Péter Eötvös (né en 1944). Photo : (c) Garas Kalman
A soixante-quatorze ans, Péter
Eötvös est l’un des plus grands musiciens de notre temps. Homme de théâtre et
de cinéma, chef de renommée internationale dans un large répertoire, il est
l’un des compositeurs les plus originaux, mais aussi l’un des plus prolifiques
de la scène lyrique de ce début de XXIe siècle.
Après
ses études de piano et de composition à l’Académie Franz Liszt de Budapest,
Péter Eötvös s’est rendu à Cologne pour étudier la direction d’orchestre et
travailler avec Karlheinz Stockhausen, dont il a été un proche collaborateur,
avant de diriger à l’invitation de Pierre Boulez le concert inaugural de
l’Ensemble Intercontemporain dont il a aussitôt été nommé directeur musical,
jusqu’en 1991. Cette année-là, il fonde à Budapest l’International Eötvös
Institute and Foundation pour les jeunes chefs d’orchestre et compositeurs.
Premier chef de l’Orchestre de Chambre de la Radio Hilversum, premier chef
invité des Orchestres de Stuttgart, Göteborg et Philharmonique de Radio France,
il est avant tout compositeur. Il est notamment l’auteur d’une dizaine
d’opéras, le premier, Trois sœurs, étant considéré depuis sa création à l’Opéra de Lyon
le 13 mars 1998 comme l’un des chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe
siècle.
Péter Eötvös à sa table de travail à Budapest en mai 2009. Photo : (c) Bruno Serrou
Depuis que Péter Eötvös s’est
tourné vers le théâtre lyrique avec Trois
Sœurs composé en 1997 à l’initiative de l’Opéra de Lyon, ultime
chef-d’œuvre de l’opéra du siècle dernier, sept ouvrages scéniques lui ont été
commandés par les grands théâtres et festivals du monde. Deux projets sont
actuellement en voie de réalisation, l’un pour l’Allemagne, l’autre pour
l’Espagne, tandis qu’a été créé en janvier dernier, à Munich, le septième
d’entre eux, Tragödie des Teufels (Tragédie du Diable), adaptation de la Tragédie de l’homme du Hongrois Imre
Madach traduite en allemand et réactualisée par l’écrivain Albert Ostermaier.
Ses ouvrages sont régulièrement repris dans de nouvelles productions, ce qui
constitue une exception enviable dans la musique d’aujourd’hui.
Les sujets qu’Eötvös choisit ont
la puissance de l’archétype. Ils sont à la fois reflets de la société
contemporaine et mythes éternels. Les auteurs comptent parmi les plus éminents
de la littérature mondiale, les textes sur lesquels ses opéras se fondent étant
signés Tchekhov, Genet, Kushner, Sarashina, Garcia Marquez, Madach... Textes et musique sont
emplis d’émotion et d’humanisme, et ne sont pas dépourvus d’humour. La
profondeur et la vérité humaine des sujets ne peuvent que toucher intimement
nos contemporains qui trouvent matière à identification aux personnages. Le
talent d’Eötvös est de donner à chacun de ses ouvrages une spécificité propre
tout en l’insérant dans une cosmogonie d’une grande unité. Aujourd’hui, avec la
spatialisation et le multimédia, le théâtre lyrique lui permet de réunir tous les
modes d’expression artistique et d’intégrer les cultures du monde dans des
formes continuellement renouvelées, tout en étant attaché au cadre de l’opéra
classique.
Etre sensible et d’une
inventivité puissante, dirigé néanmoins par un pragmatisme qui permet à ses
œuvres, particulièrement ses opéras, une réalisation accessible à tout
interprète et institution théâtrale, Eötvös est aujourd’hui un référent
incontestable en matière de création. « La
composition a un aspect fonctionnel important. Il faut donc avoir le sens
pratique pour composer, dit-il. Il convient en effet d’être précis, de savoir
exactement comment arranger les choses pour les interprètes, non seulement
techniquement mais aussi psychologiquement. La musique électronique a une autre
façon de ressentir le temps. Les compositeurs électroacoustiques sont d’une
patience incroyable, ils peuvent attendre des mois avant de trouver un son.
Tandis que dans la composition instrumentale, surtout aujourd’hui, il est
nécessaire d’être pragmatique, d’aller assez vite, surtout quand on dirige. En
effet, l’important pour un chef d’orchestre est de prendre une décision
promptement. Quand un problème survient en répétition, on ne peut pas
réfléchir, ne serait-ce que l’espace d’une seconde, sinon il est forcément trop
tard. Aussi, quand je compose, avec toute mon expérience cumulée de chef, je
prends mes décisions sur l’instant. » En matière instrumentale aussi,
Eötvös sait ce dont il parle. Il maîtrise en effet le piano, le violon, le
violoncelle, la flûte et la percussion… Seul manque à sa palette un cuivre… « Un compositeur doit tout apprendre,
recommande-t-il à ses jeunes confrères. Certes pas jusqu’au niveau du
concertiste, mais il faut sentir les instruments. C’est ce qui me manque pour
les cuivres, dont je ne ressens pas avec les lèvres les tensions, les
vibrations. J’en ai l’expérience pratique à l’oreille, mais pas physique. En
revanche, pour les autres instruments, je sens précisément ce que
j’écris. » L’humilité qui le caractérise l’incite à reconnaître qu’il
lui arrive de se tromper, mais, dit-il, « nous
devons tout entendre lorsque nous composons, que nous ayons ou non l’oreille
absolue. (…) Je pense que la plupart d’entre nous avons ce don de façon innée,
mais il n’est pas entretenu. J’ai une très bonne oreille. Lorsque je chantais
dans des chœurs d’enfants, c’était toujours moi qui donnais le diapason. »
La ville de Székelyudvaherly où est né Péter Eötvös le 2 janvier 1944. Photo : DR
Péter Eötvös, né le 2 janvier
1944 à Székelyudvaherly, petite ville transylvanienne aujourd’hui en Roumanie,
a les mêmes souches géographiques que Béla Bartók, György Ligeti, György Kurtág,
et Iannis Xenakis. Mais il est sans doute le seul véritable héritier de Bartók.
« Dans la culture où j’ai grandi,
l’espace était rempli par Bartók. Il était partout, si bien que sa musique est
ma langue maternelle. La musique populaire hongroise a donc été la base de ma
formation. Et je sens toujours, surtout dans les pensées mélodique et
rythmique, dans certaines formes, que la musique populaire est toujours
présente chez moi. Mais tous les Hongrois sont très marqués par Bartók. Xenakis
l’est aussi, ainsi que Boulez, Stockhausen, même si pour ces derniers Webern a
été le phare. Pour chacun de nous, Bartók a été une étape capitale de notre
formation. »
C’est pourtant le cinéma et le
théâtre dramatique pour lesquels il a commencé à composer dès l’adolescence qui
l’ont marqué de façon définitive. A seize ans, il écrivait sa première musique
de film, à dix-sept, il travaillait pour le Théâtre national Vig, l’équivalent
hongrois de la Comédie française ou de la Royal Shakespeare Company. Plus tard
l’opéra viendra naturellement, l’art lyrique n’étant pour lui que du théâtre
avec musique… Derrière le rideau de fer, grâce à Radio Free Europe, il
découvrait la musique de l’Ecole de Darmstadt, grâce au rare compositeur
hongrois qui ait pu à l’époque se rendre dans la cité rhénane, Rudolf Mmáros,
qui ramena des partitions de Maderna, Stockhausen et consort. En 1966, grâce à
une bourse de la DAAD, Eötvös se rend à Cologne, attiré par son studio
électronique, l’orchestre de la radio, l’Opéra, et, surtout, la présence de Karlheinz
Stockhausen, Mauricio Kagel et György Ligeti. Sitôt arrivé dans la cité
rhénane, il reçoit la révélation : « Dès
le premier jour, je vois par hasard sur un mur du Conservatoire une affiche
“Stockhausen cherche copiste”. Je me dis “bon, eh bien voilà, c’est pour moi”.
Il cherchait en effet un copiste pour Telemusik. Je me retrouve chez lui, et il me fait faire un essai sur le champ.
“Tu écris ça, ça et ça”. Connaissant ce qu’il faisait alors, je fais
précisément ce qu’il me demande. Il était impressionné. “Comment sais-tu ça ?”
Je savais tout de son œuvre, que j’avais découverte en Hongrie sur des bandes
magnétiques. Dès 1963, j’avais réalisé pour le Conservatoire de Budapest une
version pour trois pianos et six pianistes de Gruppen, que je n’ai pas terminée, le travail étant trop considérable. Mais
j’ai tenu à finir les six premières minutes, convaincu que l’on ne jouerait
jamais cette œuvre pour trois orchestres en Hongrie, alors qu’il s’agit d’une
œuvre fondatrice qui compte beaucoup pour moi. »
Karlheinz Stockhausen (au fond au centre) au festival d'arts de Shiraz en septembre 1972, entouré de membres du Collegium Vocale Köln et, devant (de gauche à droite), Péter Eötvös, Dagmar von Biel, Gaby Robens, Wolfgang Fromme et Helga Hamm-Albrecht. Photo : (c) Archiv der Stockhausen-Stiftung für Musik, Kürten
Après son retour en Hongrie en
1969, Stockhausen fait appel à lui pour son ensemble avec lequel il effectue
tournées et concerts, jouant tous les instruments, tenant les consoles et
dirigeant. « Travailler avec Stockhausen aura été la meilleure école dont je
pouvais rêver. Avec lui, c’était la vie pratique dans toute son efficacité. Il
a dirigé beaucoup de choses lui-même, mais sa façon de travailler avec les gens
à l’époque était très agressive. Il aboyait continuellement des ordres. Quand
j’ai moi-même commencé à diriger, à la fin des années 1970, je n’étais pas
agressif mais j’avais pris un peu trop de ce style ; je donnais trop
d’ordres. Mais lorsque j’ai commencé à travailler avec l’Ensemble
Intercontemporain, j’ai pris la mesure de la technique de répétitions de Pierre
Boulez, sa façon extraordinairement efficace et précise et beaucoup moins
agressive de travailler avec les musiciens. J’ai vu ainsi qu’il y avait une
autre école, mais elles m’ont toutes deux autant formé l’une que
l’autre. »
Régulièrement invité depuis ces dernières
années par le festival Musica de Strasbourg, Péter Eötvös était invité en 2010 à
Strasbourg pour trois grands rendez-vous, dont la création française de son
sixième opéra.
