Philippe Manoury. Photo : DR
Né le 19 juin 1952, aujourd’hui à la tête d’un catalogue
qui compte plus de quatre-vingts œuvres couvrant tous les répertoires, de la
musique soliste à l’opéra, Philippe Manoury a rejoint en 1981 l’institut fondé
cinq ans plus tôt par Pierre Boulez et s’y est attaché à la recherche dans
l’interaction en temps réel entre instruments acoustiques et informatique.
Professeur de composition et de musique électronique au Conservatoire National
Supérieur de Musique de Lyon de 1987 à 1997, il a été compositeur en résidence
à l’Orchestre de Paris entre 1995 et 2001 et responsable de l’Académie
Européenne de Musique du Festival d’Aix-en-Provence de 1998 à 2000. De 2004 à
2012, il a partagé son temps entre l’Europe et les Etats-Unis, où il a enseigné
la composition à l’Université de San Diego. Aujourd’hui, il est compositeur en
résidence de l’Orchestre de Chambre de Paris et professeur de
composition au Conservatoire de Strasbourg. Sur son blog personnel, où il fait
part de ses recherches et de ses réflexions qui s’avèrent riches en
enseignements dans un style et un langage accessible à tous, il a publié les
sentiments que lui inspire la conférence de Jérôme Ducros (http://www.philippemanoury.com/?p=5182)
prononcée dans le cadre des cours
dispensés par Karol Beffa au Collège de France pour l’année 2012-2013. La
publication des ce texte sur mon site entre en résonance avec celle de la lettre de Pascal Dusapin (http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/lettre-de-pascal-dusapin-au-directeur.html)
et de l’article de Marc Monnet (http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/marc-monnet-de-la-pauvrete-de-la-pensee.html).
° °
°
Le pianiste Jérôme Ducros fait une conférence au Collège
de France intitulée : « L’atonalisme et après ? » (http://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/index.htm#|q=/site/karol-beffa//_audiovideos.jsp|p=http://www.college-de-france.fr/site/karol-beffa/seminar-2012-12-20-15h00.htm|). Cela commence ainsi : on
projette juste quelques secondes d’une vidéo où le grand pianiste Maurizio
Pollini écrase le clavier d’un piano avec ses deux bras. Bien sûr qu’en
quelques secondes on ne peut rien saisir. Arraché à tout contexte, cela
paraît même à la limite du respectable. Un peu plus tard, Ducros nous fera
écouter plusieurs minutes d’une musique qu’il trouve belle. Cette fois-ci, la
durée de l’exemple nous permettra d’en saisir le contexte, et la cohérence sera
retrouvée. Cette stratégie, Jérôme Ducros l’emploiera tout au long de sa
conférence : la mise hors contexte de ce qu’il désire attaquer pour
obtenir plus facilement l’adhésion de son public. Le postulat dont il part et
dont il cherche à nous convaincre est le suivant : la musique atonale n’a plus
d’avenir, seul le retour à la tonalité pourra sauver la création musicale.
Cela fait plusieurs décennies que se
déploie, dans le domaine de la musique, un discours prônant le retour pur et
simple à la tonalité d’autrefois, le modernisme du XXe siècle étant même vu comme
une sortie de route dans le cours de l’Histoire, comme une erreur. Ce type de
réaction vis à vis de l’époque qui a précédé est, somme toute, assez
naturel ; il ne s’agit assurément pas du premier du genre. Ceux qui tiennent ce
langage ne sont pas des ermites, loin de là, puisque la chaire de création
artistique du très prestigieux Collège de France leur a été attribuée cette
année dans la catégorie « musique ». Rien de scandaleux dans ce choix
car, après tout, un débat esthétique pourrait ainsi naître dont notre époque a
grand besoin.
Le modernisme en art serait devenu un nouvel
académisme, nous dit ce « néo ». Et pourquoi n’en serait-il pas
ainsi ? Pourquoi devrait-il échapper à un phénomène qui, sans exception, a
existé à toutes les époques et a touché les plus importants courants
artistiques ? Rappelons-en quelques-uns parmi ceux qui ont jalonné
la musique depuis l’après-guerre : le sérialisme, la musique conceptuelle, les
œuvres aléatoires, les musiques à contenu politique, le théâtre musical, la
musique concrète, la musique spectrale, l’improvisation totalement libre, le
minimalisme, la musique répétitive, la computer music… J’ai connu de très près
tous ces styles, et tous, à un moment de leur histoire, ont engendré leur
propre académisme. Aujourd’hui les tendances esthétiques se cristallisent
autour des musiques bruitées (telles que celle de Lachenmann en Allemagne ou
celle de Sciarrino en Italie), et plus récemment un courant
« saturationniste » est né en France (Bedrossian, Cendo, Robin) ; courant
peut-être encore trop jeune pour avoir engendré son propre académisme. Tous ces
courants ont aussi apporté quelques chefs-d‘œuvre. Rien de nouveau sous le
soleil. Là où, selon Jérôme Ducros, le bât blesse, c’est que le
modernisme, qui s’est toujours distingué par la volonté de briser les règles,
entre en contradiction avec lui-même car son propre académisme prône
l’obligation d’obéir à des règles dont la première est de ne pas les respecter.
Comme tant d’autres l’ont fait avant lui, Jérôme
Ducros, au nom des néo-tonaux, reproche au modernisme d’avoir tout saccagé. On
a, bien sûr, entendu cela à différentes périodes de l’histoire :
Beethoven, Berlioz, Wagner, Cézanne, Flaubert, Mallarmé, Debussy… faut-il
sempiternellement rappeler les mêmes situations ? Les fils de Jean-Sébastien
Bach refusaient le style contrapuntique de leurs aînés (dont celui de leur
père) et lui ont substitué un style plus linéaire, fondé sur le développement.
