix jours avec des enfants qui ont peut-être du talent mais dont on ne sait
pas s’il vont ou non le développer, et l’adolescence venue peut-être voudront-ils
faire autre chose, est impressionnant. Maintenant, je me
demande si j’aurai la même énergie que mes parents avec mon fils... Ce qu'ils ont fait pour nous est vraiment
fantastique. Je pense que ma
mère voulait d’une manière ou d’une autre, plus ou moins inconsciemment, revenir en
France. C’était son but. Et elle était musicienne, si bien qu’à travers ses
enfants elle pouvait réaliser son propre rêve qu’elle n’avais pas pu atteindre.
B. S. : Que
devient votre frère Andres ?
S. G. : Il est violoniste. Il fait toutes
les tournées de Cecilia Bartoli dont il est le premier violon de son Concertino.
Nous avons fondé ensemble en 2011 notre propre formation baroque, la Cappella
Gabetta. Avec notre orchestre, nous avons notamment fait une grande tournée pour
le CD de Cecilia Bartoli paru en 2017. Mon frère est davantage dans le baroque que
moi, il occupe un poste au sein de l’Orchestre de Chambre de Bâle parce qu'il a besoin de stabilité prtofessionnelle, et il joue beaucoup avec les musiciens du prince de Monaco.
B. S. : Avez-vous commencé très
jeune à vous produire en public ?
S. G. : Pas si jeune que cela. Je me suis présentée assez vite à
des concours. Le premier important, je l’ai tenté à 12 ans. Mais le plus
grand a été le Concours Rostropovitch, à Paris. J’avais 15 ans et demi. La
finale était au Théâtre des Champs-Elysées. Mon professeur n’étant pas quelqu’un
de superficiel, il estimait que ses élèves n’étaient jamais prêts. Pour lui, ce
n’était jamais le moment. Il m’a cependant envoyée à Paris pour le concours, après m’avoir préparée pendant un an et demi pour ce seul programme. Un programme terriblement
difficile pour moi qui n'avais quère plus de quinze ans : Cinquième
Sonate de Beethoven, Arpeggione
de Schubert, Sixième Suite de
Bach, une création de Gilbert Amy... Ce programme était lourd, pour mon âge. Je suis parvenue en finale, nous étions deux à être plus jeunes
que les autres candidats, avec la Croate Monika Leskovar, née elle aussi en
1981. Nous terminerons ensemble nos études à Berlin. L'extraordinaire, quand j’y pense, est la quantité incroyable de musiciens de haut niveau qui
s’étaient présentés à ce concours. A l’époque François Salque était
là, et je me souviens que les Français étaient tous plus forts les uns que les
autres. Ils avaient dix-douze ans de plus que nous. Les Allemands aussi. Le niveau était saisissant en 1992. Il y avait comme un poids sur nous, tant nous étions impressionnées de voir où nous pourrions arriver plus tard.
Ma chance a été à 16 ans de pouvoir voir les violoncellistes de 26-27 ans me montrer malgré eux ce que je pourrais faire dans un proche avenir. Ce qui m’a boostée plutôt qu’effrayée. En fait, c’est aussi un peu l’école russe : soit
tu réussis soit dehors. Mon professeur était un peu ainsi. Cependant, avec moi, à 12
ans, il ne l’était pas, mais il était du genre « tu établis ton
planning de la journée, que fais-tu de 7h30 à 8h30, de 8h30 à 9h30… Comment travailles-tu… Tu dois te faire un planning de travail, en fait un planning de vie. » Je l’ai donc bâti seule, et il me l’a redressé. Ce planning
précisait même le temps de promenade dans la nature, le temps de lecture, le
temps de sport... Tout était important. Il n’y a pas deux
professeurs comme Monighetti. Il m’a vraiment construite. C’est pourquoi je garde un contact
étroit avec lui.
Après le Concours Rostropovitch, les choses ont commencé à se développer, mais mon professeur
me freinait constamment. « Pas trop vite… Prends ton temps… » Avec
lui, je travaillais un même concerto pendant cinq mois…
B. S. : Avez-vous envisagé
très tôt une carrière ?
S. G. : Je n’y ai jamais songé. En fait, quand on est enfant
et que l’on est avec un maître qui ne fait jamais croire à une quelconque
carrière, on n’y pense absolument pas. Il me poussait à travailler, mais il
détestait évoquer quelque avenir professionnel que ce soit.
B. S. : Que faisiez-vous donc à côté ? Quelle a été votre scolarité ?
S. G. : Effectivement, à cette époque-là j’allais à l’école. Mais à 13 ans, nous nous sommes installés à Bâle, Monighetti quittant Madrid pour y enseigner. Il a fallu que toute la famille apprenne l’allemand, langue difficile mais extrêmement intéressante, la littérature est extraordinaire, la musicologie. Nous habitions en Alsace, de l'autre côté de la frontière suisse. Au moment de mon départ pour l'Europe, ma famille s’était divisée en deux. La moitié était restée en Argentine avec les deux autres enfants. Il nous a soutenus financièrement pendant les deux années de Madrid, jusqu’à ce qu'il comprenne que nous ne reviendrions pas. Après deux ans à Bâle, mon père a décidé de vendre tout ce que nous biens, afin de vivre tous ensemble. Et toute la famille s’est de nouveau réunie après quatre ans de séparation, cette fois en Alsace, à Saint-Louis, à la frontière franco-suisse. Nous avons tous acquis la nationalité française. Je suis la seule à avoir en plus la nationalité suisse, vivant et travaillant à Bâle. Mais je vois mes parents presque tout le temps, maintenant. Mon père vient me chercher à l’aéroport, nous achète les légumes. Ils sont à côté de chez moi, mais en France. Quand j’étais étudiante, j’étais à Bâle dans la journée et je dormais à Saint-Louis. A 13 ans, ma vie se passait donc en France, et j’ai rapidement prévenu ma mère qu'un jour peut-être je m’installerai à Bâle, parce que j’avais beaucoup d’amis de l’autre côté de la frontière…
B. S. : Qu’est-ce qui vous
attire dans le fait d’être en résidence dans une institution musicale ?
