Paris, Salle Pleyel, jeudi 14 novembre 2013
Maurizio Pollini. Photo : DR
Fidèle
de la Salle Pleyel, où il a notamment donné de 2009 à 2013 le cycle « Pollini
Perspectives » qu’il a achevé en mars dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/extraordinaire-final-des-pollini.html),
Maurizio Pollini a présenté devant une salle bondée un récital dont il a le
secret, une première partie grand public, une seconde requérant une écoute plus
concentrée et une oreille plus ouverte, avant de conclure sur deux bis des plus
populaires. A l’instar d’un Karajan autrefois ou d’un Abbado aujourd’hui,
Pollini attire curieusement un public snob et hautain, voire dédaigneux, réfractaire
la nouveauté, alors même qu’il s’est toujours attaché aux questions sociales et
qu’il est un farouche défenseur de la création musicale la plus novatrice.
Ainsi, l’autre soir, ai-je pu entendre malgré moi avant le début de son récital
et pendant l’entracte les conversations d’un jeune couple de 25 à 30 ans
consacrées à l’achat d’un appartement à Neuilly-sur-Scène dont Monsieur
préfèrerait qu’il fût situé métro Sablon, car plus proche du bois de Boulogne
et moins populaire, plutôt que Pont de Neuilly, choix de Madame. Autres
spécificités du comportement du public de Pollini, les applaudissements intempestifs
entre deux mouvements de sonate, des toux grasses, des raclements de gorge gutturaux
de stentor faisant tout leur possible pour déranger les 2400 spectateurs et le
pianiste lui-même d’un gougnafier sénile qui se croyait seul face à son vieux
pick-up, qui constatera haut et fort à la fin du récital combien Debussy est « chiant »
avant de s’enthousiasmer de façon délirante à la suite des deux bis donnés par
Pollini en hurlant « Ah, enfin de la musique » ! »…
Vainqueur
en 1960 du Concours de Varsovie, Maurizio Pollini reste depuis plus de cinquante
ans un brillant interprète de Frédéric Chopin, dont il exalte à la fois les
couleurs et la profondeur. Avec le pianiste italien, le compositeur polonais est
à la fois sensuel et coloré, vigoureux et analytique, intègre et profondément
humain, mais sans pathos ni asthénie. C’est sur le court Prélude en ut dièse mineur op. 45 que Pollini a ouvert son récital,
donnant immédiatement le ton de la soirée, magnifiant le charme et la
mélancolie inhérents à cette page mais sans excès. Saluant brièvement le public
comme s’il avait été dérangé dans son rêve, Pollini s’est rapidement lancé dans
la Ballade n° 2 en fa majeur op. 38 que
Chopin a dédiée à Robert Schumann et qui alterne épisodes de douceur, à l’instar
des mesures initiales, et de fermeté, voire de violence, comme dans le Presto con fuoco qui s’enchaîne
immédiatement ou dans la coda où le déchaînement sonore atteint son paroxysme
avant que la conclusion ne retourne dans le climat de douceur liminaire. Pollini
a donné de cette Ballade bipolaire une lecture d’une grande diversité à
laquelle il a néanmoins instillé une unité de forme et d’élan, ne ménageant pas
son jeu, au risque d’accrocher une note étrangère à l’arpège ou à l’accord. Ce
qui lui arrivera également dans la célèbre Sonate
n° 2 en si bémol mineur op. 35 que Chopin élabora entièrement autour de la
Marche funèbre que précèdent deux mouvements vifs, l’un radieux et passionné l’autre
grinçant, et que suit un court final aux pulsions fébriles. De cette œuvre puissante
et originale, Pollini fait un immense poème pour piano, donnant néanmoins un
tour désincarné à ces pages gorgées d’intentions, y compris dans la Marche funèbre dans laquelle Chopin semble
commémorer l’insurrection de Varsovie de novembre 1830, où le pianiste a
souligné non sans une sereine distanciation, la progression inexorable et le
chant bouleversant du magnifique trio central dont il a magnifié le charme
mélodique au cœur de l’affliction qui émane de l’ensemble du mouvement.
La
seconde partie du récital était consacrée au seul premier livre des Préludes de Claude Debussy. L’on sait la
dette que ce dernier reconnaissait devoir à Chopin, « le plus grand de
tous », développant son propre style à partir de celui de son aîné. Ecrivant
à l’instar de Chopin Etudes et Préludes, ces recueils marqueront la dernière
époque créatrice de Debussy. Mais dans ses propres Préludes, il vise un autre
objectif que son aîné, qui entendait dépeindre des états d’âme, des instantanés
psychologiques, tandis que ses préludes évoquent des atmosphères, des paysages
et des personnages de façon symbolique et suggestive. Le son corsé du pianiste
italien donne au Livre I des Préludes un fort impact physique, loin
des sonorités brumeuses que de trop nombreux pianistes mettent encore en avant.
Ainsi, l’objectivité de l’approche de Pollini peut déstabiliser tant la
distanciation est grande, comme dans la Sérénade
interrompue, il instaure une extrême sévérité de ton et un rythme presque
métronomique. Mais la grâce, la liquidité et la dextérité du toucher, les
couleurs qu’il exalte, la fluidité et la légèreté des doigts, la puissance et
la souplesse des mains sont au service d’un style et d’une intelligence
suprêmes qui sont aussi d’un poète du piano saisissant la moindre intention de
Debussy dont le sommet de la soirée restera indubitablement une sublime Cathédrale engloutie, dont les
intentions oniriques ont résonné comme sous d’immenses voûtes de cathédrales
envahie par les flots.
Bruno Serrou
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