Ce style allait devenir très vite celui que l’on nomme aujourd’hui « le
style classique ». Certes, ils n’ont pas brisé les règles de la tonalité,
mais celles, plus générales, de la composition. Selon Jérôme Ducros, la tonalité
est La règle à ne pas briser car, sans elle, disparaîtraient les
fondements mêmes du « sens de la musique », de ce qui fait que
nous la suivons, l’anticipons parfois, et avec laquelle nous entretenons un
rapport qu’il qualifie de « naturel ». Je m’attacherai à montrer que
cette vision des choses non seulement est loin de pouvoir être
prouvée, qu’elle confond un cas particulier avec une situation générale,
qu’elle passe volontairement sous silence des pans entiers de l’Histoire, mais
aussi qu’elle fait l’économie de toute pensée autocritique ; et, plus grave,
qu’elle se sert d’explications et de pseudo-démonstrations ahurissantes de
contre-vérités. Là, les bras nous en tombent ! Comment est-il possible
qu’un musicien de cette qualité, compositeur (il ne montre cependant pas ses
propres compositions), brillant conférencier, excellent pianiste et musicien
doté d’une très solide culture, puisse traiter le sujet avec autant de
grossières approximations, de désinvolture et surtout de mauvaise foi ? Ce
pourrait être un canular, mais le Collège de France n’est pas vraiment le lieu
le mieux approprié à ce genre de plaisanteries.
La comparaison risquée entre musique
et langage
Jérôme Ducros nous expose d’abord quelques notions
fondamentales, indispensables à notre rapport intelligent avec la musique, et
entreprend ensuite de nous montrer que le système tonal constitue non seulement
l’appareil théorique et pratique le plus puissant pour nous permettre
d’entretenir ce rapport, mais nous laisse encore entendre qu’il serait même le
seul qui vaille. Ce côté « naturel » (c’est moi qui souligne)
s’expliquerait par le fait que nous obéissons à des règles implicites, non
formulées, inconscientes, qui régissent à la fois notre perception de la
musique et notre usage du langage. De là à comparer la musique au langage il
n’y a qu’un pas, hasardeux autant que réducteur, et Ducros n’hésite pas une
seule seconde à le franchir. Il commence par invoquer les règles
« implicites » auxquelles nous nous soumettons dans le langage parlé
et que nous appliquons inconsciemment tous les jours. Il en irait de même,
selon lui, pour la musique tonale. Nous appliquerions implicitement des règles
dans notre perception de la musique, par exemple les résolutions mélodiques et
harmoniques, les anticipations, et ces règles sont explicitement codifiées dans
le système tonal. Musique (tonale) et langage seraient donc de même
nature. Regardons-y d’un peu plus près. Ce n’est pas la première fois qu’on
assimile la musique au langage. On parle souvent du « langage harmonique »
de tel ou tel compositeur. Les constructions de thèmes dans le
style classique - avec leurs membres qui se répondent,
s’enchaînent avec des systèmes de transitions, se referment sur une clausule
finale, s’ouvrent sur une continuation -ont été parfois mises en
relation avec les constructions de phrases dans le langage parlé. On évoque
aussi le « rythme » du langage, la « mélodie des mots », on
a assimilé certains textes à des constructions symphoniques (comme on a comparé
aussi certaines structures musicales à des architectures). Les deux champs sont
néanmoins loin de se recouvrir, même si des influences ont pu s’exercer de part
et d’autre. Certains écrivains, Joyce ou Faulkner par exemple, ont tentés des
expériences polyphoniques dans leur écriture. Quant à moi, il m’arrive
d’utiliser des formalismes que j’appelle les Grammaires Musicales Génératives
(qui ne doivent rien aux différentes grammaires des langues) pour composer
certaines de mes partitions. Il peut y exister des analogies, des similarités,
des ressemblances entre le langage parlé et la musique, mais en aucun cas
celles-ci ne renvoient à une quelconque structure profonde qui les
engendrerait. Les « idiomes », les « métaphores », les «
métonymies », les « enharmonies », les
« modulations », les « cadences évitées » ou les
« syncopes » sont des éléments fondamentaux et du langage et de la
musique mais ne s’échangent pas les uns contre les autres. Cette convergence
que tente Jérôme Ducros pour expliquer l’impossibilité à saisir un sens
implicite dans les musiques privées du support de la tonalité, alors que ce
sens serait pratiquement donné dans le cas du répertoire tonal, Ducros ne la
démontre absolument pas, ne pouvant rien trouver qui unifierait plus
profondément les structures du langage et celles de la musique, ou qui
permettrait au moins une telle comparaison. Ce type de propos n’est qu’une pâle
fumée qui cache une réalité bien plus complexe.
Si, en revanche, il y a une comparaison possible
entre la musique et le langage (et comparaison n’est pas raison), ce
n’est pas celle qui repose sur leurs constitutions propres mais sur un aspect
qui semble être commun à la manière dont nous les appréhendons l’une et
l’autre : leur charge cognitive respective. Comme le langage, la musique
s’apprend et s’apprivoise par l’accoutumance, la répétition, l’apprentissage,
et rien ne ressemble plus à un auditeur dérouté à l’écoute d’un style de
musique tout à fait nouveau pour lui qu’une personne égarée dans un pays dont
elle ne comprend pas un traître mot. La différence réside avant tout en ce que
nous cherchons à établir un rapport esthétique avec la musique (elle doit nous « plaire
») alors que notre rapport avec le langage est surtout d’ordre sémantique (nous
cherchons à le comprendre).
A propos du peuple chinois, Berlioz écrivit :
« Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme
les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête ;
les instruments dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de
véritables instruments de torture. » De telles comparaisons ne sauraient
être avancées de nos jours, et pourtant, ce que l’on entend parfois dire à
propos de certaines musiques contemporaines y ressemble étrangement. Parlant de
la musique atonale, Jérôme Ducros n’hésitera pas, au cours de sa conférence, à
insister sur les miaulements des chats. Un bébé acquiert les rudiments du
langage parce que ses parents lui parlent tous les jours. De la même façon, un
individu apprend à apprivoiser une musique quand il a la possibilité d’en
entendre souvent au cours de sa vie. L’environnement musical dans lequel la
plupart de nos contemporains sont plongés est ultra-schématisé, la muzak est dans tous les lieux publics,
le conditionnement, les habitudes et le goût pour la musique sont rudement
forgés par son omniprésence. Un bébé bambara n’est pas sensible aux mêmes sons
qu’un bébé allemand, que ces sons soient ceux du langage ou de la musique qui
les environnent au cour de leur croissance respective.