S. G. : J’aime les résidences. On peut les appeler comme on
veut, résidence, artiste invité privilégié, peu importe. L’une des premières
grandes résidences que j’ai faites était à la Staatskapelle de Dresde avec
Christian Thielemann, un grand musicien. J’avais reçu le Prix Karajan de ses
mains, et il a voulu diriger des concerts avec moi dans son répertoire Deutsches Romantische. J’appréhendais,
parce que j’aime enregistrer avec Giovanni Antonini. Pour le premier concerto programmé, a commencé à sa façon, puis il a arrêté
l’orchestre…. Ce grand musicien se rendant vite compte que nous allions dans deux directions différentes a
dit à l’orchestre « Mein Herren, est-ce que vous écoutez le genre de
sonorité produit par ici ? Nous allons essayer de faire la même
chose ». Il a radicalement changé sa conception pour adopter la mienne. Je n’ai jamais vu un chef d’orchestre changer d'un coup sa vision aussi radicalement. Ma
première résidence, je l’ai faite avec Daniele Gatti, autre très grand chef… Chacun a son style. Pour ma part, ma
culture et mon expérience avec Giovanni Antonini
pendant dix ans m'ont profondément marquée. Si je dois remercier quelqu’un, c’est incontestablement Antonini. A Bâle, j’ai beaucoup écouté ses symphonies de Beethoven,
j'ai assisté à toutes ses répétitions, à tous ses concerts. Il est fascinant.
B. S. : Comment avez-vous fait la connaissance de Giovanni Antonini ?
S. G. : Il venait régulièrement à Bâle, et j’allais constamment le voir. J’ai donc entendu tout ce qu’il faisait pendant huit ans. A un moment, j’ai commencé à lire des biographies sur Schumann parce que je me suis concentrée sur son Concerto. Je voyais de plus en plus Antonini, et me disant qu’il me fallait aller à sa rencontre… Il est tellement complexe comme tête pensante, je me suis dit qu'il était la personne idoine pour Schumann. Je suis donc allée vers lui et je lui ai dit vouloir interpréter le Concerto de Schumann avec lui… Nous avions joué deux fois ensemble le Triple Concerto de Beethoven, mais c’était tout. Il ne voulait pas toucher à Beethoven, ce concerto constituait donc pour lui un pas considérable, tellement il était alors investi dans le baroque, et c’est seulement maintenant qu’il est vraiment dans Haydn en vue du tricentenaire de 2032, un projet colossal. Il enregistre la moitié des Symphonies avec l’Orchestre de Chambre de Bâle l’autre avec son propre orchestre, une symphonie avec Bâle, une avec Il Giardino, selon celle qu’il sent la mieux adaptée à chacune des formations.
B. S. : Quels genres de
projets élaborez-vous avec lui ?
S. G. : Nous avons fait les Haydn, ré majeur à Toulouse, à Madrid… Nous avons beaucoup joué le Schumann avec le Kammerorchester Basel, trois tournées de dix concerts pendant six ans avant de l’enregistrer. En fait, j’arrivais chez lui, je lui martelais chaque fois « Giovanni il faut que nous fassions le Schumann, je suis convaincue que ce serait merveilleux… » Ce qu'il refusait obstinément pendant un an. Puis il a fini par venir avec la partition, je l’ai jouée pour lui, il l’a travaillée un peu au piano, et il l'a analysée. Je n’ai jamais rencontré un autre chef qui analyse les oeuvres de cette façon. En fait, il déconstruit tout. C’est extraordinaire, parce que je crois que je ne connais pas une pièce aussi bien que celle-ci.
B. S. : Il est vrai que des
concertos avec violoncelle, il n’y en a pas des masses…
S. G. : Il est donc indispensable, quand on
enregistre, de veiller à bien poser le pourquoi et le comment… On cherche un orchestre portant un grand nom, mais ce n'est pas l'assurance d'obtenir le meilleur résultat. L'enregistrement peut se révéler très bon, mais il peut aussi être totalement
raté. Le goût est très personnel. Effectivement, pour le Concerto j'ai le choix, soit c’est avec la Staatskappelle de Dresde, soit
c’est avec le Kammerorchester de Bâle. Un jour je pourrai le faire avec un
grand orchestre, mais l'option d'une formation chambriste est liée à ma propre conception de la partition, à mon style de jeu. La finesse que
je recherche se situe beaucoup plus dans la direction d’un orchestre de chambre, avec
une certaine transparence que je ne trouve pas avec les orchestres
symphoniques. Si bien que j’ai fini par ne plus jouer le Concerto de Schumann avec
des formations étoffées. Je l’ai donné une dernière fois avec
Thielemann, après je ne l’ai plus donné qu’avec des orchestres de chambre. Je
l’ai planifié à Paris pendant le confinement de la Covid-19 avec l’Orchestre de
Paris, mais cela ne s’est finalement pas fait.
B. S. : Et le Double de Brahms, comment l’envisagez-vous ?
S. G. : Je n’ai pas encore
trouvé la clef de ce concerto. De mon point de vue, il a toujours été joué beaucoup trop épais,
massif, sombre. Pour le diriger, il faudrait quelqu’un comme
Giovanni Antonini... Le problème est que pour lui Brahms n’est pas dans sa façon de penser la musique… Chez Brahms, il faut une ligne ample et
souple tant les phrases sont longues, Le souffle doit donc être gigantesque,
les respirations profondes… Mais nous allons voir… Il y a longtemps que je ne l’ai
pas joué. Je l’ai beaucoup donné jusqu’à 25 ans, mais plus du tout depuis.
B. S. : Que pensez-vous du Don
Quichotte de Richard Strauss ?
S. G. : Je ne l’ai pas encore fait. Lorin Maazel me l’avait proposé trois fois avec les Berliner Philharmoniker, mais je ne l’ai pas
appris. François-Xavier Roth m’en a parlé à son tour pour le donner avec le
Gürzenich de Cologne. Avec lui, je suis intéressée, d’autant plus qu’il a en tête
Tabea Zimmermann pour la partie d’alto solo. Mais je n’ai pas encore joué
Richard Strauss de ma vie.