Photo : DR
Love and Other Demons, opéra en deux actes sur un livret anglais du Hongrois Kornél
Hamvai adapté de Del amor y otros
demonios de Gabriel
García Márquez, a été créé le 10 août 2008 sous la direction de Vladimir
Jurowski au Festival de Glyndebourne, cinq mois à peine après la création de Lady Sarashina à l’Opéra de Lyon. C’est
cette production mise en scène par Silviu Purcarete qui a été donnée à l’Opéra
de Strasbourg en septembre 2010. Pour cette histoire d’amour interdit d’une
singulière actualité, puisqu’il s’agit de celui du bibliothécaire d’un évêque
(Delaura) pour une jeune fille de douze ans (Servia Maria), fille de marquis,
l’action ayant pour cadre le monde exotique et merveilleux de la Colombie du
XVIIIe siècle, Eötvös et Hamvai utilisent trois langues
différentes : l’anglais pour le quotidien de la noblesse, le latin pour la
liturgie, et l’espagnol pour père Cayetano Delaura dans ses échanges avec
Sierva Maria et pour l’expression de ses pensées intimes, tandis qu’un
quatrième idiome, le yoruba, est le langage secret des esclaves. Le compositeur
dirigera dans la fosse de l’Opéra de Strasbourg (mais il pourrait tout aussi
bien être sur la scène, tout comme les instrumentistes comme ce fut le cas dans
une autre mise en scène ayant été réalisée à Chemnitz, en Allemagne, peu de
temps après la création). L’orchestre est scindé en deux, reliés par un
troisième groupe instrumental qui fournit le contrepoint et le frottement des
couleurs.
Atlantis - déjà
donné à Strasbourg en 2001 - se présente comme le préambule de Love and Other Demons. Cette grande partition est de fait annonciatrice des œuvres
lyriques scéniques du compositeur hongrois. Il s’agit d’un oratorio d’une
quarantaine de minutes pour baryton, voix d’enfant, chœur virtuel et grand
orchestre (bois par cinq, quatre saxophones, six cors, cinq trompettes et
trombones, un bugle, deux tubas, dix percussionnistes, l’un jouant le cymbalum,
qui a ici une place importante, timbales, deux harpes, basse électrique, deux
claviers électroniques, trois synthétiseurs) dont les cordes sont réduites à
deux instruments par pupitre. La force évocatrice du texte de Sándor Weöres,
qui a pour cadre une contrée dont on ne sait pas si elle a réellement existé ou
si elle le fruit l’imaginaire, semble appeler une réalisation scénique. Malgré
ses élans hors du temps, le récit évoque les drames mondiaux contemporains que
sont les désastres écologiques et les conflits ethniques. Chacun des trois
mouvements se clôt sur une allusion à la musique transylvanienne, écho d’un
monde disparu, ce que confirment les grattements de vieux trente-trois tours. Les effets
de spatialisation, avec les dix percussionnistes qui encerclent le public et
l’orchestre, tandis que le devant de la scène est partagé entre le saxophone,
les claviers électroniques et les trois synthétiseurs, les cordes en retrait,
et des textures sonores comme hors du temps et de l’espace, soulignent
l’importance du paramètre visuel et la qualité scénique de cette œuvre si
porteuse de théâtralité.
Il en était déjà ainsi dans Kosmos pour un ou deux pianos, avec ses
allusions claires au Big-Bang interrompues par deux fois par des citations de
la « musique de nuit » de la Suite
en Plein Air de Bartók. Ecrite en 1961 en hommage à Gagarine et à la conquête
spatiale, cette pièce s’ouvre sur un espace sonore limité au demi-ton, allant
s’élargissant par des expansions d’intervalles progressives, telles des
métaphores de l’extension cosmique de l’après Big-Bang. On retrouvera en 2006
cette préoccupation pour la conquête de l’espace, caractéristique de la
cosmogonie d’Eötvös ; ce sera l’émouvant Concerto pour violon « Seven » composé à la mémoire des
sept victimes de l’explosion de la navette spatiale Columbia le 31 janvier
2003...
Bruno Serrou
Publié à l’origine dans la
plaquette-programme de Musica de Strasbourg 2010
° °
°
Photo : (c) Bruno Serrou, 2009
Bruno Serrou : Comment avez-vous découvert la musique ?
Péter Eötvös : Mes parents étaient musiciens. Mon grand-père maternel était
violoniste et jouait de plusieurs instruments, ma mère était pianiste. A quatre
ans, j’ai écrit ma première œuvre parce qu’il était plus facile pour moi
d’écrire les notes de musique que les lettres de l’alphabet. Cela s’est donc
fait de façon très naturelle, et j’ai toujours pensé que j’étais né
compositeur. Je m’intéresse à beaucoup de choses, je me sens doué pour
différents aspects de la vie et je ne suis pas assez constant pour faire une
seule activité. Et lorsque j’ai eu la possibilité de diriger, je suis devenu de
plus en plus chef d’orchestre. Ce qui prenait du temps sur la composition, un
temps volé, et comme enfant j’avais beaucoup d’intérêt pour la physique,
l’électronique. Je bricolais beaucoup. Par ailleurs, je suis très attiré par
l’architecture, qui, pour la composition, est important parce qu’il y a les
mêmes racines, la même façon de concevoir et de structurer les œuvres. La
composition a un côté pragmatique, il faut donc avoir le sens pratique, surtout
si l’on écrit pour les instrumentistes, car il faut être très de précis, savoir
exactement comment arranger les choses, non seulement techniquement mais aussi
psychologiquement, avec les interprètes. Si l’on fait de la musique électronique,
alors c’est complètement différent. C’est une autre façon de sentir le temps.
Ceux qui composent de la musique électroacoustique sont d’une patience
incroyable, ils peuvent attendre des mois avant de trouver un son, et dans la
composition instrumentale, surtout aujourd’hui, il faut être rationnel, il faut
aller assez vite, surtout quand on est chef d’orchestre. Le plus important pour
un chef est de prendre une décision sans attendre. Alors, quand on a un
problème en répétition, on ne peut pas penser, ne serait-ce que deux secondes,
parce qu’il est déjà trop tard. Il faut pouvoir réagir promptement, et peut-être
cette connexion entre chef d’orchestre et compositeur est aussi la technique de
prise de décision immédiate. Alors, quand je compose, maintenant que j’ai
acquis cette expérience cumulée de chef d’orchestre, je prends mes décisions instantanément.
B. S. : A quatre ans, vous avez commencé à composer, écrivant vous-même
les notes sur le papier réglé. Vous êtes aussi pianiste. Quels sont les autres instruments
que vous pratiquez ?
P. E. : A trois/quatre ans, j’ai commencé le piano, à six ans j’ai abordé
le violon, un peu le violoncelle, mais il était trop volumineux pour moi à
l’époque, puis j’ai fait trois ans de flûte et six ans de percussion. Je pense
que c’est très important pour un compositeur de connaître tous les instruments.
Ce qui me manque c’est de ne pas avoir travaillé un cuivre. Il faut tout
apprendre. Certes pas jusqu’au niveau du concertiste, mais il faut sentir. Et
c’est ce qui me manque pour les cuivres, je ne sens pas avec les lèvres cette
tension nécessaire, les vibrations. J’ai l’expérience pratique à l’oreille mais
pas physique. En revanche avec le violon, la percussion, la flûte, le piano,
c’est clair, je sens précisément ce que j’écris.
B. S. : Composez-vous par l’intermédiaire d’un instrument où à la table
?
P. E. : Directement à la table. Je me trompe parfois, mais ayant
l’oreille absolue, j’entends tout précisément. Un compositeur doit tout
entendre quand il écrit. Mais je me suis aperçu, y compris avec les miens, que
les enfants, à quatre, cinq ou six ans, ont l’oreille absolue. Je pense que
beaucoup d’entre eux ont ce don de façon innée, mais il n’est pas cultivé. Pour
ma part, j’ai toujours eu une très bonne oreille. Lorsque je chantais avec les
chœurs d’enfants, c’était toujours moi qui donnais le diapason. Il est
regrettable que l’on ne cultive pas ce don naturel.
B. S. : Où êtes-vous né, en Transylvanie ?
P. E. : Dans une ville qui est située aujourd’hui en Roumanie. Mais la
population est toujours à majorité hongroise. Iannis Xenakis est né pas loin de
là, en Roumanie, mais aussi György Ligeti, György Kurtag, Béla Bartók. Pas Zoltan
Kodaly, mais on entend la différence, non ? [rires]. Mais cette convergence est
le fruit du hasard. Parce que, s’il y a des convergences dans certains lieux,
c’est souvent dû à une culture particulière reçue souvent dans les paroisses,
ce qui peut aider à devenir compositeur. Mais chez nous, dans le cas de Ligeti,
Kurtag et moi rien nous réunit, notre éducation ne comprend pas une culture
musicale extraordinaire, sauf que l’influence de l’activité de Bartók avec la
musique populaire a une très grande influence sur nous. Sur moi en tout cas, et
je pense que cela se sent. Dans la culture où j’ai grandi, l’espace était
rempli par Bartók, qui était partout, et c’est ma langue musicale maternelle.
La musique populaire hongroise est donc à la base de ma formation. Et je sens
toujours, surtout dans la pensée mélodique mais aussi dans la pensée rythmique
dans certaines formes, que la musique populaire est toujours présente.
Académie Franz Liszt de Budapest. Photo : DR
B. S. : Vous êtes entré au conservatoire de votre ville natale?...
P. E. : Non. Mes parents ont très vite déménagé, parce que c’était la guerre,
en 1944. Les Russes sont arrivés d’Orient, et nous avons fui vers l’Occident.