De cela, il ne sera bien sûr jamais question au cours
de la conférence de Ducros, l’essentiel de sa réflexion se concentrant sur les
rapports entre les sons comme le système tonal les a définis : la
vieille opposition consonance/dissonance. Comme si la musique se résumait à ce
seul particularisme ! Aucune musique ne repose jamais exclusivement sur des
relations qu’entretiennent ses hauteurs les unes avec les autres ; toutes
les (bonnes) musiques possèdent, pour notre plus grand bonheur, une riche palette
de caractéristiques qui relèvent du rythme, du phrasé, des timbres, des
contrastes, bref, de toutes les combinaisons de formes. Le système tonal est
une merveille de construction – aucun musicien sensé ne saurait le contester –
il n’en est pas pour autant le roc inébranlable sans lequel tout vacille.
Jérôme Ducros, comme l’ont souvent fait avant lui plusieurs musiciens
néo-tonaux, réduit la perception de la musique aux seules relations de
hauteurs.
La chasse aux fausses notes.
À ce sujet, notre pianiste-conférencier est maintenant
parti à la chasse aux fausses notes. Un vrai problème ! Il nous démontre
qu’une seule fausse note dans Mozart s’entend immédiatement tandis que
plusieurs dans Donatoni passent inaperçues. Il est vrai qu’il sera toujours
très difficile de repérer des fausses notes dans des musiques auxquelles nous
ne sommes pas habitués. Et les musiques atonales, quoiqu’aient pu penser
Schœnberg et Webern, sont souvent trop complexes pour le permettre. Que ne
tente-t-il pas, notre Aristarque, l’expérience avec des êtres qui n’ont pas été
éduqués dans notre culture ? Pense-t-il peut-être que la musique tonale
est universelle ? Croit-il qu’un Touareg ou un Pygmée pourraient facilement
déceler la fausse note chez Mozart ? Bien sûr, rien n’est dit des musiques
extra-européennes ni, d’ailleurs, de leur influence sur la « nôtre ».
Tel n’est pas le propos, pourrait-on m’objecter. Mais pourquoi les exclure
d’office de notre réflexion ? Les musiques du Japon, de Bali, de l’Afrique, de
l’Inde, du Moyen Orient (dans lesquelles Ducros peinerait probablement à
déceler des fausses notes) ne reposent pas sur le système tonal. Pourquoi ne
chasse-t-il pas les fausses notes également chez Stravinsky ou Bartók ? Faisons
l’expérience avec le début du Sacre du Printemps. L’un des exemples
est une transcription exacte, l’autre est truffée de « fausses
notes ». Pour qui n’aurait pas l’oreille suffisamment formée ni une
connaissance approfondie de cette partition, les deux sonnent
« acceptables » au regard du style.
Exemple musical 1 et 2 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Il n’y a pourtant pas moins de 27 différences entre
ces deux fragments ! Nous décelons des fausses notes chez Mozart car nous
connaissons fort bien les particularités du style tonal, pour y être habitués
depuis longtemps, pour ainsi dire depuis toujours. De la même manière, une
personne déjà assez cultivée en musique constatera des « fausses
notes » si nous introduisons un accord non-classé chez Mozart
Exemple musical 3 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
ou une cadence tonale chez Webern
Exemple musical 4 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Et notre expert de nous expliquer que les accords
s’entendent différemment selon les contextes dans lesquels ils sont plongés.
Nous ne le savions pas ! Je l’ai dit, nos oreilles – ô combien ! -
sont conditionnées. Mais la tâche du créateur consiste-t-elle à jouer sur des
réflexes « quasi-pavloviens » du plus grand nombre de façon à s’en faire
comprendre, ou, au contraire, à proposer des mondes alternatifs qui peuvent se
révéler infiniment plus riches que celui de notre quotidienneté sonore ?
C’est là une question d’éthique autant que d’esthétique dont Jérôme Ducros est
décidé à ne point s’embarrasser. C’est une manière bien étrange que de recevoir
les œuvres d’art en prenant comme principal critère de jugement notre habilité
à y déceler les éléments censés ne pas leur appartenir. La reconnaissance est-elle
l‘unique critère qui nous attache à elles ? Il est plus que probable, comme
Ducros le dit, que la musique atonale ne sera jamais aussi populaire que la
musique tonale. Est-ce là un critère pertinent pour juger de la valeur des
œuvres ? Demande-t-on à la poésie de Ronsard, de Leopardi, de Mallarmé ou
de Trakl d’être aussi populaire que les paroles des chansons de variété ou de
rock ? Demande-t-on aux pièces de Racine, Büchner ou Beckett d’être aussi
populaires que le sont les films de Walt Disney ou de Steven
Spielberg ? Le succès commercial de certaines formes d’expressions populaires
actuelles, tel le rap, ne s’explique certainement pas par le fait d’être
tonales ou atonales. Que les néos ne s’y méprennent pas : en
matière de popularité, c’est-à-dire en nombre d’écouteurs, ils sont bien plus
proches de ceux qu’ils incriminent comme compositeurs atonaux, qu’ils ne le
sont des stars planétaires de la pop-music. Avec cet appel à la chasse aux
fausses notes, nous avons, ici encore, un exemple de réduction de la perception
de la musique à ses seules relations de hauteurs.