B. S. : Quel intérêt
portez-vous à la musique contemporaine ? Le violoncelle est un instrument
dont il faut développer le répertoire, à l’instar de l’alto…
S. G. : Le développement du répertoire s’est plus ou
moins interrompu avec le décès de Mstislav Rostropovitch. Il avait donné une
impulsion considérable à la création d’œuvres nouvelles. A une époque, il avait
une série impressionnante de concerts à Londres. Comme je l’ai constaté chez
Monighetti, il interprétait jusqu’à quatre concertos dans la soirée, dont trois
nouveaux. Il était incroyable. Et il jouait par cœur. Je fais pas mal de
musique contemporaine, peut-être pas autant que mon amie violoniste Patricia
Kopatchinskaja parce que j’essaye autant que possible de connaître les
compositeurs avant. L’une des plus jolies choses que j’ai eue dernièrement à créer est de Wolfgang Rihm, en 2020. Il a écrit un concerto magnifique. Nous avons effectué avec cette oeuvre une tournée de six concerts, et j’espère la refaire très vite.
B. S. : Avez-vous enregistré ce concerto de Rihm ?
S. G. : Non. Nous avons un live
capté à Freiburg-am-Brisgau. Je l’ai créé sous la direction de Sylvain
Cambreling avec qui Wolfgang Rihm a beaucoup travaillé. Il m’a demandé si nous
pourrions publier cet enregistrement, mais je tiens à le refaire en studio
parce que je pense que le Concerto a
grandi depuis cette captation. Ce live est pas mal, mais il a été réalisé pendant la première tournée. Je pense qu’il
faudrait retravailler, tant l'oeuvre est splendide. Patricia et moi avons
enregistré un certain nombre de pièces pour violon, violoncelle et piano, des
nouveaux concertos, notamment celui de Michel van der Aa qui a eu un énorme
succès en Hollande, un double concerto avec multimédia un peu spécial. Nous avons joué la première à Cologne, avec le
Concertgebouw d’Amsterdam. C’était très
bien, même s'il n’a pas la finesse du Concerto de Rihm, qui ne cherche qu'à être lui-même. Un nouveau concerto est en écriture pour 2023 par le jeune compositeur espagnol Francisco Coll dont la création devrait avoir lieu à Radio France, puis à Londres... Cinq orchestres le coproduisent.
B. S. : Que vous apporte
votre résidence à Radio France ?
S. G. : Une résidence peut se comparer à une grande tournée avec
un orchestre. Cela n'a rien à voir avec une relation que l'on établit avec avec un orchestre et un chef pour une énième exécution du Concerto de Dvorak. Une
résidence permet de faire quelque chose d’extraordinaire parce que se crée un vrai contact avec les musiciens, pas uniquement le fait de les connaître
humainement mais aussi le son de chacun de ceux qui sont proches du soliste en résidence. C’est
pourquoi j’aime de plus en plus les résidences, du moins si
elles répondent à des projets que j’ai
choisis. La résidence de Radio France me plaît d’autant plus
que la France a un atout extraordinaire avec la Maison de la Radio, qui est très présente, ce qui est extraordinaire parce qu’il n’y pas d'outil comparable partout, peut-être la NDR à Hambourg, la SWR à Stuttgart, la BR à
Munich, mais il n’y en a pas énormément. Et elles ne font pas toutes des
résidences. Donc, effectivement, quand la possibilité de cette résidence s’est
présentée, j’ai immédiatement accepté. Et surtout je m’entends très bien avec
Mikko Franck. Nous avons déjà donné dix-sept concerts ensemble il y a un an et demi avec
différents orchestres, dont le Philharmonique de Radio France dont il est le directeur musical, et le Santa Cecilia de Rome dont il est premier chef
invité.
B. Sa santé est fragile, ce qui le conduit parfois à annuler au dernier
moment
S. G. : Oui, il est souvent
vraiment malade. C’est ce qui s’est passé lors du premier concert de notre
tournée de dix-sept. Dix-huit minutes avant, « Mikko n’est pas
là, Mikko n’est pas là », je me dis bon peut-être qu’il va venir, mais non. Tous en tenue, mais pas de concert. Mais je l’aime beaucoup, et je crois qu’il le sent. Je
sais qu’il a la même relation avec Hilary Hahn. Je pense qu’il est très émotif,
hypersensible, et du coup quand ça marche avec quelqu’un, c’est pour la vie.
J’ai beaucoup d’affection pour lui.
B. S. : Votre résidence vous
conduit-elle à travailler avec toutes les forces musicales de Radio
France ?
S. G. : Ma résidence est en effet avec toutes les composantes de la Radio, les deux orchestres, la maîtrise, France Musique. Aux côté des concertos, j'ai un récital - j’aurais aimé en donner un autre avec Bertrand Chamayou, mais malheureusement il s’est avéré impossible d’en ajouter un, c’était l’un ou l’autre. Ce cycle va être très intéressant, et avec Patricia Kopatchinskaja, il y a aussi un CD qui paraît le 24 septembre avec plusieurs pièces modernes.
B. S. : Vous publiez donc un
nouveau CD, qui porte le titre sympathique Sol & Pat
S. G. : Ce projet est très personnel. Il s'y trouve quelque chose de
très fort.
B. S. : Ce CD de quatre-vingt minutes rassemble des duos du baroque au contemporain pour violon et violoncelle.
S. G. : Patricia Kopatchinskaja est quelqu’un que je connais
depuis aussi longtemps que Bertrand Chamayou. Nous sommes très différentes de
prime abord, mais nous avons surtout une vraie complémentarité. Moldave, elle a une forte personnalité, et elle est impressionnante.
B. S. : Où l’avez-vous
rencontrée ?
S. G. : Elle était très souvent à Berne. C’est là que je l’ai rencontrée, par hasard. J’ai remporté à 22 ans le Concours Crédit Suisse, seul
concours au monde à offrir la possibilité de participer au Festival de Lucerne avec les Wiener Philharmoniker et un excellent chef. A l’époque, il s’agissait de
Valery Gergiev, ce qui était extraordinaire. A cette occasion, j’ai
interprété le Concerto n° 2 de
Chostakovitch que je n’avais jamais joué jusqu'alors, mais c’était extraordinaire, parce
que ce concerto est d’une telle
profondeur, et franchement, quand à 22 ans on se voit offrir la possibilité de le jouer
avec les Wiener Philharmoniker, il ne faut surtout pas manquer l'occasion. C’est ainsi que j’ai connu Patricia, parce qu’elle avait gagné le même concours deux ans avant moi. Et je
cherchais quelqu’un avec qui je pouvais jouer en trio en Suisse. C’est alors que mon pianiste
finlandais m’a dit « je sais qu’une violoniste d'exception habite ici, à Berne. Ne voudrais-tu pas la connaître ? » Dès lors, nous avons beaucoup joué en trios avec quantité de musiciens qui ont partagé notre scène partout dans le monde.
