Paris. Opéra de Paris, Palais Garnier. Mardi 23 janvier 2018.
Kaija Saariaho (née en 1952), Only the Sound Remains. Photo: (c) Opéra d'Amsterdam
Pour son quatrième opéra, après L’Amour de loin (2000) et Adriana
Mater (2006) avec la même équipe constituée du librettiste Amin Maalouf, du
metteur en scène Peter Sellars et du chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, deux
commandes de Gérard Mortier, Emilie
(2010) avec le même librettiste mais pour l’Opéra de Lyon, Kaija Saariaho s’est
tournée pour son diptyque Only The Sound
Remains vers le théâtre nô japonais du XVe siècle, retrouvant pour
l’occasion le metteur en scène Peter Sellars tandis que le livret a été réalisé
par Ezra Pound d’après les travaux d’Ernest Fenollosa sur les pièces nô de
Zeami (1363-1443).
Commande de l’Opéra d’Amsterdam, où il a été créé en mars 2016,
en coproduction avec l’Opéra de Toronto, le Teatro Real de Madrid et l’Opéra d’Helsinki,
Only The Sound Remains réunit deux nô
japonais de Zeami (Tsunemasa et Hagomoro) composés pour deux chanteurs
solistes, deux quatuors, l'un vocal l'autre d'archets, percussion, flûte et kantele, un
instrument à cordes finlandais proche du koto japonais, le tout conjugué aux
murmures de l’électronique live. Les
deux chanteurs solistes sont un baryton et un contre-ténor.
Célébré pour ses interprétations du répertoire baroque, c’est
étonnamment dans une œuvre contemporaine qu’il a créée à Amsterdam voilà près
de deux ans que Philippe Jaroussky fait ses débuts à l’Opéra de Paris, Only the Sound Remains de Kaija Saariaho.
Ce n’est cependant pas sa première incursion dans ce domaine. « Ce
qui m’intéresse dans la création tient au fait que le chanteur est confronté à
des rôles écrits pour sa voix, contrairement aux œuvres du passé pensées pour
des chanteurs aux spécificités vocales bien à eux. »
Voilà quatre ans que, à l’issue d’un concert à la
Philharmonie de Berlin, le metteur en scène Peter Sellars s’est présenté au
contreténor. « J’avais envie de travailler avec lui depuis longtemps, mais
ce qui m’avait été proposé ne me convenait pas, regrette Jaroussky. ‘’Je viens
te voir parce que j’ai un projet avec Kaija Saariaho, que j’ai encouragée à se
saisir de deux pièces de théâtre nô du XVe siècle, et c’est ta voix
que J’entends dans cette œuvre’’ - Ok, mais je veux auparavant rencontrer la
compositrice et lui chanter sa musique. » Après réception des deux
premières scènes, Jaroussky retrouve par hasard Saariaho à New York. Il en
profite pour lui chanter les deux extraits qu’elle lui avait envoyés. Tous deux
satisfaits, le chanteur suggère à la compositrice d’écrire les deux parties de
son diptyque pour contreténor, alors qu’une soprano était à l’origine envisagée dans
le second. « Ce second volet de l'opéra n’étant pas encore écrit, j’ai pu travailler avec
Saariaho et Sellars sur ce dernier, précise Jaroussky. La première partie est
plus sombre, cette œuvre réunissant le Ying et le Yang. Le baryton représente
l’être humain, d’abord un prêtre puis un pêcheur, je suis pour ma part un
esprit torturé qui ne trouve pas le repos puis un ange féminin qui teste le pêcheur. »
Créé en mars 2016 à l’Opéra d’Amsterdam, Only the Sound Remains est constitué de deux opéras de chambre, Tsunemasa (Always Strong - Toujours fort)
et Hagomoro (Feather Mantle - le Manteau
de plumes). La musique est emplie de détails d’une beauté absolue, extrêmement
raffinée, comme s’en enthousiasme justement Philippe Jaroussky. Avec deux
chanteurs sur le plateau dans une ambiance singulièrement intimiste s’exprimant
au milieu d’un décor unique, une toile peinte signée Julie Merhetu de toute
beauté, et quelques lumières bien léchées de James F. Ingalls, Peter Sellars
joue avec les ombres, et propose une œuvre qui peut dérouter certains, les
passions humaines s’effaçant au profit d’une réflexion spirituelle et
philosophique. Dans la fosse, un troisième personnage s’impose, le kantele,
instrument à cordes pincées finlandais traditionnel brillamment tenu par Eija
Kankaanranta. Ces trois personnages centraux sont entourés d’un quatuor vocal
et de six instruments : quatuor cordes, flûte, percussion. L’écriture
vocale de Saariaho plonge ses racines dans le recitare cantando montéverdien que la compositrice finlandaise
maîtrise de façon exemplaire.
Les deux actes indépendants tournent autour de la lune, du
vent et des tourments de la nature humaine. Dans chacun, un homme est confronté
à une créature surnaturelle. Le premier s’attache à la figure de Tsunemasa,
courtisan mort au combat. Un prêtre entretien sa mémoire en priant près d’un
luth offert par l’Empereur à son favori. Tsunemasa lui apparaît sous une forme obscure
dont « il ne subsiste que le son » Le second volet, le Manteau de
plumes, rapporte les mésaventures d’un pêcheur qui cherche à s’approprier la
cape de la Tennin, un esprit lunaire, avant d’y renoncer au profit d’une danse
du plaisir.
Les deux volets à l’écriture toute aussi raffinée et
onirique, plongent tel un songe dans des atmosphères opposées, la première façon
murmure, sombre, intérieure, contemplative, répétitive, la seconde lumineuse, contrastée,
plus dynamique et rythmée. Si la première partie semble s’étirer un peu, ce n’est
pas le cas de la seconde, plus fluide et effervescente, mais aussi plus courte
(cinquante minutes contre une heure dix), avec en outre la présence attachante d’une
danseuse ange par une ballerine vêtue de blanc et aux gestes fort bien adaptés
au sujet, spectre de Tsunemasa (superbe Nora-Kimball-Mentzos). Toute de finesse
et de subtilité, la mise en scène de Peter Sellars s’appuie sur le geste, avec
la précision, la densité, la variété du mime, intensifié par une direction d’acteur
au cordeau. Mise en scène, décor, costumes, lumières entre en résonnance
parfaite avec la musique de Kaija Saariaho, le tout enjolivé par les voix. D’abord
celle, plastique, chaude, infaillible et pure du baryton Davône Tines à qui
revient les rôles humains, le Prêtre, le Pêcheur, d’une tenue et d’une humanité
bouleversantes, et Philippe Jaroussky, dans ces emplois de personnages venus du
ciel, l’Esprit, l’Ange écrits pour lui, impose sa voix pleine, brillante et
infaillible qui, espérons-le, devrait inciter les compositeurs à écrire de plus
en plus pour lui.
Dans la fosse, les quatre voix des Theater Voices sont d’une
beauté, d’une homogénéité et d’une agilité à toute épreuve dans leur partie génialement
écrite par une compositrice qui connaît parfaitement le style madrigalesque. En
familiers de l’œuvre de Kaija Saariaho, les sept musiciens dirigés avec art par
Ernst Martinez Izquierdo participent à la poésie et à l’envoûtement de cette
production.
Bruno Serrou
Cette production a été captée à l’Opéra d’Amsterdam et est
disponible en DVD chez Erato
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