La prévisibilité, l’inconnu et
l’attente récompensée
Jérôme Ducros fait décidément partie de ces personnes
- très cultivées dans leur domaine - qui ne trouvent rien de mieux à faire pour
le glorifier que de démolir ce qui n’en fait pas partie. Il fait une
démonstration magistrale des mécanismes liés au système tonal qui organisent
les phénomènes de prévisibilité (on devine une partie de ce qui va suivre car
on connaît le contexte général), l’ouverture sur l’inconnu (une cadence rompue
qui ne dit rien sur le futur) et l’attente récompensée (ce qu’on nous a fait
pressentir n’est pas venu au moment attendu, mais finit néanmoins par arriver…
comme une récompense). Ces mécanismes, et surtout le dernier, sont bien connus
des spécialistes des neurosciences et ont été depuis longtemps analysés par les
psychophysiologistes et les phénoménologues de la perception. C’est donc sur un
terrain solide qu’il s’avance cette fois-ci. Le système tonal avec ses
anticipations, ses résolutions, ses suspensions et ses retards était, en
effet, une merveilleuse machine pour aiguillonner la perception des
objets temporels. Mais pourquoi, grands dieux, faut-il
qu’il cherche à nous convaincre, par des raisonnements d’une
absurdité confondante, que seul le système tonal serait apte à y
parvenir ? Et il n’hésite pas à caricaturer à grands traits ! Il lance des
attaques qui reviennent comme un boomerang sur le sujet-même qu’il veut
défendre. Le voici qui se met au piano et joue le début d’une musique atonale.
Il en propose plusieurs continuations, aussi valables les unes que les autres
selon lui, et veut prouver de la sorte que tout est possible et que tout se
vaut puisque les éléments tonaux, qui autrefois organisaient cela à la
perfection, ne sont plus là comme les garants infaillibles de la perception
d’une œuvre musicale. Il est aisé de faire la même expérience à partir d’une
pièce dans le style de Debussy (compositeur que, sans doute, il affectionne
beaucoup) et qui n’offre pas, tant s’en faut, les mêmes garanties en termes de
prévisibilité et d’attente récompensée. Dans les trois exemples que je propose,
un seul est intégralement de la main de Debussy. Pour les deux autres, je
me suis permis d’imaginer d’autres continuations « plausibles » en
tâchant de respecter ce que je pense connaître du style de ce compositeur. Je
serais très curieux de voir en vertu de quelles règles, implicites ou
explicites, on arriverait à démontrer que seule la version originale est
la bonne solution à la proposition musicale initiale, en quoi cette proposition
impliquerait nécessairement celle choisie par Debussy, et en quoi les deux
autres ne satisferaient pas à l’attente induite par elle
Exemples musicaux 5, 6 et 7 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
J’ajoute, pour ne rien passer sous silence,
qu’analyser cette œuvre de Debussy en ne se contentant que de ce que le système
tonal nous offre, serait un échec complet. Debussy n’était pas « franchement
atonal », au sens où Jérôme Ducros entend ce terme, mais néanmoins
suffisamment pour avoir mis en déroute ce que la tonalité impliquait comme
prévisibilité dans le déroulement temporel de sa musique. Pour peu que l’on
soit naïf - fort heureusement je ne le suis pas - on
pourrait penser qu’un déterminisme absolu sous-tendait tout l’édifice de la
musique tonale et qu’à partir d’une proposition initiale, une seule et unique
continuation était possible ; ou encore que des procédés de
déduction étaient tellement intégrés aux diverses fonctions tonales qu’ils ne
laissaient pas le choix aux compositeurs. Tentons alors encore une
expérience similaire avec un autre style, celui-ci beaucoup plus ancré dans la
tonalité que le précédent : le style classique de Mozart et Beethoven. On
y reconnaîtra sans problème certains thèmes connus, mais les
conclusions seront différentes de celles que les compositeurs avaient choisies.
Sous cet angle, tout est explicable en partant des racines tonales ; cependant
qui pourrait ici encore prouver que, parmi toutes ces versions, une seule ne
satisferait pas aux attentes suscitées par la tonalité ?
Exemples musicau 8 et 9 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
La logique des enchaînements d’accords tonaux était,
il est vrai, d’une force indéniable, mais elle ne suffit pas à expliquer toutes
les décisions compositionnelles de cette époque. D’ailleurs on n’en finit pas
de les admirer pour avoir brisé certaines règles qui étaient alors en vigueur
dans le système tonal. Les ruptures rythmiques, les contrastes dynamiques, les
silences font partie intégrante de ce style et, parfois, ont plus de prégnance
au niveau de l’expression et de la perception que le substrat
harmonique qui les sous-tend. Jérôme Ducros ne peut évidemment pas l’ignorer,
mais il le passe volontairement sous silence, car son mot d’ordre reste
« le respect des règles tonales ». Nous sommes en présence, une fois
encore, d’un exemple de réduction de la perception de la musique à ses seules relations
de hauteurs.
De quoi les musiques atonales
semblent-elles manquer ?
Dans son combat contre la musique
« contemporaine », Ducros en appelle à un retour à des principes
fondamentaux qui auraient été bannis de l’expression musicale. Il a d’ailleurs bien
raison d’en isoler différentes particularités, car c’est grâce à cette
« mise à plat » que l’on peut concrètement savoir de quoi il parle.
Selon lui, il n’existerait plus de pulsations rythmiques, ni de mélodies
chantables, ni d’harmonie, ni, bien sûr, de centre tonal. Les
musiques atonales seraient devenues une grisaille sonore dans laquelle il
serait impossible à quiconque, même aux compositeurs eux-mêmes, de percevoir
des formes un tant soit peu profilées. La musique perdrait alors tout sens au
profit de recherches sonores vaines et sans avenir. Examinons le problème de
plus près.