L’idée de duo a grandi au cours des six ou sept dernières années. Mais nous
n’avions pas l’idée d’enregistrer quoi que ce soit. Nous jouions ensemble, et nous avons créé un
concours de composition avec le Festival de Gstaad. Nous envisagions de
recevoir un petit écho auprès de quelques compositeurs, à qui nous la proposions d’écrire un duo de quatre à dix
minutes à notre attention. Nous avons finalement reçu cent quatre vingt
partitions. Nous avons donc dû effectuer une présélection, réduisant le tout à vingt pièces, que nous avons travaillées à Gstaad pendant une semaine, avant de décider d'en créer cinq ou six dans le cadre d'un concert, puis d’en
enregistrer deux ou trois. Le projet initial était de réaliser deux CD, un
uniquement avec de la musique moderne, l’autre avec des pièces plus connues. Mais il s’est finalement avéré que l’un des disques risquait d'être trop court. Du coup, celui
qui en est résulté dure plus de quatre-vingt minutes. Ce projet est très beau parce qu’il est le fruit d’une création qui nous
a pris beaucoup de temps. Nous l’avons enregistré en quatre ans. Ce qui est long.
En fait, dès que nous étions prêtes et que nous en avions envie, nous
enregistrions.
B. S. : Comment votre éditeur
a-t-il réagi ?
S. G. : Nous avons tout fait nous-mêmes. Nous tenions à ne dépendre de personne. Nous avons tout
apporté à Alpha, clef en main. Avant de proposer nos enregistrements, nous avons
réfléchi sur le choix de l’éditeur parce que je me suis dit que Sony, qui est
effectivement mon label, risquait pour la musique moderne de ne pas faire la promotion nécessaire à la diffusiuon de la musique de notre temps, ce qui est dommage. Quand j’ai commencé chez Sony, j’étais jeune encore, au bout du
troisième CD je me suis lancée dans un combat difficile
parce que j’étais jeune. Je ne remercierai jamais assez le ciel toute
ma vie d’avoir eu une famille attentive ayant les pieds sur terre, un mari qui est tellement critique avec moi, et mon professeur avec qui je travaille en ce
moment le Concerto de Witold Lutoslawski. C'est merveilleux d’avoir quelqu’un qui donne des repaires. Il est important d’avoir des critiques faites
avec amour. On a certes du mal à accepter dès l’abord, mais une foi digéré, on se dit qu'il a effectivement raison. On doit passer de l’autre côté
du miroir pour se réécouter, mais à cette fin il faut pouvoir avoir des oreilles attentives et atentionnées, et accepter leurs jugements. Et surtout avoir la chance de ne pas être mis sur un piédestal, mais d'être poussé à rester soi-même.
B. S. : Quelle est la durée
de votre résidence à Radio France ?
S. G. : Une saison. De septembre 2021 à avril 2022. Mais je ne
connais pas encore la date de la création du Concerto de Francisco Coll, comande de Radio France. Je pense que
ce sera vers octobre. J’ai la partition quasi complète, mais seulement
la partie du violoncelle solo. Les parties d’orchestre et le conducteur ne nous
sont pas encore parvenus.
B. S. : Radio France a-t-elle
financé seule cette commande ?
S. G. : C’est un peu plus compliqué. Connaissant Francisco
Coll depuis longtemps, nous avons commencé à l’envisager entre nous, et je lui
ai dit que s’il avait envie de le faire, j’essaierais d'avoir Radio
France avec moi. En effet Radio France en a financé une grande
partie. Je pense néanmoins qu’un autre orchestre s’est engagé en coproduction,
le Kammerorchester de Bâle. Avec ce dernier, nous avons en effet une tournée en
2023. Le 24 septembre, je donne le Concerto
n° 2 de Chostakovitch que je viens de jouer dans le cadre d’une tournée
avec Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France en Allemagne et en
Autriche. Nous sommes donc bien préparés. Le 26 septembre, un concert de musique de chambre est
programmé avec des musiciens de l’Orchestre Philharmonique que j’ai dédié au violoncelle
virtuose du XIXe siècle… En fait, on parle toujours de Paganini pour
le violon, mais pour le violoncelle, à part Leonard Rose, il faut chercher longtemps
avant de trouver un musicien de la réputation du virtuose italien. Pour ce concert, je me suis pris
de passion pour le Belge Adrien-François Servais. Sa musique est tellement jolie. Il est
injustement négligé. Personne ne le joue, ce qui est injuste. Il était un professeur
incroyable en son temps. Il y a beaucoup de compositeurs violoncellistes comme lui,
et il est étonnant qu’il s’en trouve un si grand nombre qui soient négligés. Certains de mes collègues français ont fait des recherches, mais trop peu. Ces
œuvres ne sont presque pas programmées. Je dois dire qu’elles ne sont pas faciles et
qu’il faut les travailler. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’elles ne
sont pas jouées. Mais le même type d’œuvres pour le violon est joué, alors
pourquoi pas les violoncellistes ?