D’abord en Autriche, puis en Allemagne, et lorsque nous avons souhaité
retourner en Transylvanie, il n’était plus possible de passer la frontière, la
Transylvanie ayant été détachée de la Hongrie. Nous sommes donc restés en Hongrie
pour une raison de langage, puisque nous sommes de langue magyare. C’est ainsi
que j’ai commencé mes études dans une petite ville du nord de la Hongrie,
Mychkolds, et, à quatorze ans, j’ai poursuivi ma scolarité à Budapest. C’est un
cas exceptionnel. Parce qu’une seule fois on a permis à de jeunes talents de se
présenter à l’Académie Franz Liszt de Budapest, grâce à la volonté de Kodaly,
et j’étais dans le lot. Mes parents sont donc venus avec moi à Budapest.
C’était si surprenant que je n’ai pas eu le temps de me préparer. Ma mère est
arrivée un soir, m’a dit « demain on aura un petit examen, il faut aller
tout de suite à Budapest », et quand je suis entré dans la salle d’examen,
j’ai vu Kodaly, que je connaissais de vue, je me suis demandé « Mais
qu’est-ce que Kodaly fait ici ? Ma mère m’a dit que c’était un examen pour le
petit gymnase [lycée]... » Et, après cet examen, on m’a dit que j’étais admis
au Conservatoire. C’était cinq ans plus tôt que la normale, car il fallait
avoir le baccalauréat, que je n’avais pas encore. C’est pourquoi j’ai eu mon
diplôme de pianiste à dix-neuf ans. Age auquel je devais faire mon service militaire.
Mais je ne le voulais pas. On m’a donc donné deux années supplémentaires pour
un diplôme de composition. J’ai donc terminé la classe de composition à vingt
et un ans.
Béla Bartók (1881-1945). Photo : DR
B. S. : Est-il indispensable de faire des études de composition pour un
compositeur ?
P. E. : Je pense que oui, mais il faudrait tout apprendre. Alors une
école sert à beaucoup de choses parce qu’elle donne une certaine formation pour
l’étude, mais si l’école est trop académique il faut la quitter tout de suite.
Mais quand on est jeune on ne sent pas cela, c’est le problème. Cependant, Budapest
était très bien à cette époque. Mon professeur de composition était un élève de
Kodaly, János Viski, qui est mort très jeune. J’ai passé un an et demi chez
lui, puis après sa mort, il a été remplacé par un ancien officier de l’Armée
rouge, un compositeur politicien. Il m’a pris comme élève et m’a laissé la
liberté d’écrire de la musique de film et de la musique de scène. Le précédent
était très académique et ne m’avait laissé aucune possibilité de le faire. Ma vie
de compositeur a pu ainsi se forger par le film et par le théâtre. J’avais
seize ans. Au théâtre, j’ai travaillé avec Tamas, Mayor, Adam. Mais le théâtre
hongrois, pour des raisons de langage, n’est pas connu en Europe. Pendant sept
ans, j’ai travaillé pour le Théâtre national Vig, l’équivalent hongrois de la
Comédie française et de la Royal Shakespeare Company. Cette époque m’a marqué
au point que lorsque j’écris un opéra pour Lyon c’est en fait du théâtre avec
musique.
B. S. : L’expérience du théâtre vivant est-elle importante ? Vous
composiez, mais vous dirigiez aussi la musique de scène, je pense. Est-ce
important ?
P. E. : Tout dépend du caractère. Je connais beaucoup de gens qui sont
incapables de comprendre la vie dans un théâtre, qui ne le sentent pas. Mais on
voit dans l’histoire de la musique que beaucoup de gens sont nés dans le
théâtre, y ont vécu une vie formidable. En fait, c’est là que se trouve la vie.
Zoltan Kodaly (1882-1967) entouré de jeunes musiciens. Photo : DR
B. S. : Vous avez connu Zoltan Kodaly. Quel homme était-il ? Quel était
son rôle politique ?
P. E. : Il est resté en Hongrie pendant la guerre et jusqu’à sa mort en
1967 pour soutenir l’âme hongroise. Il n’a pas du tout collaboré. En 1956, il a
été choisi comme Président de la Hongrie, mais il a refusé. Peut-être que cette
décision a été heureuse. Mais on ne le saura pas. On réfléchit beaucoup,
surtout dans les cercles intellectuels de Budapest, sur ce qu’aurait pu donner
le fait qu’il eût été président. Mais peut-être est-ce mieux qu’il ne l’ait pas
été, parce qu’il était moins attaquable ainsi. Il a beaucoup aidé tout le
monde, et il avait un pouvoir politique incroyable. C’était pratiquement lui
qui tenait les rênes, pas en tant que musicien mais en tant que politicien. Il
était vraiment engagé, mais il était presque le seul de son côté. Il faut donc
estimer très haut son travail. Mais il était très distant, très docte, parlant
fort peu avec une voix pointue et très sèche. Mais il était un homme
extraordinaire. Béla Bartók aussi était très silencieux. Il ne parlait pas
davantage. Bartók est plus proche de moi que Kodaly. Mais tous les Hongrois
sont extrêmement marqués par Bartók. Iannis Xenakis l’est aussi, tout comme
Pierre [Boulez], Karlheinz Stockhausen. Pour chacun de nous, Bartók a été une
étape importante dans notre formation.
B. S. : Plus important que l’Ecole de Vienne ?
P. E. : En tout cas pour moi. Bartók est plus important pour moi que
l’Ecole de Vienne. Mais je pense que c’est surtout Anton Webern qui a eu une
influence sur Stockhausen, et pour Pierre [Boulez], Schönberg et Webern.
B. S. : Comment avez-vous découvert l’Ecole de Vienne, en Hongrie ?
P. E. : Par la « résistance ».
Parce que, jusque 1956-1958, elle était tout simplement interdite. Kodaly ne
voulait pas en parler. La politique culturelle en général ne permettait pas que
l’on pense dans ces régions à Schönberg et aux Viennois. Même Bartók était
interdit, dans les années 1952-1953. Pendant deux ans, il a été sur les listes
noires, alors qu’il n’avait pas été interdit pendant les années de guerre. Puis
il a été de nouveau autorisé. Mon professeur János Viski, avec qui j’avais
commencé à travailler la composition, les chorales, les contrapuntiques, Haydn,
etc., m’a emmené après un cours chez lui en taxi, et il m’a montré les
enregistrements de Webern. C’était donc complètement ouvert pour moi, mais il
fallait le faire en secret, sous le manteau. Les radios occidentales, comme
Radio Free Europe, n’ont jamais diffusé cette musique, au grand jamais. Mais il
était important pour nous dans un esprit de résistance contre l’influence de la
culture russe que l’on essayait alors de nous imposer et contre lequel on ne
pouvait rien faire, notre seul espoir était de regarder ce qui se passait ailleurs.
Et, pour la musique, l’influence de Darmstadt était la plus forte. A cette époque-là,
les Américains ne jouaient aucun rôle, mais Darmstadt, oui. L’un des
compositeurs hongrois, Rudolf Mmaros, avait la chance par différents contacts
personnels, d’aller à Darmstadt. Il en a ramené quantité d’enregistrements sur
bandes, et comme c’est naturel dans ces pays muselés, une bande magnétique
engendre des centaines de copies qui circulent sous le manteau. Les
rassemblements et les petits clubs que l’on avait créés pour écouter ces formes
de musique étaient interdits. J’étais dans différentes formations de huit, dix
ou douze personnes dans une église et nous écoutions les enregistrements, non
seulement acoustiques mais aussi électroniques, Le Voile d’Orphée de Pierre Henry était très important, à l’instar
des pièces électroniques de Bruno Maderna, Karlheinz Stockhausen, tout était
très importants pour nous. En 1966, dix ans après la révolution hongroise,
j’avais vingt-deux ans, je suis arrivé à Cologne, et le premier jour, je vois
par hasard sur un mur du Conservatoire une affiche « Stockhausen cherche
copiste ». Je me dis « bon, voilà, c’est pour moi ». Je vais donc
le voir. Il cherchait un copiste pour Telemusik.
Je me retrouve chez lui, il me fait faire un essai : « Tu écris ça,
et ça et ça », et je connaissais tout ce qu’il faisait alors. Il était
impressionné. « Comment sais-tu ça ? » Je savais tout de son œuvre,
que j’avais découverte en Hongrie sur des bandes. En1963, j’ai tiré de Gruppen une version pour trois pianos et
six pianistes au Conservatoire de Budapest. Je n’ai pas terminé cette réduction
parce que c’était un trop gros travail, mais j’ai préparé les six premières
minutes, assuré que l’on ne jouerait jamais cette pièce en Hongrie dans sa
forme originale pour trois orchestres. Gruppen
est une œuvre fondatrice, qui compte beaucoup pour moi.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) présente la partition de In Freundschaft. Photo : DR
B. S. : Avez-vous montré à Stockhausen des œuvres de votre cru ? Quel
type de musique écriviez-vous à l’époque ?
P. E. : C’était un mélange de Bartók, Webern et Eötvös [rires]. Cela
partait de Bartók vers Webern, et maintenant je vois mieux qu’il y avait déjà
des éléments Eötvös dedans... On trouve mes œuvres de ce temps-là, notamment
aux Editions Salabert, ma première pièce pour piano, Kosmos, qui date de 1961 - j’avais dix-sept ans. C’est ma première
pièce originale, où je me trouve vraiment, indépendant. Mon opus 1.
Après, il y a une autre pièce, Moro lasso,
que l’on trouve toujours chez Salabert, dans mes Drei Madrigalkomödien, et que j’ai écrite en 1963. Là, c’est déjà
plus caractéristique, avec une sonorité plus significative. Et, une fois arrivé
à Cologne, de 1966 à 1972, je n’ai pratiquement plus rien fait : il me
fallait tout redécouvrir.
