Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. De bas
en haut : Chloé Briot (la Femme), Yael Raanan-Vandor (la Voisine),
Enguerrand de Hys (le voisin), enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra
Comique, Guilhem Terrail (le Narrateur). Photo : (c) Stéfan Brion
L’opéra que l’on a cru mort voilà
encore un quart de siècle ne cesse de ressusciter. Trois premières mondiales en
terres francophones en une semaine. Deux au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/pascal-dusapin-propose-bruxelles-un.html(1)),
la troisième à Paris, à l’Opéra Comique. Toutes les trois particulièrement attendues.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Boris
Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille). Photo : (c) Stéfan Brion
Salle Favart, L’Inondation de l’Italien Francesco
Filidei (né en 1973) sur un livret du Français Joël Pommerat (né en 1963) n’aura
pas déçu. La première, vendredi, a même été triomphale. Le travail réalisé par
l’équipe réunie par le directeur de l’Opéra-Comique, Olivier Mantéi, voilà près
de trois ans se sera avéré pour le moins fructueux. Pour son deuxième opéra
après Giordano Bruno créé voilà tout
juste trois ans à Strasbourg (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/09/avec-giordano-bruno-son-premier-opera.html)
sur son propre livret, Francesco Filidei s’est vu associer par la direction de
l’Opéra Comique à un librettiste. Et pas n’importe lequel, car il s’agit
de l’un des plus brillants metteurs en scène et auteurs dramatiques français,
Joël Pommerat, qui, après avoir adapté des pièces de théâtre pour la scène lyrique,
signe ici son premier livret d’opéra. Les deux hommes ont travaillé ensemble
plus d’un an à l’écriture de leur premier opus commun dans les murs de Favart,
en compagnie parfois des chanteurs et d’instrumentistes.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Norma
Nahoun (la Jeune Fille), Yael Raanan-Vandor (la Voisine), enfants de la
Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique, Chloé Briot (la Femme). Photo : (c) Stéfan Brion
Les deux auteurs ont porté leur
dévolu sur une courte nouvelle L’Inondation
de l’écrivain russe Evgeny Zamiatine (1884-1937) parue en 1929 (2), une
inondation autant physique, due à la crue d’un fleuve, que psychique, le drame
d’une femme meurtrière. Commençant sur le flash-back d’un assassinat, l’opéra
en deux actes conte l’histoire de petites gens, autour d’un couple sans enfant vivant
au rez-de-chaussée d’un immeuble et de leur voisinage immédiat dont la vie s’écoule
au ralenti, à l’instar de l’usine voisine, silencieuse, immobile sur les rives
d’un fleuve apparemment paisible. Une nuit d’automne pluvieuse, le couple
accueille une jeune fille vivant dans les comble et dont le père vient de
mourir.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Boris
Grappe (l’Homme), Norma Nahoun (la Jeune Fille), Cypriane Gardin (la Jeune fille
comédienne). Photo : (c) Stéfan Brion
Des liens de plus en plus intimes se nouent entre l’homme et l’adolescente,
et l’épouse est de plus en plus rongée par la douleur, par la jalousie et par
le ressentiment qui l’entraînent au bord du gouffre. Un jour de crue, tandis qu’une
inondation dévaste leur appartement, la femme se laisse submerger par ses
émotions. Hébergés par la famille du premier étage, chacun retrouve sa place, l’homme
et la femme de nouveau réunis la nuit sur un divan du salon, tandis que la
jeune fille partage la chambre des enfants. Lorsqu’ils regagnent leur
appartement, la femme finit par tuer sa rivale. Peu après, elle se découvre enceinte.