B. S. : Peut-être les
violonistes sont-ils plus courageux…
S. G. : Peut-être… Mais je me suis tellement passionnée pour
cet Adrien-François Servais,… J’ai déjà joué de lui une Fantaisie que m’avait présentée mon professeur Monighetti quand
j’avais 13 ans. Voilà un an environ, j’ai fait en Belgique, au milieu de
la Covid-19, un concert filmé. Sachant que la Fondation Servais est à Hal, je
l’ai contactée. Un monsieur qui sera au concert du 26 septembre connaît
tout de Servais : il écrit des livres sur lui, connait la moindre de ses lettres... Cet homme est un puits de science, chaque fois que
j’ai quelque chose à lui demander sur Servais je le vois ou lui téléphone. Il est captivant,
sa culture est incroyable, Servais est sa passion. Je lui ai
annoncé que j’allais faire à Radio France Souvenir
de Spa, et il a attiré mon attention sur les arrangements d’opéras de
Servais. L’idée qui a gouverné ce projet a été de réunir l’orchestre et moi en soliste
en évitant de jouer le sempiternel Septuor
de Beethoven, juste un grand groupe et le violoncelliste solo au centre. Il est
très difficile de combiner un soliste avec un orchestre pour faire de la
musique de chambre, du moins un violoncelliste. Ce serait moins le cas si je jouais
du violon ou du piano, deux instruments qui ont beaucoup plus de répertoire. Sur
mon initiative, Nicolas Beldeyrou, clarinettiste solo de l’Orchestre
Philharmonique de Radio France, a réalisé un arrangement de l'ouverture de Guillaume Tell de Rossini. J’avais en
effet lancé en vue d’un nouveau festival à Lugano avec la Radio Suisse Italienne,
un projet que j'ai jugé novateur. Un festival que j’ai créé par hasard, à la suite de la
proposition de cette radio d'une résidence d’une semaine ou d'un mini-festival. Au
début, pensant festival, il fallait que ce soit quelque chose de
vraiment nouveau. Le résultat est que cette manifestation est assez
exceptionnelle, parce que nous répétons au début de la semaine avant de donner
le week-end deux ou trois concerts, tous les musiciens restant du début
à la fin. Cette année, malgré l’absence de tout public, nous avons produit un
programme où le violoncelle est sollicité comme une chanteuse d’opéra. Dans ce cadre, nous avons donné l’ouverture Guillaume Tell dont j’étais la soliste,
puis le Concerto et un grand solo de l’ouverture
le Roi d’Ys de Lalo. Nous avons prévu l’Octuor d’Enesco pour l’édition 2022 auquel je pense dès maintenant
parce qu’il me faut trouver les huit personnes pouvant travailler sept jours ensemble en continu.
B. S. : La musique de
chambre est l'une de vos passions…
S. G. : Infiniment, comme vous le voyez. J’organise depuis seize
ans le festival du Solsberg en Suisse, non loin de chez moi. Faire de la musique
avec des amis, s’adresser à un public venant de Mulhouse et Bâle jusqu’à
Freiburg-am-Brisgau puisque nous donnons des concerts en Allemagne et en
Suisse avec l’intention d’aller en France, l’Alsace étant très
proche, dans une église merveilleuse, mais le problème est que durant la même
période elle est fermée. L’idée est d’inviter des artistes dix jours et jouer
avec eux dans ces trois pays. L’édition 2021 est la première à s’être
échelonnée sur dix jours, les précédentes étaient réparties sur quatre week-ends,
c’est-à-dire du lundi au jeudi nous répétions, et du jeudi soir au dimanche
nous jouions les nouveaux programmes, couvrant du baroque au moderne dans
l’ordre chronologique des dates : le premier week-end la musique baroque,
le deuxième classique, le troisième romantique et le quatrième moderne. Mais
créer un tel événement chaque année s’avère compliqué. Trouver le temps,
personnellement, ajouté à tous mes concerts, j’ai essayé, ça a fonctionné
un an... Ce n’est pas seulement l’organisation, je joue presque à tous les concerts, il me
faut donc disposer d’un mois pour assurer le tout…
B. S. : Combien de concerts donnez-vous chaque année ?
S. G. : J’ai pas mal réduit la voilure. Je ne sais pas combien j'en fais maintenant… Ce doit être autour de cent quatre vingt dix. Ce qui
n’est quand même pas rien. Mon activité a recommencé en mai. Depuis, j’ai donné trente-huit concerts. Ce qui est beaucoup.
B. S. : Comment vous
organisez-vous pour travailler en amont des concerts ?
S. G. : Je planifie le plus précisément possible mon
programme. Là, par exemple, j’ai une lourde semaine en perspective, et je
travaille en conséquence. Je sors d’une période épuisante, avec
tous les concerts que j’ai donnés. Et le programme du 26 septembre assez sollicitant parce qu’il y a beaucoup de choses nouvelles, Souvenir de Spa, je l’ai certes travaillé mais
pas encore joué en concert, l’ouverture de Guillaume
Tell est très mignon mais est un arrangement pour lequel il nous faut tous nous
retrouver ; le 24 septembre, le Deuxième Concerto de Chostakovitch est passionnant mais il est
d’une profondeur telle que si l’on veut vraiment y entrer, il faut s’y investir complètement, et heureusement que l’orchestre et moi l’avons beaucoup donné ensemble. Immédiatement après ce concert, je pars avec Klaus Mäkelä à Oslo avec Schelomo d’Ernest Bloch, et entre les deux je joue le Concerto de Camille Saint-Saëns avec le
Basel Kammerorchester. Bref, j’ai une semaine terrible.
B. S. : Ce sont des œuvres
que vous maîtrisez déjà…
G. S. : Oui, mais il me faut m’y plongr corps et âme. Il ne
s’agit pas de les jouer mécaniquement. En concert, on n’est pas investi de la même
manière dans les œuvres que lorsqu'on les travaille, même celles que l’on connaît le mieux. J’ai pu donner
un concert après la pandémie en août-septembre 2020, quand les salles ont
rouvert brièvement, avant que toutes referment le mois suivant. J’avais trois concerts
à Munich avec le Münchner Philharmoniker dirigé par Valery Gergiev. J’ai
beaucoup joué avec lui, mais c’était la première fois de ma vie que je donnais
le Concerto n° 1 de Chostakovitch.