B. S. : Pourquoi êtes-vous allé à Cologne plutôt qu’à Vienne ou Berlin ?
P. E. : Parque que, comme à dix-neuf ans, j’ai voulu échapper au service
militaire de trois ans, on m’a laissé tranquille jusqu’à vingt et un ans, mais
les obligations étaient de nouveau là. Et je ne voulais naturellement pas. Je
me suis donc présenté dans la classe de direction. Parce que je me suis
dit : « Bon, je joue du piano mais ça ne m’intéresse pas parce que je
ne veux pas devenir pianiste professionnel, que puis-je donc faire en tant que
compositeur ?... Il me reste peut-être la direction... Voyons. » Mon
professeur m’a dit : « Il ne faut pas choisir la direction. Tout le
monde peut diriger, regardez M. Kodaly dirige, moi aussi. Alors, la direction ne
s’apprend pas. » Je me suis quand même présenté à Budapest. L’examen était
le quatrième mouvement de la Symphonie n°
1 de Beethoven. Et je démarre du côté droit, les musiciens jouent du côté
gauche ! « M... Les premiers violons sont à gauche ! Mais pourquoi
sont-ils à gauche ? Pourquoi pas à droite ?... » Alors, ça a été très vie
fait ! On m’a conseillé de ne pas m’occuper de direction d’orchestre [rires].
Il m’a donc fallu trouver une solution d’urgence pour échapper à l’armée. Je
souhaitais aller à Moscou ou à Leningrad, parce que les classes de direction
sont assez fameuses. J’ai essayé d’obtenir les informations, mais personne n’a
pu me les procurer.
B. S. : Parliez-vous le russe ?
P. E. : Non ! J’ai appris le russe pendant huit ans, mais c’était un
signe de résistance de ne pas l’apprendre. On passait des heures, des mois à ne
rien apprendre. Mais je voulais aller en Russie, et la langue n’était pas un
problème. Je n’ai malheureusement pas pu y aller, mais mes copains m’ont conseillé
de demander le Deutsch Akademische Aus Danste, le DAAD, et en une semaine j’ai
obtenu les papiers du DAAD, et on m’a dit très vite : « Voilà, vous
avez la bourse, dans quelle ville voulez-vous aller ? » J’ai répondu
Cologne, parce qu’il y avait le Studio électronique, la radio du WDR avec son
orchestre, l’Opéra, et surtout parce que Stockhausen y était, Kagel, Ligeti,
Kœnig aussi. En 1966, c’était vraiment le centre musical contemporain de
l’Europe. Pour moi, Cologne était donc la seule possibilité.
B. S. : Sitôt votre arrivée à Cologne, vous avez donc été embauché
par Stockhausen. Qu’avez-vous fait avec lui, outre des copies ?
P. E. : Des copies pour la Telemusik.
Il ne m’a pas fait travailler immédiatement sur son matériel, mais plus tard.
En 1966, j’ai étudié deux ans au Conservatoire de Cologne avec Bernd Aloïs
Zimmermann. Ayant un diplôme de compositeur, on m’a dit que je devais aller
dans une classe de composition. J’ai dit : « Puisque justement j’en
ai un, je ne veux plus étudier la composition ! Je veux travailler la
direction. » On me l’a permis, et j’ai quand même contacté Zimmermann, ce
qui s’est révélé très intéressant.
Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : (c) Schott Musik
B. S. : Comment était Bernd Aloïs Zimmermann ?
P. E. : Il
était très méfiant et extrêmement sensible. Il avait un cœur chaud. C’était un
grand intellectuel. J’avais senti qu’il avait des tendances suicidaires, parce
que je suis arrivé en mars 1970 au Japon, à l’Exposition universelle d’Osaka. A
peine arrivé dans le pavillon allemand, on m’annonce la mort de Zimmermann, et j’ai
simplement dit : « Il s’est tué ?... » Avec lui, nous avons fait
beaucoup d’analyses sur l’œuvre de Webern. Des analyses extrêmement sèches. On
comptait les notes « un, deux, trois, quatre, cinq, six », et lorsque la septième
manquait on cherchait pendant deux jours où elle pouvait être passée [rires].
Mais Zimmermann était ainsi. En revanche, quand on a parlé de Frescobaldi,
c’était une découverte pour moi. Il avait une passion pour Frescobaldi et pour Reger.
B. S. : Max Reger est un compositeur très religieux.
P. E. : Oui, mais Zimmermann aussi. Dieu était au centre de sa vie. Le
ré naturel ou ré bécarre est dans son œuvre l’image de Dieu, la figure divine -
Deo : Stille und Umkehr (1970), c’est
Dieu, Dieu, Dieu, Dieu... Comme chez Stockhausen, qui utilise le sol bécarre
dans Inori (1973-1974). Gott, Gott,
Gott... Kodaly était lui aussi secrètement croyant. Mais pas Bartók, qui était
panthéiste. Moi-même je ne suis pas très intéressé par la mystique. J’ai plutôt
un intérêt chamanistique. Je suis captivé par le chamanisme, par les rites très
anciens.
B .S. : Quel homme était Zimmermann ?
P. E. : Michael Gielen et Hans Zender le connaissent très bien. Ce sont
les deux personnes qui lui étaient les plus proches. Chez moi, le problème est
que je l’ai connu alors qu’au même moment j’avais contacté Stockhausen, et les
deux hommes étaient jaloux l’un de l’autre en permanence, ce qui a brisé de plus
en plus le contact entre Zimmermann et moi. Ma nature m’a en effet conduit à
m’attacher à Stockhausen, ce que faisait ce dernier m’intéressant davantage
parce que c’était plus nouveau pour moi. Zimmermann était à l’époque plus
isolé. Maintenant, avec le recul, je les considère tous les deux comme étant de
la même importance. Mais je ne pouvais plus continuer avec Zimmermann, parce que
mes rapports sont devenus trop personnels avec chacun. Zimmermann m’a invité
chez lui, j’ai assuré les corrections de la partition des Soupers du Roi Ubu, alors il m’a confié beaucoup de choses. Il
était si touché que j’ai continué quand même, et Stockhausen ne m’a jamais
vraiment pardonné ça. Finalement, je suis parti de Cologne en 1968, ce qui m’a
fait cesser tout contact avec Zimmermann. Mais les liens avec Stockhausen se
sont renforcés. Zimmermann ne m’a pas beaucoup apporté en tant que compositeur.
Juste l’impression, après sa mort, que sa musique m’est en fait très
proche : elle est comme ma musique. Je la dirige souvent. Je pense au Requiem pour un jeune poète. Il s’y trouve un passage
enregistré avec des poèmes en différentes langues, notamment un en magyar dont
je lui avais parlé. C’est un poème de Sándor Weöres, dob és tánc (tambour et danse),
purement rythmique, donc sans signification particulière. A cette époque-là,
j’avais écrit une pièce pour cymbalum, Zimmermann a entendu que j’avais composé
une œuvre pour cet instrument et il m’a demandé ce que c’était. Je lui ai
décrit l’instrument, et j’avais une cymbaliste qui venait de Budapest, Marta
Fabia, qui joue souvent avec moi, avec Kurtag, une excellente cymbaliste.
Zimmermann a appris tout de suite à jouer de cet instrument. Si bien que Marta
a très vite été très proche de lui, et il a écrit pour elle une pièce pour
cymbalum.
B. S. : Après Cologne, vous êtes parti où ?
P. E. : Je suis retourné en Hongrie en 1969. J’ai acheté une Ami 6 Citroën,
parce que c’était pratique pour apporter la bonne parole avant-gardiste aux
paysans hongrois. C’était de la folie suicidaire, un rêve utopique et idiot
d’avoir acheté une voiture neuve pour cette seule raison ! J’y avais enfourné
enregistrements, partitions, magnétophone, tourne disques, etc., pour faire
écouter la musique de Stockhausen et de Boulez, mes deux idoles, à mes
compatriotes. Je ne connaissais pas encore Boulez, que j’avais vu à Darmstadt
en 1965 et 1966. J’assistais aux cours, Ligeti était là aussi. Mais je n’avais
jamais osé aller au-devant de Boulez. En 1969, quand j’étais en Hongrie,
quelques concerts étaient organisés par Stockhausen avec son groupe de musique
intuitive et improvisée, et là je me suis notamment rendu avec lui au Liban dans
la grotte de Djaïta. C’était un des meilleurs concerts que l’on puisse
imaginer. Je jouais un instrument à cordes, une sorte de cithare avec
amplification dans un quatuor pour piano, cithare, tam-tam et électronium. Au
bout d’un certain temps, Aloys Kontarsky est parti avec Siegfried Palm faire
une tournée, du coup il manquait un pianiste, et Stockhausen m’a demandé de
jouer le piano. Dans Microphonie, j’ai
joué le tam-tam, après j’ai fait tous les “Sound projection” depuis les
consoles. C’était la meilleure école dont je pouvais rêver. Autour de lui,
c’était la vie pratique, et j’ai beaucoup appris aussi pour ce qui concerne la
direction d’orchestre, parce qu’il a dirigé beaucoup de choses lui-même. Mais
sa façon de travailler avec les gens à cette époque-là était très agressive, il
était toujours en train d’aboyer des ordres. Quand j’ai moi-même commencé à
diriger, à la fin des années 1970, je n’étais pas agressif mais j’avais pris un
peu trop de ce style, je donnais trop d’ordres. Après, quand j’ai commencé à
travailler avec l’Ensemble Intercontemporain, j’ai vu la technique de
répétition de Boulez, qui travaillait de façon beaucoup moins agressive,
complètement affective, avec une précision inouïe. Là, j’ai vu qu’il y avait
une autre école, mais je trouve aujourd’hui que ces deux écoles m’ont autant
formé l’une que l’autre. Elles m’ont toutes deux beaucoup apporté. Stockhausen
a un caractère de chien, alors il ne laisse pas les musiciens s’exprimer
librement, il intervient jusqu’au plus profond des choses, jusqu’à ce qu’il obtienne
ce qu’il veut. Pierre [Boulez] trouve la technique très vite, il dit
« faites ça » et ça fonctionne. Stockhausen ne savait pas comment
obtenir ce qu’il entendait, mais il a l’oreille et il ne lâchait pas les
musiciens. Ne pas laisser les musiciens est aussi une très bonne chose. Alors,
il peut arriver d’obtenir souvent les meilleurs résultats parce qu’il a pris
beaucoup de temps, instauré beaucoup de tension, tant et si bien que finalement
les deux écoles sont valables. En Hongrie,
j'ai étudié la musique au-dessus de la terre, des fleurs et des arbres. Avec
Stockhausen, j’ai appris à descendre aux racines des choses. A aller vers le
pourquoi : une question que les musiciens, qui préfèrent le comment, ne se
posent pas souvent.