Le sérialisme généralisé, qui a eu une très brève
existence au début des années 50, avait prôné la tabula rasa. Il
s’agissait pour ces compositeurs de refonder une esthétique musicale à partir
de bases entièrement nouvelles : le sérialisme (surtout celui d’Anton
Webern) et Mode de valeurs et d’intensités de
Messiaen en étaient les fondements. Cela constituait une réaction contre les
styles nationaux, voire nationalistes, qui avaient fleuri avant la guerre, et
de ce point de vue – on ne le dit pas assez – une musique
“d’après-catastrophe”. Mais laissons cet aspect historique. La démarche de ces
compositeurs visait surtout à se dégager des procédés et de la rhétorique de la
musique du passé. Quoi que l’on pense de ces œuvres-limites, elles n’en
demeurent pas moins le témoignage important d’un moment fort de l’histoire
d’après-guerre et il ne serait pas correct d’en critiquer l’émergence même ; ce
que ne font d’ailleurs pas les néos. Les œuvres de cette période, à laquelle il
faut également associer les premières partitions de Xenakis, étaient
caractérisées par l’abandon des pulsations rythmiques, des mélodies conjointes
ou linéaires, d’une pensée harmonique et, bien sûr, de la tonalité. C’était
essentiellement un discours pointilliste. La continuité du discours et a
fortiori la prévisibilité y étaient malaisées. Deux œuvres sont emblématiques
de ce style, toutes deux écrites directement sous l’influence de Mode
de valeurs et d’intensités de Messiaen : le premier livre
de Structures pour deux pianos de Boulez
Exemple musical 10 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
et Kreuzspiel de
Stockhausen
Exemple musical 11 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Dans la première, on perçoit nettement l’abandon des
éléments stylistiques que j’ai décrits plus haut, mais dans la seconde, on peut
constater que le discours est sans cesse soutenu par une pulsation régulière
fournie par la percussion, ce qui invalide, ne serait-ce que provisoirement,
cette affirmation de l’absence de pulsation et de tempo reconnaissable dans les
œuvres de ce style. Et là se trouve la plus grossière erreur d’appréciation
historique de la critique de l’atonalisme faite par Ducros et plusieurs autres
: la musique contemporaine serait, encore aujourd’hui, ligotée par ces traits
stylistiques. Cette idée est rabâchée à l’envi depuis de si nombreuses années
que l’on finit par se demander s’il s’agit d’une erreur ou d’une négation
volontaire : comment ne pas reconnaître que ce style de latabula rasa n’a
duré que très peu de temps et que ce sont les compositeurs-mêmes qui l’avaient
forgé qui se sont très vite rendu compte de l’impasse dans laquelle il menait ?
Pierre Boulez a songé même à intituler son premier livre deStructures pour
deux pianos À la limite du pays fertile, reprenant ainsi le titre
d’un tableau de Paul Klee. C’est dire le peu d’illusions qu’il se faisait
lui-même à l’époque de sa composition quant à la pérennité d’un tel style !
Comment prétendre qu’il ne se serait rien passé depuis
cette époque, donc depuis 60 ans ? Que ces diktats, certes
proférés parfois de façon très arrogante, sinon agressive, typique
pour cette époque (de ce point de vue, le nouveau roman et la nouvelle vague du
cinéma n’étaient pas en reste), seraient toujours d’actualité
aujourd’hui ? Pourquoi faire semblant de ne pas voir tout un large pan de
l’histoire musicale contemporaine et pourquoi présenter la musique composée
aujourd’hui comme victime d’une chape de plomb quasi stalinienne qui
continuerait toujours d’oppresser les musiciens ? Quelle rancœur se cache donc
derrière ce qui apparaît, sinon comme une négation d’une histoire musicale, du
moins comme un aveuglement idéologique ? J’y reviendrai.
Comme je le disais au début de cet article, des
académismes ont fleuri autour de ce style de la tabula rasa, mais
ce ne sont pas les œuvres des suiveurs qu’il faut scruter, mais bien celles
des véritables créateurs. Je pourrais multiplier les exemples,
mais comme les noms de Boulez et de Stockhausen sont si souvent cités
comme ayant été les plus radicaux dans ce mouvement, c’est donc exclusivement à
partir de leurs œuvres que je construirai ma démonstration. Faut-il dès
lors fournir des preuves ? Il semble que ce soit, plus que jamais, nécessaire.
L’abandon de la pulsation ? Dès 1954, dans Le
marteau sans maître, œuvre qui a permis à Boulez de se dégager du
sérialisme généralisé, on entend déjà très clairement des tempi pulsés
Exemple musical 12 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Nous avons ici les pulsations, un tempo, mais
certes pas une harmonie stable. C’est donc cela qui manque ?
L’absence d’harmonie ? Dans Pli selon pli (1957-60)
du même, de nombreuses séquences sont établies sur une stabilité harmonique qui
“saute aux oreilles”
Exemple musical 13 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Mais ici, nous n’avons pas de pulsations ! Cela
manque aussi alors ?…
Prenons maintenant le fameux Klavierstück IX (1961)
de Stockhausen. Qu’est-ce qu’on y entend ? Un accord stable répété 140 fois
dans un tempo pulsé et régulier. Nous avons ici une harmonie stable et une
pulsation régulière, mais toujours pas de linéarité mélodique. Il y a
décidément toujours quelque chose qui manque !
Exemple musical 14 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
L’absence de mélodie (ou de linéarité mélodique) ?
Allons plus loin dans cette même pièce. Qu’y trouve-t-on ? Une gamme
chromatique. Stockhausen a écrit cette pièce en prenant justement les éléments
qui avaient été bannis du sérialisme généralisé. On pourrait très bien chanter
cette gamme chromatique linéaire car elle ne contient plus ces grands
intervalles disjoints propres au style post-webernien alors en
vigueur
Exemple musical 15 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
On retrouve bel et bien ces caractéristiques, censées
avoir été bannies, dans les musiques atonales des années 60, mais cela ne
convainc toujours pas notre “néo”. Ces éléments - répétitions,
pulsations, harmonies, linéarités mélodiques - existent
positivement, et qu’on n’aille pas croire que ces exemples sont des cas isolés.
ÉcoutonsÉclats/Multiple, Répons de Boulez, Momente, Mantra, Inori de
Stockhausen, Sinfonia, Circles de Berio, Jonchaies,
Rebonds, Pléïades de Xenakis, Kammerkonzert de
Ligeti ; ces œuvres en fourmillent. Seul un Luigi Nono ne
s’est pas aventuré dans cette reconquête des éléments centrifuges de la
perception musicale.