Nous avons répété quatre jours, et il en est résulté le plus beau concert que
nous avons fait ensemble. J’ai travaillé cette œuvre une semaine entière, lui
consacrant toute mon âme, mon esprit, mes pensées, mon temps, et je me suis dit : « C’est fini, je ne veux plus jouer autant ». C’était la pandémie, une
catastrophe pour tout le monde, et j’ai eu si peur que j’ai fait exactement le
contraire d'août de l’année dernière, où je n’avais pas travaillé, remettant
mon travail à plus tard, me disant que je verrai comment ce sera le moment venu,
et que d’ici là je devais me créer un peu d’espace… Après, je n’ai plus eu de
concerts du tout, ou presque. Ce n’était donc pas très concluant. Au bout d’un
moment, je me suis dit que cet été 2021 j’allais jouer. Je ne sais pas ce qui va se
passer maintenant, mais je n’ai pas souffert de la Covid-19 parce que j’ai eu le temps de faire ce que je voulais faire : me
reconstruire. Et c’était extraordinaire. En revanche, il est vrai que la
qualité d’un concert est bien meilleure quand on a le temps d’y entrer, moi qui ne
travaille pas d’un claquement de doigts. Quand je sais par exemple que j’ai le temps, comme je le fais depuis toujours quelles que soient les œuvres,
je prends les oeuvres en début de semaine, et je travaille un mouvement par jour, trois à quatre heures sans discontinuer. Dans chaque mouvement de ce Concerto n° 2 de Chostakovitch, il y a une telle
pensée, que je reprends la partition comme si je ne l’avais jamais lue, et ce
travail me remplit davantage que les concerts, ou de lire des partitions
tout le temps. Jouer des nouvelles pièces est intéressant mais si je n’ai pas
le temps d’y entrer cela ne vaut pas la peine. C’est pourquoi, à l'issue d'un travail
de longue haleine, je me sens souvent vidée.
B. S. : Par exemple le Concerto de Wolfgang Rihm…
S. G. : Pour le Wolfgang Rihm, j’ai eu beaucoup de temps. Je
l’ai appris pendant un mois et demi. Je n’ai presque rien fait d’autre. J’ai
joué d’autres pièces à côté mais peu, peut-être deux concerts. Le reste du
temps je n’avais que le Rihm en tête. J’ai commencé de A à Z, je le voyais chez lui,
nous avons travaillé ensemble.
B. S. : A quel moment de
votre travail sur une œuvre nouvelle voyez-vous le compositeur ?
S. G. : Pour le Concerto de Rihm j’ai commencé très en amont. Il a amené sa partition avec lui à Lucerne, la seule partie du violoncelle. J’étais artiste en résidence au festival 2018, et il en était le compositeur en résidence depuis la mort de Pierre Boulez. Comme nous étions présents tout le temps, nous avons eu la latitude de nous voir. La partition était déjà terminée. Je l’ai prévenu que je n’avais pas encore commencé à travailler, il m’a dit que ce n’était pas grave, et nous nous sommes assis autour d’une table. Nous avons regardé la partition, que j’avais un peu analysée et voyant un certain nombre de notes très haut placées, je me demandais comment les atteindre - parfois les compositeurs disent « oh mais ça ne marche pas, on va changer » [énorme éclat de rire], mais pas lui. Il m'a dit : « Si tu pose le quatrième doigt avec celui-là, tu vas voir, tu vas y arriver ». Je rentre chez moi, me disant « je vais tout de même regarder. » Il connaît le violoncelle par cœur ! Avec lui, il n’y a rien, absolument rien qui ne soit pas réfléchi, à sa juste place. Il est le seul compositeur avec qui j’ai travaillé à avoir une telle connaissance de l’instrument.
B. S. : Combien de temps
travaillez-vous votre instrument chaque jour ?
S. G. : J’aime travailler. Je ne m’ennuie jamais. En fait,
sincèrement, je préfère le travail en amont du concert que le concert en soi. C’est un amusement constructif. En fait, ce que j’aime voir ce sont
les changements, les améliorations, comme un puzzle qui prend forme peu à peu, et surtout ce qui est le plus difficile et le plus extraordinaire est que plus je reviens sur les pièces que j’ai jouées, plus je m’amuse à découvrir des choses que je n'avais pas vues. Je suis de nature curieuse, mais je suis encore beaucoup plus
curieuse de reprendre les pièces que j’ai déjà jouées ou que peut-être je n’ai
pas encore jouées mais qui ont été beaucoup jouées, surtout pour le plaisir de
redécouvrir des choses.
B. S. : Les grands
classiques du violoncelle avec orchestre, il n’y en a pas des masses. Reprendre
mille fois le Concerto de Dvorak, certes un chef-d’œuvre
absolu, il faut chaque fois trouver du nouveau pour éveiller l’attention. Comment
vous y prenez-vous pour remettre cent fois sur le métier un tel ouvrage ?
S. G. : Ce n’est pas facile. En fait je n’ai pas souvent
accepté de jouer les Variations Rococo
de Tchaïkovski et le Concerto de
Dvorak. J’en avais assez, pour tout dire. Ils m’étaient demandés constamment.
Je me suis donc focalisée sur d’autres pièces. Par exemple, il y a deux ans, en
2017-2018, je me suis dédiée aux deux Concertos
de Bohuslav Martinu. Je les ai joués partout. L'extraordinaire est que Martinu a réalisé trois versions de son Concerto n° 1. La première est beaucoup plus dense que les deux
autres. Il y a des passages injouables, mais ce qui est très intéressant est de travailler les trois versions, parce qu’il y en a une qui est trop vide, comme
si on avait dit au compositeur que ce qu'il avait écrit était impossible à faire, ce qui regrettable parce
qu’on perd énormément en polyphonie, surtout dans les cadences, il y a créé une
telle polyphonie que l’on entend l’instrument d’une façon complètement différente,
parce que ce n’est plus un violoncelle solo mais un orchestre entier à lui tout
seul. J’ai fait un mix des trois versions, parce que les cadences sont très différentes d’une version à l’autre, et elles sont toutes aussi intéressantes. Certains de mes confrères jouent la deuxième
version parce qu’effectivement elle est plus riche, mais des passages ne
sonnent pas beaucoup, si bien qu'il est regrettable de se focaliser sur une seule
cadence. Néanmoins, je pense que la première est faisable, je vais
y arriver, mais pour le moment je me suis bâti une cadence intermédiaire synthétisant les trois
versions, et je l’a-do-re. Du coup, tous les
enregistrements que j’ai entendus ne sont pas bien captés [Sol Gabetta chante
en appuyant les traits], ce qui est regrettable. Et en réalisant ce mixage de
cadences, je me suis dit que ce concerto est exceptionnel, et ce que j’ai fait
est tellement adapté à ma personnalité, qu’il me semble être mon propre langage,
peut-être plus que celui de Martinu.
