Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Elena Stikhina (Iaroslavna), Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Du Prince Igor, le grand
public ne connaît en France que la suite des Danses
polovtsiennes, une véritable
« scie » des concerts dominicaux des orchestres associatifs de la
capitale. L’on sait peu du reste de l’opéra, à l’exception de l’ouverture. Il s'agit pourtant d'un opéra politique parmi les plus évocateurs de l’âme russe, avec des chœurs aussi
somptueux que ceux écrits par Moussorgski dans Boris Godounov et La Khovantschina…
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Il faut dire que son auteur,
Alexandre Borodine (1833-1897), est lui-même occulté par deux de ses compagnons
du Groupe des Cinq russe, Modest Moussorgski bien sûr, et Nikolaï Rimski-Korsakov, ce
dernier étant celui qui à la fois aura fait le plus pour que ses comparses
soient reconnus et nuit le plus à leur réputation en portant des jugements si
négatifs sur leurs aptitudes d’orchestrateurs qu’il en retoucha les œuvres sans
craindre de les trahir. Accaparé par ses obligations de médecin et de chimiste, Borodine est princumpalement célébré par les connaisseurs pour seuls Quatuor à cordes
et Symphonie n°2 qui sont entièrement de
sa main.
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
A sa mort en effet, Borodine,
également auteur du livret inspiré Vladimir Stassov et du Dit de l’ost d’Igor, a laissé son unique opéra inachevé. Si bien qu’à l’instar
des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, les versions utilisées varient
considérablement. Celle proposée par l’Opéra de Paris pour sa première
production maison (1) se fonde sur la version originale de 1890 en quatre parties
dont le troisième acte, qui n’est pas de la main de Borodine, a été retiré et à
laquelle est intégré le second monologue d’Igor orchestré par Pavel Smelkov.
Cette version reprend l’orchestration de Rimski-Korsakov et celle d’Alexandre
Glazounov. Le trio entre Igor, son fils et Kontchakovna de l’acte supprimé a
été intégré, alors que l’ouverture porteuse des thèmes de l’opéra mais
transcrite par Glazounov, a été placée entre les deuxième et quatrième actes, cette
ouverture étant remplacée ici par le prologue, tandis que le second monologue d’Igor
plongeant dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la noirceur de Boris Godounov de Moussorgski a été intégré au quatrième acte…
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
La distribution est remarquable,
jusqu’aux rôles secondaires. Jusqu’aux deux soudards opportunistes qui,
rappelant Missail et Varlaam, assurent de jubilatoires intermèdes comiques,
tous les protagonistes donnent toute la dimension de cette partition composite.
Vaincu par les Tartares, atteint dans son honneur, écarté de celle qu’il aime,
l’Igor d’Ildar Abdrazakov est un être déchiré, torturé, pénétrant qui n’est pas
sans relations avec le Boris de
Moussorgski. Au côté de cet Igor exceptionnel, la sublime Iaroslavna d’Elena
Stikhina, lumineuse actrice au timbre clair, rayonnant, à la voix ample et
colorée, à la musicalité étincelante. Remarquablement campé par Vasily Efimov, Ovlour
devient ici un Innocent façon Boris Godounov. Irina Kopylova est une
Jeune Polovtsienne tout aussi fragile au timbre joliment juvénile, Anita
Rachvelishvili est une ardente Kontchakovna, et, malgré sa façon de détimbrer
dans les changements de registres entre l’aigu et le grave qui donnent le sentiment
de deux voix différentes, la mezzo-soprano géorgienne saisit par sa force et
sa conviction. L’on regrette que le Prince Galitski soit réduit au seul
deuxième acte tant Dmitry Ulyanov brille dans cet emploi de brute imbu de lui-même.
Pavel Cernoch est un prince Vladimir fringant.
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
L’ampleur extraordinaire de
l’écriture chorale de Borodine permet au Chœur de l’Opéra de Paris,
particulièrement sollicité, de s’illustrer pleinement en incarnant avec une
souplesse exceptionnelle la noblesse et la lâcheté, les lamentations et
l’héroïsme. L’Orchestre de l’Opéra de Paris brille de tous ses feux, exaltant
des sonorités foisonnantes avivé par la direction à la fois singulièrement énergique,
ferme, flexible et nuancée de Philippe Jordan qui suscite mille couleurs et
offre à cette partition toute sa richesse et abondance de timbres, sa violence,
sa douleur, sa force, sa beauté stupéfiante.
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Dmitry Ulyanov (Prince Galitski) Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Animée par une direction d’acteur
réglée au millimètre, exacerbée, chamarrée, athlétique, la mise en scène de
Barrie Kosky, directeur artistique du Komische Oper de Berlin qui fait ses
débuts à l’Opéra de Paris. Kosky, qui sait indubitablement faire bouger les
foules, susciter constamment l’intérêt, présente un Prince Igor dans l’air du
temps, transposant l’épopée qui relate la bataille perdue en 1185 des Russes
contre les Tartares polovtses venus d’Asie centrale dans notre temps aux images
emplies de clichés exploitées ad noseum qui plongent dans un univers
sordide, hanté par des oligarques répugnants de vulgarité et de soudards en
treillis d’une trivialité primitive qui usent de leurs kalachnikovs avec
délectation, faisant du généreux khan tartare vainqueur d’Igor un geôlier
sadique en lieu et place du despote éclairé prévu par Borodine qui, au deuxième
acte laisse libre cours à sa violence dans un sous-sol éclairé de néons bourré
d’instruments de torture. Une débauche de treillis et de violence gratuite,
comme cette nonne victime d’un viol collectif autour d’une piscine de villa
pour oligqarches.
Alexandre Borodine (1833-1897), Le Prince Igor. Ildar Abdrazakov (Prince Igor). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Une violence corroborée par la bestialité de la chorégraphie
d’Otto Pichler des Danses polovtsiennes qui entrent en résonance _avec le Sacre
du printemps. Pourtant, deux beaux moments pouvaient laisser espérer
un bonheur total, le premier placé au début du prologue, où l’on voit le Prince
Igor encore au pouvoir s’exprimer sur un trône creusé dans le chœur d’une église
entièrement dorée, et le segment de route perdu dans la brume qui clôt le
troisième acte qui symbolise la défaite d’un monde qui a tout perdu à l’exception
de la notion d’amour.
Bruno Serrou
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