N’existe-t-il jamais de centre tonal dans les musiques
dites atonales ? Les musiques atonales respectent-elles toujours le vieux
principe de l’égalité fondamentale entre les 12 sons de la gamme
chromatique, responsable de cette « grisaille sonore indifférenciée »
que les néos dénoncent ? Il semble qu’il faille néanmoins, ici encore, apporter
des preuves. Il y a bien longtemps qu’a été utilisée l’idée d’introduire des
notes-pivots à l’intérieur d’un discours ne possédant pas de centre tonal (de
tonique), ni de hiérarchies définies a priori. C’est justement cette absence de
hiérarchies que reprochent les néos à la musique atonale. Pour eux, sans elles
tout se vaut car les probabilités d’apparition entre les sons (ou même entre
tout objet sonore) seraient toujours également réparties. Il est très fréquent
d’entendre des musiques atonales ayant un ou plusieurs centres de gravité (des
sortes de pseudo-toniques) qui attirent l’oreille de façon tout à fait
prégnante. Il ne s’agit pas là, bien sûr, de véritables toniques, ni de
musiques tonales, toutefois une hiérarchisation sonore ainsi se met en place
qui occupe une fonction comparable à celle que la tonique a occupée autrefois. Polla
Ta Dinha de Xenakis ou Inori de Stockhausen sont
grandement fondés sur l’obsession d’une seule hauteur. Dans ma Passacaille
pour Tokyo, j’ai également conçu une composition de plus de 20 minutes
autour d’une note centrale, point de gravitation sonore de tous les événements
qui tournent autour :
Exemple musical 16 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
N’y a-t-il jamais rien de chantable dans l’atonalisme
comme continuent de l’alléguer ces musiciens adeptes du grand retour ?
J’ai composé En écho au début des années 90, un cycle de
mélodies pour soprano et électronique en temps réel qui utilisait des méthodes
très expérimentales. À aucun moment une rhétorique tonale n’est venue
chatouiller mon esprit, fût-ce dans un style classique, romantique ou
postromantique. Chacun pourra juger de la « chantabilité » de cette
musique :
Exemple musical 17 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Et pourquoi diable ces néos n’apprécient-ils pas non
plus la musique spectrale ? Les harmonies y sont stables et souvent
consonantes, le tempo est bien là, la pulsation est très présente, la
répétition est à la base même de cette musique, comme le montre le début de Vortex
Temporum de Gérard Grisey :
Exemple musical 18 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
… mais tout cela ne les convainc pas. Il manque
toujours quelque chose. Qu’est-ce que cela peut-il être ? Le manque est
d’ailleurs justement ce qui a toujours été ressenti lors de l’apparition de
nouveaux styles. Souvent ce n’est pas tant le nouveau qui choque que l’absence
de l’ancien. Les préclassiques abandonnaient la polyphonie baroque, Beethoven
abandonnait la mélodie au profit de petits motifs, Wagner abandonnait l’opéra à
numéros et le bel canto, Debussy abandonnait le chant et les enchaînements
harmoniques tonaux, Stravinsky abandonnait les délices de l’impressionnisme,
Schœnberg (mais déjà Liszt) abandonnait le système tonal, Varèse abandonnait
les hauteurs tempérées, la génération des compositeurs de Darmstadt a, elle,
tout abandonné (sic), Xenakis abandonnait les lignes musicales au profit des
masses sonores, Cage abandonnait la notion même d’œuvre, la musique
électronique abandonnait les sons instrumentaux, Lachenmann abandonnait les
hauteurs… Voilà le florilège de ces illustres et notoires abandons qui, à
chaque fois, ont provoqué des nostalgies et des frustrations, et fait les
délices des atrabilaires.
Les descriptions que font certains néos de ce qui
manque à la modernité musicale de notre époque cherchent désespérément à
s’ancrer dans une réflexion sur le « langage musical » qui apporterait une
vision cohérente. Mais ces descriptions tournent lamentablement à vide. Ce
qu’ils désirent, c’est le « tout à la fois ». Et ce « tout à la
fois », c’est des harmonies tonales, une mélodie chantable et une carrure
rythmique dans le même temps. Ce qu’ils désirent ardemment, c’est
le retour des rhétoriques classiques et romantiques, des tournures mélodiques
chères aux compositeurs du XIXe siècle. Debussy qui déjà voulait « tordre
le cou à l’éloquence » s’est affranchi de toute cette rhétorique
classique et romantique. À bien y regarder, il apparaît que ces néos ne veulent
pas seulement revenir à la période d’avant Schœnberg, mais bien à celle d’avant
Debussy ! Ce sont souvent des musiciens complets, bardés de prix de
conservatoires et de diplômes, certains d’entre eux ont même été de petits
prodiges. Ils cultivent un amour passionné pour la musique classique tonale
d’autrefois qu’ils connaissent, pour la plupart d’entre eux, en profondeur. De
cela, je ne saurais les blâmer car je suis comme eux. Mais leur amour, à la
différence du mien, est exclusif et sans partage. Ils s’imaginent se saisir de
l’esprit même de ces chefs-d’œuvre du passé en cherchant à les copier
scrupuleusement. Ils me font penser à Pierre Ménard, ce personnage imaginé par
Borges qui, reproduisant mot à mot, au XXe siècle, le Quichotte de
Cervantes, ergo dans un style « archaïsant », et qui pêchait
« par quelque affectation », pratiquait finalement « la
technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées ».
Ces néos veulent construire des meubles modernes dans
des formes anciennes, n’hésitant pas à les patiner et même à y
creuser des trous, comme pour faire croire que des vers les
auraient rongés au fil du temps. Ces
néos sont des restaurateurs. Et pour gagner l’adhésion instantanée d’un
public à peine informé sur les choses musicales, ils s’amusent à en improviser
des caricatures à grands traits ; en un mot, du chiqué !
Tonal/atonal : les limites
d’une comparaison hâtive
La mise en opposition du tonal et de l’atonal, comme
systèmes de composition, est un non-sens. Le système tonal a mis plusieurs
siècles à s’édifier, et comme bien d’autres systèmes il a fini par s’effondrer.