Le château impérial et royal de Pest. Photo : DR
B. S. : Après votre départ de Cologne, combien de temps êtes-vous resté en
Hongrie ?
P. E. : Jusqu’en 1970 [rires]. Stockhausen a organisé la musique du
pavillon allemand de l’Exposition universelle d’Osaka, le grand pavillon bleu,
et j’étais dans le groupe qui la jouait. Je suis resté auprès de Stockhausen de
1966 à 1976. Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. J’habitais près de
chez lui. Je connais son caractère très chaleureux, il s’est comporté avec moi
comme un véritable frère, mais de temps en temps j’en avais ras le bol, alors
je prenais mes distances, lui disant que j’en avais assez. Mais il n’y a jamais
eu de cassure dans nos relations. C’est quelqu’un de très fidèle. Quand je sens
que je ne supporte pas que l’on me dicte ce que je dois faire, je préfère
partir. Et quand je reviens, j’ai une certaine distance, je ne supporte
toujours pas mais je peux faire sentir que j’en ai marre, que je sais ce que je
veux faire, mais Stockhausen et moi trouvons toujours un contact musical, parce
que ça marche très bien, on se sent vraiment bien. Il a confiance en moi. Mais
il n’y a entre nous aucune influence stylistique, bien qu’il y ait quand même
une influence musicale, surtout sur l’articulation, une sensibilité pour les
nuances, parce que là il est extraordinaire. Et je pense aussi que notre écoute
harmonique est assez proche. Cela ne veut pas dire que nous utilisons les mêmes,
mais une pensée verticale similaire.
B. S. : Vous m’avez cependant dit que vous n’écrivez que pour les
instruments acoustiques, alors que vous avez travaillé pendant dix ans avec
Stockhausen, qui est l’un des grands spécialistes de l’électroacoustique.
P. E. : C’était l’époque où il travaillait sur la live electronic. Cela m’intéressait beaucoup. Et quand nous sommes
partis du Japon, où nous sommes restés six mois, cette expérience m’a influencé
énormément pour le restant de ma vie, et tout ce que je fais maintenant vient
de là. Mais je l’applique à l’acoustique, pas à l’électronique. Je n’écris
pratiquement pas pour cette dernière. J’ai été technicien pendant huit ans à la
WDR, j’ai réalisé toutes les pièces produites dans les studios de 1971 à 1979,
puis j’ai continué à l’IRCAM. Pendant ce temps j’ai travaillé avec Jean-Claude Eloy,
avec Henri Pousseur, Karlheinz Stockhausen.
B. S. : Après la Hongrie, où êtes-vous allé ?
P. E. : Je suis retourné à Cologne, parce que j’avais un contrat avec le
studio de la WDR, où je suis resté jusqu’en 1979.
Péter Eötvös à Cologne dans le studio de Karlheinz Stockhausen. Photo : DR
B. S. : En 1979, vous êtes arrivé à Paris...
P. E. : J’ai joué Hymnen mille
fois en tant que pianiste. Cela fait près de deux heures de musique. Je le
jouais à Osaka deux ou trois fois par semaine. Stockhausen a réalisé la version
orchestrale pour New York en 1971. J’étais dans le quatuor qui jouait. C’était
la première commande de Boulez comme directeur musical du New York Philharmonic
Orchestra. L’œuvre compte trois parties, dans les première et troisième, il y a
des solistes, et le deuxième est pour orchestre. Je jouais le sitar transformé
avec synthétiseur live. C’est
Stockhausen qui dirigeait, et Boulez n’était pas là. La difficulté avec Hymnen, c’est la bande magnétique que le
chef doit suivre. En 1976, nous avons joué Hymnen
à Stuttgart sous la direction de Gielen dans le cadre d’une tournée qui
devait nous conduire à Paris au Festival d’Automne. Gielen m’a demandé de faire
le premier déchiffrage avec l’orchestre, parce que je connaissais bien l’œuvre,
Gielen était derrière moi, et il m’a dit à la pause : « Tu fais ça
très bien, tu connais la bande beaucoup mieux que moi, alors c’est toi qui diriges
le concert. » – « Moi ?... mais je ne dirige pas ! » –
« Non, non, non, tu le fais, je ne comprends pas la bande que je n’entends
pas. » Finalement, j’ai dirigé Hymnen,
et au même concert, Gielen a dirigé les pièces de Luigi Nono et de Bernd Aloïs Zimmermann.
Et nous sommes arrivés à Paris, nous avons donné le concert au Théâtre des
Champs-Elysées, et par hasard Nikolas Snowman, directeur de
l’Intercontemporain, était présent, Heinz Holliger aussi, ainsi que tous les
gens de l’IRCAM. Ils ont passé un coup de fil à Boulez pour lui dire qu’ils
avaient trouvé quelqu’un qui pouvait diriger avec une bande son. Après ce
concert, j’ai été invité à diriger le concert inaugural de l’Ensemble
Intercontemporain. Je suis arrivé à Paris pour la première répétition. Ma toute
première action a été le déchiffrage : « Non. Plus haut… Plus
bas... » Je n’avais jamais fait ça. C’était la première et la dernière
fois que je le faisais. Boulez était derrière moi. Je lui ai apparemment donné
un bon aspect de ma personnalité, et peut-être ai-je bien dirigé, je ne sais
pas, mais après la troisième répétition, Boulez m’a fait convoquer et m’a
demandé si j’accepterais le poste de directeur musical de l’EIC. Je me demandai
ce qu’il me fallait répondre, ce que cela signifiait. Il m’a dit que je serai
responsable de l’EIC. C’était vraiment un coup de pied pour me jeter à l’eau.
D’autant plus que je commençais avec le
Marteau sans Maître.
B. S. : Il vous a choisi comme directeur musical de son nouvel Ensemble
alors qu’à l’époque il était omnipotent, le tout puissant patron de ce qu’il
venait de créer. Vous laissait-il les coudées franches ? Il était le patron,
alors qu’il n’aime pas partager le pouvoir. Comment cela se passait-il entre
vous deux ?
P. E. : Il était tout le temps présent. Notre relation était différente de
celle qu’il a aujourd’hui avec David Robertson. Boulez était plus expérimenté
que moi. Quand j’ai commencé, j’étais vraiment un enfant qui découvrait la
direction. J’étais tellement naïf que c’en était insupportable. Ma naïveté
était peut-être aussi positive. J’attendais beaucoup de conseils de Pierre. Et
c’était sa méthode pédagogique que de me dire « trouve-toi toi-même. Tu
dois chercher par toi-même ». Je ne peux pas faire de même quand
j’enseigne. Mais Pierre était absolument opposé, il était pour que je mette la
main dans le pétrin. Et c’est aussi un bon système. En tout cas sur moi, cette
méthode a bien fonctionné. Je suis devenu autodidacte par la force des choses parce
que lui-même me forçait à l’être en matière de direction. Mais mes contacts
avec les musiciens de l’EIC étaient vraiment privilégiés. Je suis parti après
treize ans, et je recommence à travailler avec l’ensemble en mars pour Gruppen de Stockhausen dont je vais
partager la direction avec Boulez et Robertson.
Péter Eötvös et Pierre Boulez. Photo : DR
B. S. : Etait-il important de couper les ponts avec l’EIC après ces
treize années de travail commun ?
P. E. : Oui. Mais pas avec les musiciens. Surtout avec Paris. Paris est
devenu pour moi une cour d’abeille. J’étais très fatigué de Paris, de ses
bagarres stériles. Il y avait trop de bavardages, de bruit, de circulation.
J’étais content de quitter Paris. Mais maintenant je suis d’accord pour
revenir. Alors, quand ils m’ont proposé de venir pour Gruppen, j’ai accepté. D’autant que Gruppen est une œuvre emblématique de référence pour toute une
époque.
B. S. : Avez-vous continué à composer, étant directeur de l’EIC ?
P. E. : Oui. J’ai composé une pièce pour le dixième anniversaire de
l’EIC, Chinese Opera, œuvre assez
importante du point de vue instrumentation, matériel sonore. Elle est souvent
jouée, elle est toujours valable et elle fait toujours de l’effet. La technique
est très compliquée, mais comme je l’ai écrite en offrande à l’EIC, j’étais sûr
de la virtuosité des instrumentistes. On l’a enregistré ensemble pour le label Erato.
En 1972, j’ai écrit Yets me sour, no miss sur un texte de Samuel Beckett, une
pièce pour la radio, Cendres pour
orgue électrique et violon solo avec bande sur laquelle j’ai enregistré les
sons de la mer. Dans les années 1990, j’ai retrouvé cette pièce que je
considère comme une référence dans mon œuvre, car j’ai repris beaucoup
d’éléments dedans, et j’ai découvert en la composant beaucoup de moi-même.
B. S. : Est-ce que diriger un orchestre permanent a joué un rôle dans
votre métier de compositeur ?
P. E. : Pas seulement. A cette époque, je restais encore passif en tant
que compositeur, parce que j’avais tellement d’impressions à emmagasiner au
contact de tous les compositeurs que je rencontrais à l’EIC, avec Messiaen,
Carter, Boulez, Lutoslawski, tous étaient autour de nous. En outre, je n’avais
pas le temps de penser à la composition parce qu’en 1985, parallèlement à l’EIC,
j’étais premier chef invité à la BBC de Londres, officiellement jusqu’en 1988
mais pratiquement jusqu’à aujourd’hui je suis resté en contact permanent, et à
cette époque-là je commençais à diriger partout, si bien que je suis devenu
plus chef d’orchestre que compositeur. Peu après avoir quitté Paris, je me suis
un peu arrêté pour réfléchir, et en 1993, soit deux ans après avoir quitté Paris,
j’ai écrit ma première œuvre pour grand orchestre, Psirocosmos, dans laquelle j’ai voulu réaliser une pièce comme
celle que j’aurais pu écrire trente ans plus tôt. Ce que je n’ai pas réussi à faire,
alors j’ai essayé de me mettre dans une situation telle que j’aurai pu la vivre
trente ans en arrière. La pièce est réussie, mais surtout j’ai su trouver une
accroche avec moi-même, ce qui était le plus important à mes yeux. J’ai aussi
fait différents changements dans ma vie, j’ai trouvé une autre femme, j’ai
divorcé, trouvé une nouvelle femme. Cette œuvre m’a permis de me retrouver.