B. S. : Avec une telle
pensée, comment se passent vos relations avec les chefs d’orchestre ? Adhèrent-ils
facilement à vos choix ?
S. G. : Pas tous [rires]. C’est pourquoi j’ai une marge réduite.
Les concerts que je choisis d’accepter le sont beaucoup par rapport au chef
d’orchestre. De plus en plus. Soit le chef m’intéresse, soit je ne fais pas.
B. S. : L’orchestre
aussi, un peu, quand même ?
S. G. : Effectivement, mais l’orchestre sans le chef c’est la
même situation, il est lui aussi bloqué avec un chef qui ne marche pas avec lui.
Si le chef un ego surdimensionné il est impossible de créer quelque chose, pour le soliste autant que pour l’orchestre. En fait, il faut que l’orchestre et le chef forment un duo, et du coup cela devient extraordinaire parce qu’on n’a pas
trois substrats à mettre ensemble, cela devient une équipe. Et cela fonctionne à la perfection. Une situation exceptionnelle s’est concrétisée avec l’enregistrement
le printemps dernier, avec François-Xavier Roth et Les Siècles, donc cordes en
boyaux, pour les deux Concertos de
Saint-Saëns et le Concerto de Lalo
pour un disque qui devrait paraître en 2023-2024 dans le cadre de l’année Lalo. Nous n’avons pas encore le résultat, mais la semaine d’enregistrement a été extraordinaire. Le
montage n’a encore été fait, Je ne sais donc pas comment le tout va
sonner, mais cet enregistrement a été un vrai bonheur...
B. S. : N’avez-vous donc pas
fait de raccords en fonction du résultat ?
S. G. : Je ne sais rien du résultat, pour le moment. Mais la semaine a
été extraordinaire. François-Xavier Roth est formidable. Les Siècles aussi,
jouant ce répertoire avec les cordes en boyaux filés. Ce qui m’a conduite à
jouer mon second violoncelle, le Stradivarius « ex-Bonamy Dobree-Suggia »
de 1717 - mon premier est un Matteo Goffriler de 1730 monté façon moderne.
B. S. : Vous disposez donc
deux violoncelles ?
S. G. : Oui. Le Goffriler et le Suggia. Née en 1885,
morte en 1950, Bonamy Dobree-Suggia était une élève de Pablo Casals à Paris de
neuf ans sa cadette, une violoncelliste portugaise à l'immense talent.
Cela même avant de venir en Espagne avec son père demander à Casals des cours de
violoncelle. Ils
ont créé ensemble plusieurs concertos à deux violoncelles. Tout le monde
pense qu’elle était sa première femme. J’ai fait pas mal de recherches, et j’ai
découvert qu’en fait ils ne se sont jamais mariés. On dit même qu’elle a été
enceinte de lui, mais comme à cette époque-là elle était
célébré partout dans le monde, elle a décidé de ne pas mettre au monde son enfant. En fait, grâce à cette
relation, quantité de pages pour deux violoncelles ont été écrites. C’est
apparemment elle qui est partie parce qu’elle n’a finalement pas eu l’enfant,
et pour Casals ce fut un drame, et il y a eu cassure. Il n’a plus jamais parlé
d’elle. A cette époque-là, si une violoncelliste de son niveau se mariait avec
quelqu’un du gabarit d’un Casals, elle disparaissait. Séparée, elle a fait une très
belle carrière. Elle jouait un
Stradivarius de 1717, qui porte aujourd’hui le nom d’ex-Guilhermina Suggia.
B. S. : Tous ces
Stradivarius qui dorment dans les musées, cela ne vous attriste-t-il pas ?
S. G. : Non. Comme vous le dirait mon mari, comme ça
ils sont moins détruits [rire aux éclats]. Vous savez, à force de monter le
diapason, un jour les instruments vont finir par ne plus le supporter. Il est donc plus
intéressant de jouer le Stradivarius en le descendant à 430. Avec Isabelle
Faust, nous avons fait cette année, elle avec son Stradivarius moi avec le mien
et avec Kristian Bezuidenhout au hammerflügel, les Trios de Schubert à 430, une vraie merveille. C’est ainsi qu’à mon
avis l’instrument est à son summum. On peut aller jusqu’à 440, mais ces
Stradivarius sonnent presque mieux à 430. Je réserve donc le mien pratiquement au répertoire baroque ou au jeu à l’ancienne. Boyau, boyau filé, sans pique, mais pas plus. Donc Chostakovitch avec le Goffriller, Schumann en fonction de
l’orchestre. C’est trop merveilleux d’avoir un instrument précisément adapté
à ce que l’on joue. J’en rêvais depuis des années.
B. S. : Les deux instruments
que vous jouez vous appartiennent-ils ?
S. G. : C’est impossible ! Très peu de musiciens
peuvent s’en acheter, maintenant. A moins d’avoir une très riche famille… Le
Stradivarius m’est prêté depuis 2020 par une fondation suisse, la Fondation
Habisreutiger, le Goffriler est mis à ma disposition par l’Atelier Cels de Paris.
Se procurer de tels instruments à cordes est devenu une folie. Ce qui est vraiment dommage pour nous autres, musiciens, parce que ce serait merveilleux d’avoir notre propre
instrument, même si ce n’est pas un Stradivarius.
B. S. : Il suffit que vous
vous fâchiez avec votre mécène, et il vous faudrait rendre l’instrument…
S. G. : Ce qui explique pourquoi je n’apprécie pas trop cette
situation. Il peut arriver n’importe quoi, comme des mécènes qui souhaiteraient annuler nos contrats. C’est pourquoi je me dis qu’il me faut posséder mon propre instrument. Je suis en train de réfléchir pour acquérir un violoncelle bien
à moi.
B. S. : Est-il aisé
d’obtenir un crédit bancaire pour une telle acquisition ?
S. G. : C’est très difficile. Parce que les banques prêtent
davantage pour une maison ou quelque chose de fixe, mais ne veulent
pas pour les instruments. C’est extrêmement compliqué. Seule possibilité, avoir
du cash.
B. S. : Les assurances
doivent être exorbitantes !