Une enquête pour disparition n’aboutit pas, et la vie reprend, malgré les
cauchemars et les tempêtes intérieures de la femme. Une petite fille naît, et
le couple se retrouve. Mais, hantée par le souvenir de la jeune fille, la femme
sombre dans un délire et finit par parler, et finit par en mourir…
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Boris Grappe (l’Homme), Chloé Briot (la Femme), Enguerrand
de Hys (le voisin), Cypriane Gardin (la Jeune fille comédienne). Photo : (c) Stéfan Brion
Plusieurs ateliers de création d’une
semaine ont été nécessaires pour que l’œuvre atteigne sa cohérence. La musique
de Filidei en est le ciment. Compositeur, librettiste-metteur en scène,
chanteurs ont travaillé à partir de la musique, qui a été préenregistrée, ce
qui a permis aux chanteurs et à Pommerat de se focaliser sur le jeu d’acteur et
sur le théâtre. Chaque matin, Pommerat arrivait au théâtre avec les dialogues totalement
écrits - la nouvelle n’en comptant que fort peu - d’une scène qu’il venait d’écrire,
et Filidei la découvrait en même temps que les chanteurs. « J’avais l’impression
d’être un peintre, c’est-à-dire de travailler face à un modèle, a déclaré le
compositeur sur France Musique. Il y a eu ensuite un très long travail d’orchestration,
mais les premières intentions musicales n’ont quasi pas changé depuis le début. »
Sur un livret en français qui incite à la déclamation debussyste, Filidei a
composé une musique aux élans lyriques typiquement italiens, ce qui rend l’œuvre
d’autant plus séduisante et convaincante.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Chloé Briot (la Femme), Norma Nahoun (la Jeune Fille). Photo : (c) Stéfan Brion
Gommant toute référence à la
Russie et à l’époque soviétique, Pommerat situe l’action de L’Inondation dans
un décor d’immeuble en coupe sur trois niveaux modestement meublé années 1950 soigneusement
réalisé par Eric Soyer, chaque « case » s’allumant en fonction de l’emplacement
de l’action. Le couple occupe le rez-de-chaussée, la famille de cinq personnes
le premier étage, tandis que le second est partagé entre le réduit où vivait la
jeune fille et où elle retrouve des garçons de son âge, et le studio occupé par
un policier-narrateur.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Chloé
Briot (la Femme), Boris Grappe (l’Homme). Photo : (c) Stéfan Brion
Sur le plan vocal, la partition
associe airs et récitatifs, l’italianita
du compositeur donnant au chant une suprématie que l’on ne trouve pas dans le Macbeth Underworld de Pascal Dusapin
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/pascal-dusapin-propose-bruxelles-un.html).L’écoulement
du temps est rendu palpable par les gaines électriques agitées par les cinq
percussionnistes, qui jouent également d’appeaux, de boîtes à vaches, de
sirènes à bouche, de ressorts, de papier de verre et à bulle, de fouet,
carillons à vent, de balle rebondissante, de casserole, de kazoo, de langue de
belle-mère, de couverts de table, etc. dont les bruits parcourent l’orchestre entier
aux sonorités somptueuses qui font vivre les matières organiques que sont les
animaux, le vent, le fleuve qui suscitent la montée des eaux et des tourments
psychologiques qui finissent par submerger la matière, les fluides, les
animaux et les êtres.
Francesco Filidei (né en 1973), L'Inondation. Chloé
Briot (la Femme), Vincent Le Texier (le Médecin). Photo : (c) Stéfan Brion
Cette crue incarnée par l’orchestre est magnifiquement maîtrisée
et nuancée par le chef argentin Emilio Pomarico, qui excelle dans cette musique
raffinée à la fois liquide et minérale. Animée par la direction d’acteur au
cordeau de Joël Pommerat, la distribution est d’une homogénéité remarquable, avec
la mezzo-soprano aux aigus rayonnants Chloé Briot hallucinante de douleur et d’angoisse
dans le rôle de la Femme, le baryton Boris Grappe au timbre clair, le ténor
Enguerrand de Hys en voisin, la Voisine Yael Raanan-Vandor aux graves charnus, Norma
Nahoun (doublée par la comédienne Cypriane Gardin) est une jeune fille au timbre
judicieusement juvénile auquel ceux des enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra
Comique donnent un juste écho, tandis que Vincent Le Texier campe un Médecin au
ridicule amplifié par les accents staccato de la clarinette basse d’un
Orchestre Philharmonique de Radio France riche en couleurs et d’une précision à
toute épreuve.
Bruno Serrou
1) L’Opéra Comique présente l’œuvre
de Pascal Dusapin du 25 au 31 mars prochain
2) L’Inondation de Zamiatine a été adapté au cinéma en 1993 par le
réalisateur Igor Minaiev, avec entre autres Isabelle Huppert
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