Depuis, j’ai écrit plusieurs œuvres pour grand orchestre à mon catalogue, mais
le grand orchestre n’est pas seulement une question de formation mais plutôt
d’assurance en moi, avec lui j’ai acquis une autre dimension. C’est un défi que
je me lance pour me surpasser.
° °
°
Péter Eötvös, Trois soeurs à l'Opéra de Lyon en 1998. Photo : (c) Opéra national de Lyon
Trois sœurs (1998)
B. S. : Cette envie d’écrire un premier opéra, comment vous est-elle
venue ? Le premier qui vous invité à diriger un opéra est Jean-Pierre Brossmann,
directeur de l’Opéra de Lyon, avec Don Giovanni ?
P. E. : Le premier opéra que j’ai dirigé est The Rake’s Progress de
Stravinski à Lille dans une mise en scène du cinéaste Robert Altman. C’était en
1988. Mais j’avais précédemment dirigé à la Scala de Milan une production avec
Stockhausen, Donnerstag aus Licht, en
1981. C’est donc encore Stockhausen qui m’a fait débuter à l’opéra. J’ai eu la
chance de le diriger à la Scala et à Covent Garden. Le théâtre est pour moi un
peu ma famille, ma première femme est comédienne, mais elle est restée en
Hongrie pour des raisons de langue qui l’a empêchée de faire carrière à Paris.
Elle est venue brièvement à Paris quand Péter Brook a pris l’initiative de
créer une troupe internationale, mais malheureusement Brook était à l’époque
très souvent en Afrique. Elle aurait fort bien pu réussir parce qu’elle est une
très grande comédienne, mais je voulais rester à l’ouest. Nous avons donc divorcé.
Le théâtre fait vraiment partie de ma vie. Le cinéma aussi, mais surtout le
théâtre. Et quand j’ai écrit Chinese
Opera pour l’EIC, Kent Nagano, qui est arrivé à Paris en 1986 quand on a
créé Chinese Opera, avant d’être
nommé directeur musical de l’Opéra de Lyon en 1989, est venu me voir à Paris
pour me demander si l’on pourrait envisager une version scénique de cette
œuvre. Je lui ai répondu que je ne le pensais pas, parce qu’il s’agit d’une
pièce pour ensemble, qui n’a rien que l’on puisse tirer pour la scène. Il m’a néanmoins
demandé si je serais intéressé par l’écriture d’un opéra. « Bien sûr, lui
ai-je répondu, cela m’intéresse beaucoup. Je ne sais pas comment le faire mais,
je commence d’abord par une étude : je viens à Lyon pour voir la maison
parce que je pense que pour écrire un ouvrage scénique il faut connaître
vraiment le théâtre où il sera créé, écrire pour des chanteurs prédéterminés. »
C’est pourquoi j’ai auditionné tout le monde avant d’écrire la première note.
C’était il y a deux ans, déjà. Il y a eu cinq ou six auditions, et je suis
arrivé à Lyon pour voir Jean-Pierre Brossmann. Je lui ai dit que j’aimerais
avoir l’occasion de diriger une ou deux petites choses auparavant. « Qu’est-ce
que vous voulez faire ? » - « Eh bien... Quelque chose de Wagner,
quelque chose de Mozart, parce que ce sont les deux qui m’intéressent le plus,
ou peut-être Moussorgski. » Et nous avons tout de suite trouvé une
possibilité pour le deuxième acte de Parsifal,
que j’ai dirigé au Palais des Congrès de Lyon en concert, puis on est passé sur
Don Giovanni, dont j’ai choisi le
metteur en scène, au Théâtre du VIIIe, et on l’a repris à l’Opéra Nouvel.
Jusque-là, je n’avais encore rien écrit. Nous avions plusieurs sujets en tête, Léonce et Léna de Büchner, Elektra d’un dramaturge hongrois
transféré au Moyen-Age, un sujet sur des mannequins morts pour un opéra pour
treize femmes, une pièce de Georges Bataille, enfin Trois Sœurs d’Anton Tchékhov.
B. S. : C’est pourtant une pièce russe, vos « amis »
intimes...
P. E. : C’est peut-être mon expérience du théâtre qui a été la plus
forte. Je connais très bien les pièces de Tchékhov. Ma femme en a beaucoup joué,
et malheureusement mon fils s’est suicidé il y a quelques années comme dans l’Oiseau de Tchékhov. Je pense
finalement que c’est lui qui m’a recommandé Trois
Sœurs. Un jour de 1991, dans le cours d’une discussion, il m’avait parlé de
Trois Sœurs. Le thème de cette pièce
est bien parce que l’on n’a pas de héros. C’est un élément très important. Il y
a quatorze rôles, je me suis dit c’est magnifique parce que l’on n’y parle de
rien. C’est comme si nous avions affaire à des madrigaux, genre avec lequel
j’ai beaucoup d’expérience. J’ai écrit plusieurs madrigaux dans l’ambiance
d’Adriano Banchieri faits toujours sur les textes de Gesualdo, et mon concert
du 18 avril à Radio France est donné avec les Jeunes Solistes de Rachid Safir.
Nous donnerons le Banchieri Il festo di
giovedi grasso suivi de deux de mes comédies madrigalesques.
B. S. : En quoi le madrigal vous intéresse-t-il ?
P. E. : Peut-être est-ce son côté théâtral. Parce que cette musique
chantant sans instrument est pleine de théâtre. C’est comme une comédie
chantée. J’ai moi-même chanté Banchieri.
B. S. : Est-ce pourquoi vous avez découpé votre partition en vingt-cinq
numéros ?
P. E. : Oui. Et toujours attaca.
Ils s’enchaînent, un peu comme le Combat
de Trancrède et Clorinde de Monteverdi. Chaque numéro a son caractère propre.
Les rôles sont très caractérisés à la façon du théâtre. Je me souviens que
parmi les grands acteurs, l’un était comme ça, l’autre était complètement
différent. J’ai cherché un langage musical spécifique à chaque personnage.
C’est pour les souligner que j’ai accolé à chacun un instrument ou une famille
instrumentale.
B. S. : Pourquoi avez-vous écrit uniquement pour des hommes ?
P. E. : Nous avons traversé plusieurs étapes. Au début, c’était bien sûr
un casting normal, avec quatre femmes et des hommes. Après, nous avons a eu une
période où nous avons inversé les rôles, les hommes étant chantés par les
femmes et les femmes par les hommes, et quand j’ai rencontré le chorégraphe
japonais Amagatsu pour la première fois, chez lui, je me suis aperçu que sa
compagnie compte quatre hommes, et lui, lorsqu’il danse, en est le cinquième
membre. Dans son groupe, le Sankaï Juku, on oublie complètement que l’on a
affaire à des hommes tant tout apparaît asexué. C’est comme le kabuki, qui est
cependant plus précis en raison des costumes, mais chez lui, ses spectacles
font appel à des êtres cosmiques. Ce ne sont plus des êtres humains, mais des
anges. Il y a environ cinq ans qu’il est entré dans la production. J’étais
encore en train de chercher le sujet. Je lui ai proposé deux projets, celui-là
et le Château de Barbe-Bleue de Bartók.
Finalement, nous avons monté Barbe-Bleue
à Tokyo.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a conquis, dans cette pièce de
Tchékhov ?
P. E. : Le fait qu’il n’y a pas d’action, que les personnages y discutent
d’on ne sait quoi. La seule chose que l’on sache, est que l’on est dans un état
de souffrance de vivre. Je n’ai pas voulu suivre le déroulement de la pièce,
car il ne s’agissait pas pour moi d’écrire une musique d’accompagnement. Ma
démarche était d’écrire une œuvre autour de ce que dit Olga : la souffrance va(-t-elle)
se transformer en joie ?
B. S. : Pourquoi cette préoccupation de la souffrance ?
P. E. : La souffrance des Russes est comme celle des Hongrois, à
n’importe quelle époque. Tout le monde souffre chez nous - c’est sans doute lié
à la langue. Il y a une sorte de fatalisme de la souffrance, et on laisse les
gens souffrir car on ne peut rien y faire. Pour nous, l’optimisme est un
devoir, car, sinon, rien ne fonctionne. Mais le pessimisme est toujours
sous-jacent.
B. S. : Quel découpage avez-vous adopté ?
P. E. : Les quatre actes deviennent trois tableaux. Les deux premiers
sont consacrés aux deux premières sœurs, le troisième non pas à Olga mais à
Andreï. Ce sont des séquences, car autour de chaque personnage on retrouve les
mêmes protagonistes. Chaque personnage se situe entre deux pôles humains, deux
choix. Le chiffre trois joue un rôle moteur : trois sœurs, triangle de
lumière (affiche), accord de trois notes, tierces et quintes (2 + 3), triton,
etc. L’opéra est en trois parties car il tourne autour de trois personnages
centraux (Irina, Andreï, Macha), la première séquence compte douze numéros (3 x
4), la deuxième neuf (3 x 3), la troisième cinq (3 + 2). Il est structuré sur
l’incendie qui permet de montrer tous les rôles sans masque, dans leur nature,
et sur les adieux, car c’est définitif, on ne revient pas dessus.
B. S. : Pourquoi avez-vous choisi un metteur en scène japonais ?
P. E. : Parce qu’il a une main très forte pour le théâtre total. Il fait
tout : lumière, chorégraphie, texte, il danse lui-même. Nous avons essayé de
trouver une forme de mise en scène qui ne soit pas dans la tradition théâtrale
de Tchékhov. J’avais vu un spectacle d’Agamatsu à Amsterdam. Sous le choc de
l’impression qu’il me laissa, je lui ai demandé de faire quelque chose avec
moi.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a poussé à confiéer cette pièce russe
traduite en allemand composée par un Hongrois pour le public français à une
équipe japonaise. Cela va être très typé, non ?