S. G. : Les annuités de mes deux assurances sont énormes. Mais si je joue mes instruments cela vaut la
peine. Mais avec la Covid-19 c’était terrible parce qu’il y avait toutes les
assurances à payer tandis que les instruments ne bougeaient pas… La vie
continuait normalement tout en ne continuant pas. C’était compliqué. Et je ne
parle pas des archets, qui me sont une vraie passion. L’archet peut changer le son à cent pour cent. Je possède quinze archets. Tout l’argent que je
gagne depuis les concours je l’investis dans les archets. Eux, ils sont vraiment à moi,
contrairement à mes instruments. C’est tellement incroyable comme ils peuvent
changer le son, la façon de jouer. Je choisis l’archet en fonction de
l’œuvre, du lieu…
B. S. : Comment faites-vous
alors quand vous jouez dans des endroits que vous ne connaissez
pas ?
S. G. : J’en ai toujours quatre dans la boîte de mon
violoncelle. J’ai un très beau Peccatte, un Frank Loos plus ou moins de
l’époque de Peccatte, j’ai un Voiron qui est beaucoup plus léger, et je suis en
train d’en acquérir un autre, l’archet d’Anner Bylsma qui sera mon deuxième
Peccatte. Etonnement, j’ai deux Peccatte très différents. Le bois est capital, et non le crin, qui est adaptable, mais l’étonnant ce
sont les baguettes qui ne sont jamais semblables. Par exemple, la baguette de
mon premier Peccatte est beaucoup plus souple, plus ronde que celle de Bylsma,
qui a un talon et une pointe bien plus lourds, ce qui fait que la baguette tient beaucoup mieux. Pour certaines choses c’est extraordinaire, le legato, les traits du Dvorak marchent très bien avec. Dès que c’est
un peu rapide, et qu’il y a du rebond d’une corde à l’autre ce Peccatte a plus
de difficultés, le rebond est moins bon parce que la baguette est plus raide au
centre. Ce qui explique pourquoi j’ai toujours plusieurs archets avec moi. Je les choisis surtout en fonction du répertoire. J’essaye en cours de répétition de
trouver le meilleur, et si je vois que ça ne marche pas, j’en essaye
immédiatement un autre jusqu’à trouver le mieux adapté.
B. S. : Jouez-vous sans
pique ?
S. G. : Effectivement, j’ai joué ainsi toute la tournée de Cecilia
Bartoli, à l’époque où je jouais un Guadagnini, un très bel instrument. Pour
moi, c'était très difficile parce que je n’avais jamais joué sans pique auparavant.
Pendant deux ou trois ans, je me limitais à essayer de le faire chez moi, mais au concert
je paniquais tant je craignais que le violoncelle m'échappe. C’était la panique au
sens propre du terme. Je ne pouvais pas. J’ai donc toujours mis une pique.
Maintenant, cela dépend des circonstances. Je ne saurais pas faire par exemple
les Saint-Saëns, je n’ose pas. J’ai peur que ce soit
trop long pour moi…
B. S. : Les violoncelles du
temps de Saint-Saëns n’avaient-il pas de pique ?
S. G. : Bien sûr que si. Et ce serait ridicule de s’en priver
dans ce type d’œuvres. Mais quand je vais les faire avec Les Siècles,
effectivement eux jouent sans pique en accompagnant Saint-Saëns. Qu’est-ce que
l’authenticité, en fait ? A l’époque, les choses changeaient d'un
claquement de doigts. Quand on parle de diapason, on oublie qu’à Venise Vivaldi
était à 440-445. Aucun diapason n’obéissait à une norme internationale. Il est donc sans fondement de revendiquer cette notion. Je ne suis pas obnubilée par cette question
parce que l’essentiel est qu’un instrument sonne mieux dans certains
répertoires, que je me sente à l’aise et que tout fonctionne. Mais je ne vais
pas jouer du Saint-Saëns sans pique si je ne me sens pas bien. Même Haydn,
je ne l’ai pas encore fait sans, mais avec une petite pique en bois. Je fais
non pas par obligation ou par contrainte, mais pour ma propre expérience. Avec
Il Giardino Armonico, j’avais fait un Concerto
de Carl Philip Emmanuel Bach, à l’époque je ne jouais pas sans pique, alors on en
a mis une petite en bois, il vaut mieux jouer que ne pas jouer.
B. S. : Le son n’est pas tout
à fait le même, quand vous serrez les jambes contre l’instrument pour le
retenir, cela étouffe plus ou moins le son…
S. G. : Le seul qui n’étouffe pas, je ne sais pas comment il
fait parce qu’il a un son extraordinaire, est Christophe Coin. Il tient le
violoncelle très droit, comme à l’époque. En fait, avec les autres violoncellistes, comme avec moi, l'instrument est plus plat, plus loin du corps que
lui. Le son de Coin est vraiment fantastique. Je ne sais pas comment il fait.
B. S. : Combien de concerts donnez-vous
dans le cours de cette résidence à Radio France ?
S. G. : Je joue les deux concertos de Saint-Saëns dans une
même soirée, en novembre, au début de ce même mois j’ai un récital avec Patricia
en duo, après il y a le Double de
Brahms avec Hilary Hahn, la création du Concerto
de Coll, et je pense que c’est tout. Ce qui fait cinq concerts. Soit deux par
trimestre.
B. S. : Avez-vous d’autres
obligations ? Par exemple participer à des émissions de radio, des
missions pédagogiques ?...
S. G. : Ce ne sont pas des obligations, mais un plaisir. Il est
toujours très intéressant de faire une vraie collaboration. Si cela m'est proposé, effectivement je serais enchantée que des jeunes assistent à des
répétitions. Toute la semaine prochaine, je vivrai presque entièrement à Radio
France. C’est passionnant, parce que du coup il y aura plein de gens avec les
musiciens d’orchestre qui vont écouter, notamment
des écoles. Il ne m’a pas été demandé davantage pour le moment, mais cela va de
semaine en semaine, en fait. Effectivement, chaque jour quelque chose de
nouveau peut se produire, il y a beaucoup d’émissions. Je fais tout cela avec joie. Je pense qu’ils vont essayer de me consacrer une journée entière
pour mes 40 ans.
Propos recueillis par Bruno Serrou
Vendredi 10 septembre
2021, Paris XIVe
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