Je ne reviendrai pas sur les conditions de cet effondrement, cette
histoire est bien connue. Mais, peut-on opposer un quelconque système
atonal à un tel monument séculaire ? Cela n’a pas de sens. À côté de lui,
le sérialisme, tentative la plus systématisée pour le remplacer, n’est qu’un
édifice minuscule. Il n’a perduré que quelques décennies et ne constitue pas en
lui-même un système de composition suffisamment élaboré pour prendre en charge
toute la pensée compositionnelle. Le plus grand apport de Schœnberg n’est
certainement pas d’avoir mis au point le système de séries, mais plutôt d’avoir
supprimé un rapport hiérarchique déterminé a priori entre les
sons. Déjà Liszt par ailleurs, dès 1854, avait pressenti cela dans le début de
sa Faust Symphonie. Cela n‘implique nullement l’absence de
hiérarchies ; celles-ci peuvent désormais être élaborées, si le besoin s’en
ressent, sans être imposées de l’extérieur. Il est important de comprendre que,
si l’on peut expliquer certains aspects d’une œuvre en se référant au système à
partir duquel elle est composée, aucun système, aussi sophistiqué soit-il, ne
saurait jamais expliquer l’œuvre. Toute pensée compositionnelle prend des décisions
importantes, engage des orientations, affirme un style, cultive une expression,
qui ne sont pas répertoriés dans un système de références donné, même s’il lui
arrive de prendre appui sur lui. On n’expliquera jamais la richesse d’une œuvre
de Mozart par son appartenance au système tonal, pas plus qu’on n’expliquera
une musique de Webern par la série qui la sous-tend, ou la beauté
d’un tableau de Botticelli par le fait qu’il repose sur la proportion dorée.
Une œuvre est un monde en soi, un univers parallèle, qui porte en lui les
traces incommensurables des intuitions, des pensées, des choix, des ratures,
des utopies et des désirs qui ont présidé à son éclosion. La rage vengeresse
qui anime ces musiciens néos leur fait tenir un discours simplificateur qui
perd de vue toute perspective et toute hauteur de jugement. Ils finissent par
ne voir la musique que par le petit bout de leur lorgnette : celui qui
légitime l’acte créateur par le ” système ” au sein duquel il est supposé avoir
pris naissance.
La vitesse de l’Histoire
Jérôme Ducros atteint des sommets dans la mauvaise
foi quand il aborde le sujet de l’évolution musicale. Il s’étonne tout
d’abord que Boulez lui-même ait déclaré qu’il y avait plus de changements
autrefois entre les générations de compositeurs qu’il n’y en a aujourd’hui.
D’abord est-ce bien sûr ? Ce genre d’exercice est toujours assez scabreux,
et l’on peut faire dire ce qu’on veut aux styles et aux dates. Mais regardons
des œuvres étalées sur des périodes d’environ 20 ans. Entre Pli selon pli de
Boulez, datant du début des années 60,
Exemple musical 19 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
et Transitoires de Grisey, datant de
1981,
Exemple musical 20 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
ne s’est-il rien passé ?
S’agit-il de la même esthétique ? Entre Kontrapunkte de
Stockhausen (http://www.youtube.com/watch?v=Tnr9GWVIhX8), composé en 1952,
et Pression de
Lachenmann (http://classical-music-online.net/en/production/10162), écrit dix-sept ans après, n’y-t-il pas de différences ?
Ces œuvres sont-elles vraiment de styles plus
proches que le dernier concerto pour piano de Beethoven, datant de 1808,
Exemple musical 21 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
et le second de Chopin, composé vingt-et-un ans plus
tard ?
Exemple musical 22 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Il ne s’est passé que 90 ans entre la dernière œuvre
de Bach et le premier des grands opéras de Wagner. C’est évidemment peu si l’on
compare l‘évolution du style. En revanche, si l’on pense aux Bagatelles d’Anton
Webern, de 1913,
Exemple musical 23 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
on aura du mal à imaginer qu’elles ont été écrites un
an avant le Trio de Ravel
Exemple musical 24 : http://www.philippemanoury.com/?p=5182
Il n’y a pas beaucoup d’enseignements à tirer de ce
genre d’exercice, mais il peut parfois être intéressant. Seulement Jérôme
Ducros, de ce point de vue, va pousser le bouchon fort loin. Rien, décidément,
n’arrête notre homme dans l’exercice de la manipulation historique. Il présente
4 extraits d’œuvres dont les textures musicales se ressemblent à s’y méprendre
; la plus récente de ces œuvres date d’il y a quelques années et la plus
ancienne remonte à la fin du XVIIe siècle. Pour éclairer sa comparaison, il a
la délicatesse de signaler que l’exemple le plus ancien était censé imiter les
miaulements de chat ! Il a dû se donner un mal de chien pour concocter cette
démonstration qui cherchait à prouver qu’en dehors de la tonalité rien ne
bouge. Sans scrupule, pour éclairer la grande Histoire par une petite anecdote,
il est allé chercher de petits extraits, tous composés à partir de glissandi,
de micro tonalité, dans un déroulement assez lent, pour nous démontrer
que Varèse, Carter et Ferneyhough composaient à peu près la même
musique sur près d’un siècle : une sorte de grisaille sonore
indifférenciée. Le vieux procédé qui consiste à faire dire à une phrase autre
chose que ce qu’elle dit vraiment en la sortant de son contexte semble marcher
à fond ! Là encore, l’effet de boomerang est garanti. Ce qu’il profère sur les
musiques atonales pourrait très bien se retourner contre les musiques tonales.
Prenons, par exemple, une succession d’arpèges montants et descendants
rapidement sur un accord parfait et cherchons-en des exemples dans un florilège
d’œuvres tonales allant de Bach à Ravel ; et ensuite, déduisons-en que le
système tonal n’a pas su produire d’autres figures que celle-ci !