P. E. : Je voulais avoir quatre possibilités de choix pour le metteur en
scène : soit un metteur en scène de théâtre, soit un metteur en scène d’opéra, soit
un chorégraphe, soit un cinéaste. Avec le cinéaste, l’expérience Robert Altman
m’a plutôt échaudé. Ils ont une autre vision que nous de la scène et de
l’espace. Je n’ai pas voulu d’un metteur en scène d’opéra parce que je craignais
leurs gestes stéréotypés, je voulais des comédiens, et j’avais peur du metteur
en scène de théâtre parce que si je prends quelqu’un qui connaît bien Tchékhov,
ce qui est le cas de tous, il va me dire, « Ecoute, chez Tchékhov c’est
comme ci et comme ça », ce que je voulais éviter. Parce que le choix du
livret et de la dramaturgie est du domaine du compositeur, et quand j’ai fini
d’écrire mon opéra tout est déjà cristallisé. Ce que pourrait me dire le
metteur en scène arriverait trop tard. La meilleure solution m’a semblé d’avoir
un chorégraphe, comme Amagatsu, parce qu’il peut mettre en espace. Il n’a pas
de critique littéraire parce qu’il n’est pas un homme de théâtre qui analyse
forcément les textes. Pour lui, Trois
Sœurs et Tchékhov c’était une autre culture que la sienne. Et quand j’ai vu
son théâtre, j’ai constaté que le temps a un sens incroyable chez lui. Il a une
tension permanente avec une notion complètement différente du temps de la nôtre.
Ce n’est pas lent chez lui, c’est une continuité permanente complètement
différente de Bob Wilson, qui, avec Péter Brook, Péter Sellars et Luc Bondy,
est l’un des quatre metteurs en scène avec lesquels je souhaiterais travailler.
Et quand j’ai cherché un metteur en scène, ces quatre-là étaient déjà pris par
d’autres projets.
B. S. : Vous appréciez aussi l’esprit oriental.
P. E. : Oui, parce que je pense que dans la culture hongroise on a
beaucoup d’éléments de l’Asie.
B. S. : Pourquoi avez-vous choisi quatre hommes, en voix de
falcetto ?
P. E. : Plusieurs raisons à cela. D’abord parce que j’ai écrit un petit
opéra de chambre en un acte, Radamès,
dans lequel pour la première fois de ma vie j’ai rencontré un contre-ténor.
J’ai écrit Radamès pour cette voix
parce que j’ai eu l’idée de faire jouer la scène de la mort de Radamès dans un
tombeau de pierre, et le théâtre qui devait créer l’ouvrage étant très pauvre ne
pouvait me donner plus de deux acteurs, il a fallu que le même acteur face
Radamès et Aïda, seul le contreténor pouvait chanter ces deux rôles. Cependant,
nous avions trois metteurs en scène en même temps, un de théâtre, un d’opéra,
un de cinéma, qui ont fait la production ensemble sur cette seule personne.
C’est l’émotion de cette rencontre qui m’a donné l’envie de réécrire pour ce
type de chanteur. Je me suis demandé, fasciné, « mais comment fait-il cela
? »
B. S. : Ne craignez-vous pas d’entrer dans un cycle de mode. La vogue
est au baroque, donc les voix de contreténor sont en phase avec cette mode. Ne
craignez-vous pas que l’on vous reproche d’être tombé dans un piège commercial
?
P. E. : Ce n’est pas ce qui m’a préoccupé.
B. S. : Combien de temps avez-vous mis pour écrire cet opéra ?
P. E. : Un an et demi. Mais je l’avais longuement préparé auparavant
B. S. : Vous avez une approche de la voix, un sens de la mélodie comme
peu de compositeurs d’aujourd’hui les ont. Il y a dans cet opéra une grande
vocalité, c’est très chantant. Qu’est-ce qui vous a gouverné. L’on sent ici une
compréhension profonde de la musicalité russe, l’on discerne bien le mot.
Comment vous y êtes-vous pris ?
P. E. : Le
style de cet opéra lui est spécifique. Ce n’est pas mon style personnel. Pour
chaque œuvre que je conçois, mon langage est spécifique. Ma prochaine partition
sera complètement différente. Le langage musical n’est pas de l’Eötvös mais je
l’ai créé pour ce seul opéra. J’ai adapté mon langage au sujet. En travaillant
sur Trois Sœurs, je me suis rendu
compte que la pièce de Tchékhov avait été écrite à Minsk en 1900, créée à
Moscou en 1901, non seulement quatre ans avant la première révolution russe
annoncée dans la pièce par le baron Touzenbach, mais aussi au même moment que Pelléas et Mélisande de Debussy créé en
1902. Tchékhov, comme Debussy, place le style musical au-delà de l’histoire, la
musique des mots joue un rôle capital. En 1902, Pelléas c’est la perte de la musique pure au profit de la musique
des mots - parlando de plus en plus
marqué -, alors que les acteurs chez Tchékhov renoncent au discours pour aller
vers le chant. Moi-même, je poursuis la même démarche, partant d’un travail
théâtral pour aller vers la musique. On ne peut chanter certains mots, on ne
peut en dire d’autres que l’on ne peut mettre qu’en musique. Deux éléments
importants pour moi : écrire pour les chanteurs que j’avais préalablement choisis
- timbre, caractère, registre -, et créer une forme de théâtre dans laquelle le
public entre immédiatement.
B. S. : Pourquoi deux orchestres, l’un dans la fosse, l’autre sur le
plateau ?
P. E. : Je voulais souligner la voix et le caractère en liaison avec
différents instruments solistes, et ainsi, ce que j’appelle la famille, les
trois sœurs et Andreï, sont représentés par les bois, les soldats par les
cuivres, et Soliony, seul personnage noir, avec la percussion. Nous avons un
trio à cordes qui représente les trois sœurs en général et une contrebasse pour
la vieille femme, Anfissa. Ce qui donne un ensemble, très émotionnellement, en
contact avec les acteurs, et chaque fois qu’ils sont plus dans l’intimité, ils
s’approchent de la fosse, et les instruments du fond ont un contact avec les
solistes.
B. S. : Les relations entre les deux chefs lors des représentations ne
seront-elles pas trop difficiles à coordonner ?
P. E. : Non, j’ai déjà essayé, et ce n’est pas difficile. J’ai une très
grande expérience en la matière. Non seulement grâce à Gruppen, mais aussi beaucoup d’autres pièces.
B. S. : Avez-vous un autre opéra en perspective ?
P. E. : Non, car j’attends d’abord de voir comment celui-ci va marcher.
Ce que j’aimerais, c’est un opéra où il y aurait du jazz...
Recueilli par Bruno Serrou
Opéra de Lyon, le 6 février 1998
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Péter Eötvös, Angels in America (2004). Daniel Belcher et Barbara Hendricks. Photo : (c) Marie-Noëlle Robert/Théâtre du Châtelet
Angels in America (2004)
Bruno Serrou : Après le succès considérable de Trois Sœurs d’après
Anton Tchekhov, et l’accueil plus mitigé du Balcon d’après Jean Genet, n’avez-vous
pas pris un risque en composant Angels in America, votre troisième
opéra ?
Péter Eötvös : Le temps du Balcon n’est
pas encore venu. Depuis sa création décevante en 2002 au Festival d’Aix-en-Provence,
l’ouvrage n’a pas encore connu de mise en scène correspondant au climat de la
partition [NDR : il faudra attendre la production de l’Opéra de Bordeaux
en 2009 pour que son auteur se déclare enfin satisfait de son œuvre].
Contrairement à Trois Sœurs qui, dès sa première production avec le
chorégraphe japonais Amagatsu, a connu une scénographie en parfaite adéquation.
La difficulté du Balcon est de trouver le style idoine car la pièce est
écrite pour des chanteurs d’opéras pouvant adopter le style du chanteur de
variétés. Il s’agit d’un spectacle hybride qui, dans l’idéal, doit être chanté
par des chanteurs de cabaret des années cinquante sachant lire la musique. Angels
in America se place dans la continuité de mon travail avec Jean-Pierre
Brossmann initiée à l’Opéra de Lyon en 1998 avec la commande de Trois sœurs, qui se poursuit donc à
Paris, au Théâtre du Châtelet. Nous avions parlé dès la genèse de Trois sœurs d’un second projet. Depuis ce premier grand ouvrage scénique, l’opéra
est ce qui m’intéresse le plus et qui occupe l’essentiel de mon temps de
compositeur. C’est le genre où je me sens désormais le plus à l’aise, même si
cela ne m’empêche pas de composer pour d’autres formations, comme l’orchestre
et la musique de chambre. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un nouvel opéra
auquel j’ai pensé alors que je travaillais sur Angels in America, qui
devrait être créé en 2006, sur un livret persan inspiré d’une nouvelle de
l’Iranien Atiq Rahimi, Terre et Cendre dont l’action se déroule pendant
la guerre d’Afghanistan. Je prépare également pour 2008, à la suite d’une
commande du Festival de Glyndebourne, un opéra inspiré du poète colombien
Gabriel Garcia Marquez, Sur l’amour et autres démons. Enfin, à l’horizon
2010, pour l’Opéra de Munich, mon premier opéra avec un grand chœur, ce qui m’a
été expressément demandé par ce théâtre. Mais j’ai beaucoup d’autres projets,
notamment un Concerto pour piano que Pierre-Laurent Aimard doit créer en
janvier 2006 avec une tournée mondiale à la clef, puis un Concerto pour
violon pour le Festival de Lucerne 2007 qui sera un requiem à la mémoire
des sept astronautes morts dans le crash de la navette Columbia, l’instrument
soliste dialoguant avec deux autres violons disséminés dans la salle, et un Concerto
pour deux clarinettes pour les Iles Canaries.
B. S. : Après un premier opéra en
langue russe, un deuxième sur un livret français, un troisième en anglais, vous
optez cette fois pour le persan, puis ce sera l’espagnol… Pourquoi cette
diversité de langue ? Ce côté polyglotte est-il dû au fait que vous soyez
Hongrois, le magyar étant une langue terriblement complexe ?
P. E. : Je tiens à ce que chaque opéra
ait une action typique et utilise un langage différent car cela sous-tend un
style musical caractéristique. Or, l’important aujourd’hui est de créer un
répertoire pour l’opéra le plus varié possible. Chaque langue suscite un monde
sonore spécifique, rythme, mélodie, couleur, etc. Les langues me fascinent tant
que dans l’opéra pour Glyndebourne j’utilise l’anglais, l’espagnol, le latin et
une langue africaine.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a attiré vers
la pièce Angels in
America de Tony Kushner ?
P. E. : Les deux principales pièces de
théâtre écrites par Tony Kushner (Millennium approaches et Perestroïka)
comptent parmi les chefs-d’œuvre de la littérature américaine des années vingt.
Angels in America a été joué et en partie filmé dans le monde entier au
cours des années quatre-vingt-dix. La version originale de ce drame monumental
a été structurée par mon épouse, Mari Mezei, et dure, dans sa version opéra,
entre deux heures et deux heures et demie. L’homme politique, toujours très
engagé, qu’est l’écrivain new-yorkais Kushner, décrit la névrose américaine
comme un sombre cauchemar dans une hallucination théâtrale spectaculaire.
Plusieurs personnages ont réellement existé. C’est, par exemple, le cas d’Ethel
Rosenberg, criminelle que le maccarthysme a qualifiée d’extrême gauche, et qui
a été exécutée sur une chaise électrique. Pour Kushner, comme dans l’opéra,
l’esprit de Rosenberg apparaît comme le symbole du sida qui s’abattrait sur le
monde. Ce qui a animé mon travail pendant cinq ans est le fait qu’hallucination
et réalité sont ici continuellement imbriquées. Dans l’opéra, je mets moins
l’accent sur la ligne politique que Kushner le fait mais beaucoup plus sur les
comportements fougueux, le tour dramatique et passionné de ces textes
extraordinaires, l’état constamment indécis des visions. Le personnage
principal, Prior Walter, attrape le sida. A quarante ans à peine, il sait qu’il
doit mourir et s’imagine, pour vivre plus longtemps, un ange qui sauverait le
monde. Sa vision le fait monter au ciel, où il oppose une opinion contraire à
celle de l’ange, qui en est surpris : « J’ai vécu des moments si
durs, et des gens en vivent de tellement plus terribles encore mais… vous les
voyez vivre malgré tout. Quand ils sont devenus des esprits plus que des corps,
des souffrances plus que des peaux, lorsque les mouches pondent aux cavités des
yeux de leurs enfants, ils vivent. Si je parviens à trouver de l’espoir
partout, c’est le mieux que je puisse faire. Je veux vivre davantage. »
Walter abandonne le livre des prophéties et retourne sur Terre. Le sida crée
une situation dans laquelle la tension est si forte que chaque dit conditionne
la vie ou la mort, ce qui crée une situation extrêmement dramatique,
miroir de la société américaine des années quatre-vingt et de celle
d’aujourd’hui.
B. S. : Pourquoi avez-vous fait appel à
des cantatrices mûrissantes connues du grand public plutôt qu’à des chanteuses
plus jeunes et en meilleure forme vocale ?
P. E. : J’ai maintenant
une tendance à aller vers le populaire. Mais c’est le langage musical qui
m’intéresse, vers le bigband, le jazz. Barbara Hendricks tient le rôle de
l’Ange, ce qui, je crois, correspond bien à ce qu’elle cherche. Elle connaît le
jazz, et s’est même produite au Festival de Montreux cette année. Et Julia Migenes
est excellente comme actrice et danseuse. Je veux écrire ici une comédie
musicale. Avec Roberta Alexander, les trois cantatrices ont une parfaite
connaissance des divers styles musicaux auxquels je fais appel ici.
B. S. :
Pour répondre à cette volonté, vous avez dû adapter votre style au genre.
P. E. : Chanteurs et
instruments sont amplifiés. Des hauts parleurs sont donc disséminés dans la
salle, ce qui permet un style très naturel et intime, le son étant émis très
près de la source, comme la technique du cinéma pour lequel j’ai beaucoup
composé, ce qui m’a appris une dramaturgie différente de l’opéra traditionnel,
tandis que mon écriture est dramaturgiquement celle de l’opéra. Dans la couche
sonore du film, la musique ne doit pas être illustrative mais préparer une
situation très longtemps à l’avance, comme chez Alfred Hitchcock. C’est
psychologiquement très sophistiqué parce qu’il faut trouver le moment où
commencer à doser cet événement. Le bruitage du film est aussi important. Si un
objet est mû dans le silence, c’est déjà une décision dramaturgique. Pour la
musique d’opéra, je travaille le bruitage. Dans un film, l’ambiance crée une
situation acoustique. Ainsi, les sons se propagent différemment le jour de la
nuit, les sons de cette dernière étant composés. Les instruments amplifiés me
permettent de doser le volume sonore comme je veux. Les effectifs réunissent
huit chanteurs qui campent plusieurs rôles, dans différentes tessitures. L’œuvre
dure deux heures et demie. Il s’agit donc de l’opéra le plus long que j’ai
composé jusqu’à présent. Conformément à la pièce de Kushner, des scènes
nécessitent la simultanéité, mais si c’est ce que l’on voit, sur le plan
musical, contrairement aux Soldats de
Zimmermann, par exemple, tout est clairement séparé, car je tiens à ce que
chaque mot soit compris par le spectateur, comme au théâtre. La forme originale
est une pièce en deux parties de plus de sept heures. De ce texte immense, Mari Mezei a tiré un livret de
quarante pages, et l’opéra est le résultat de deux ans de travail. Kushner a lu
le livret et l’a accepté. Les seize instrumentistes – flûte, clarinette,
trompette, trombone, guitare acoustique, guitare électrique, deux saxophones,
deux percussions, deux keyboards avec samplers, violon, alto, violoncelle et
contrebasse – et les trois vocalistes dans la fosse d’orchestre jouent au
contact direct des huit interprètes et du public. Les musiciens ont été
recrutés à Paris par Daniel Ciampolini pour leur expérience du jazz parce
qu’ils respirent différemment des musiciens classiques, et ils swinguent
naturellement.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris/Budapest, le 4 octobre 2004
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De la direction d’orchestre
Bruno Serrou : Evoquons un instant le chef d’orchestre que vous êtes.
Comment appréhendez-vous la gestique, la battue ?
Péter Eötvös : Je suis un chef d’orchestre autodidacte, et mon intention
est plutôt de parler avec les mains, comme un Italien. Et je n’ai jamais eu de
problème avec un orchestre parce que mes gestes ne sont pas scolastiques. Les
musiciens et moi avons toujours un dialogue, et ce qui est très important pour
moi c’est de toujours rester dans le dialogue, alors je demande aux musiciens
de me donner des choses auxquelles je peux réagir. Ce n’est pas une attitude
que l’on retrouve dans beaucoup d’écoles de direction. « Je suis le chef,
vous suivez ! Qu’est-ce que vous faites-là ? » Non, « Vous,
donnez-moi, je suis là pour collecter, conférer de l’espace au son, mais c’est
vous qui me donnez ». Pour ma part, non seulement je laisse les musiciens respirer,
mais je respire avec eux. Par exemple, quand j’étais à Salzbourg l’an dernier,
j’ai répété avec les Wiener Philharmoniker, après la deuxième répétition, ils
m’ont dit « c’est très bien ce que vous faites, nous sommes très-très
contents, parce que depuis très longtemps vous êtes le premier chef qui fait du
rubato ». Ce qui montre aussi la différence avec la technique scolastique,
parce que beaucoup de chefs ont peur de ne pas obtenir une attaque simultanée.
Or, cela ne m’arrive jamais. On ne m’a jamais reproché de décalages, parce que
je respire avec l’orchestre. Et heureusement, les philhamoniker et moi nous
avons trouvé vraiment le très bon contact dès le début de la première
répétition. Nous avons tout de suite trouvé le son, ce qui fait la qualité des
très grands orchestres.
B. S. : Décomposez-vous le temps, lors de battues complexes ?
P. E. : Oui, mais là il faut avoir suffisamment d’expérience, parce que
les jeunes décomposent trop. Plus on acquiert d’expérience moins on le fait. On
sait plus précisément à quels moments il convient de décomposer, et cela ne me
sert pas pour me contrôler, mais seulement dans la communication entre moi et
l’orchestre. Pour un jeune chef, c’est le contraire, il décompose pour lui.
B. S. : Pierre Boulez vous a-t’il beaucoup appris ?
P. E. : Non, Pierre a une technique de pédagogue extraordinaire, en ne
disant rien. Une seule fois, après plusieurs années de collaboration à
l’Ensemble Intercontemporain, où nous avons travaillé ensemble :
« Pierre, pouvez-vous me dire si ce que je fais est bien ? Vous ne
m’avez jamais dit si c’est bon. » - « Vous êtes le seul à savoir si
c’était bon ou pas. C’est à vous à le voir. » Et il a absolument raison.
De plus, la preuve qu’il est content avec moi, c’est que je suis resté présent
dans son entourage.
B. S. : N’avez-vous jamais eu envie d’être le patron d’un grand
orchestre ?
P. E. : Non.
Le compositeur que je suis ne le veut pas. D’un autre côté, je suis trop
amical. Tant et si bien que je cherche toujours des amis, aussi dans
l’orchestre, et pour un chef ce n’est pas bon. A L’Ensemble Intercontemporain,
cela fonctionnait très bien parce que j’étais responsable seulement de la
musique, et l’administration était assurée par Brigitte Margé. Et quand j’étais
en Hollande, à Hilversum, j’étais le chef mais j’avais un très bon Orchestre
Manager. Je n’intervenais que pour la musique, alors ça marche très bien. De
fait, pour le côté musique je suis capable, mais comme administrateur je ne
vaux rien.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 3 mai 2009
N. B. : Pour l'opéra Le Balcon, voire Le bordel déjanté de Péter Eötvös :
http://brunoserrou.blogspot.com/2014/05/le-bordel-dejante-de-peter-eotvos-par.html