Donner des exemples aussi partiaux et aussi courts
relève de la supercherie. Un tel manque de rigueur s’apparente à une
grossièreté qui souille les murs de la maison dans laquelle elle s’est étalée. Jérôme
Ducros prône le retour à la tonalité ; eh bien, celui-ci est de taille.
Voici le Trio qu’il composa en 2007. Cette fois-ci, vous
disposez de plus de 13 minutes pour prendre la mesure d’une anti-modernité revendiquée
!
Le retour : seule alternative à
la caducité du modernisme !
L’une des idées les plus appuyées de Jérôme Ducros est
la suivante : « Le summum du moderne ayant été atteint, écrire
après, quoiqu’il arrive, c’est «revenir». Comment s’étonner dès lors que l’on
plaide pour une remise en cause radicale des dogmes vingtiémistes plutôt que
pour leur perpétuation sous une forme édulcorée ? ». Les dogmes
vingtiémistes ? Ce qu’au détour de ses phrases Ducros dit, sans la moindre
nuance, sans la moindre analyse historique un tant soit peu scrupuleuse,
s’apparente bel et bien à une rumeur, voire à des ragots. Ducros perpétue
cette obsession selon laquelle une évolution darwinienne tiendrait lieu de
l’histoire de l’art et que celle-ci, ayant atteint son stade ultime, serait
désormais close. Il continue d’insinuer qu’il n’y a pas eu d’assouplissement
dans la pensée musicale depuis l’époque de la rigide tabula rasa. Et
quand, accidentellement, chez tel ou tel compositeur, il en admet quand même
une certaine dose, il l’interprète comme une timide tentative pour renouer avec
des codes anciens, sous peine de demeurer incompris. Il colporte,
encore et toujours, cette idée saugrenue que les artistes modernes n’auraient
jamais admis que l’histoire pouvait être autre chose que progrès. Depuis
plusieurs années, certains néos luttent contre une hypothétique ligne droite
fléchée qui indiquerait la tendance progressiste (et par là même destructrice)
de l’art ! Ils savent pourtant que l’histoire de la musique est truffée de ces
« petits retours ». Mozart et Beethoven ont réintégrés la pensée
polyphonique préclassique dans leurs dernières œuvres (les fugues). Debussy est
revenu aux modes anciens d’avant la tonalité, ainsi qu’au diatonisme d’avant le
chromatisme. Dans certaines parties de Parsifal, Wagner a délaissé
l’ultra-chromatisme, dont il avait été le champion, au profit de la modalité.
DansLulu et dans son Concerto à la mémoire d’un ange, Berg a utilisé
des séries qui donnaient naissance à des harmonies consonantes sous formes
d’accords parfaits. Je ne reviendrai pas sur les styles
« contemporains » dont j’ai montré plus haut quelques-uns des
« assouplissements ». Dans tous ces exemples, nous ne voyons pas de
retours en arrière stylistiques, mais bien des élargissements, des
assouplissements de la pensée musicale en vue d’en tirer des expressions
inédites. Certains néos - dont Jérôme Ducros qui est l’un de
leurs porte-paroles -simplifient à outrance la réalité : ils
arborent les appellations « tonales » et « atonales » comme
autant d’étendards derrière lesquels ils aimeraient sans doute voir se presser
des esprits grégaires tout juste aptes à se contenter de cette dichotomie à bon
marché sans notion aucune de ce qui se joue réellement dans la création
musicale. Ils se montrent aussi incapables de considérer les œuvres dans leurs
singularités propres qu’ils le sont de proposer pour l’art autre salut que
celui de revenir sur ses pas. Serions-nous donc condamnés à éternellement
répéter ce qui a déjà été dit ? Quelles seraient alors les solutions pour
sortir de cette impasse, pour éviter cet hapax historique qui très vite,
incessamment sous peu, signifierait la fin de l’art ? Ces questions, hélas,
ne sont pas posées et, par conséquent, les réponses, fussent-elles provisoires,
ne sont point esquissées.
Le langage du ressentiment
Comment comprendre qu’un tel discours ne se contente
que d’une avalanche de récriminations sans que rien ne soit dit des promesses
supposées d’un retour aux valeurs tonales ? Mises à part les quelques
phrases flatteuses, ô combien complaisantes, sur les beautés de la
musique de son hôte Karol Beffa, Jérôme Ducros ne nous donne pas le moindre
exemple de ce à quoi il aspire, hormis ce grand retour salvateur. Rien n’est
dit sur la nécessité intérieure qu’il y aurait à composer à nouveau des œuvres
franchement tonales et tout empreintes des caractéristiques de la musique
romantique. Rien n’est dit sur l’urgence de créer des mondes sonores qui
auraient leur propre authenticité grâce à l’invention de quelque forme
d’expression nouvelle. Ce qui transparaît cependant, caché sous un
chapelet de rictus sans joie, est un désir de revanche, de reconnaissance
sociale et institutionnelle. Et cela semble tenir lieu de projet
artistique à certains de ces néos. Ils veulent récupérer le pouvoir qui,
pensent-ils, a été confisqué par les tenants du modernisme. Qu’ils nous
montrent leurs œuvres plutôt que leur soif de vengeance. Qu’ils ôtent ce masque
d’amertume et nous montrent leurs désirs avec plus de joie, et surtout sous une
autre lumière que ce sempiternel ressentiment à l’égard de la génération des
prédécesseurs. L‘arrogance qui est la leur aujourd’hui semble singer celle des
avant-gardes des années 50 qu’ils condamnent. Mais, à la différence de ces
dernières, ils ne nous font partager que leur désolation, ne nous montrant
guère d’autres chemins que celui qui nous ramènerait au bercail. Les
êtres de ressentiments, écrivait Nietzche, sont une race d’hommes
pour qui la véritable réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne se
dédommagent qu’au moyen d’une vengeance imaginaire. Qu’ils cultivent
leur part « active » au détriment de leur part
« réactive », et ce serait la condition, nécessaire, pour engager un
débat qui en vaille la peine.
Philippe Manoury
I wonder who would get such amazing and informative facts regarding electronic cables and types.
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