Henri Dutilleux (1916-2013)
Mort ce mercredi 22 mai 2013 à l'âge de 97 ans, jour du deux centième anniversaire de la naissance de son aîné Richard Wagner, Henri Dutilleux a rejoint le « Monde lointain » qu’il a si admirablement chanté en 1970 dans le concerto pour violoncelle qu'il avait composé pour Mstislav Rostropovitch. « S’il n’y avait qu’une seule œuvre qui me survive, j’aimerais que ce soit celle-là, me disait-il en 1995. Elle est liée à une part de ma vie. C’est aussi la forme, l’élan général, l’impulsion, le climat. J’y reste attaché parce qu’elle m’a envoûté longtemps après sa création. En outre, elle a beaucoup de pouvoir sur le public, bien qu’elle se termine "à la manière d’un enfant qui se prend pour une grande personne", puisqu’elle n’a pas de fin, restant en pointillé. Ce qui est difficile à assumer pour le soliste, mais cela porte très loin. »
Jusqu’à la fin, Henri Dutilleux se sera montré toujours actif. Enchaînant les œuvres nouvelles qu’il composait dans son atelier de l’île Saint-Louis jouxtant son domicile parisien, entouré de ses livres et des manuscrits des grands artistes de notre temps, et dans sa maison de campagne des bords de Loire en Anjou, et alors même qu’il était jusque dans les années 1990 un compositeur peu fécond tant il était exigent envers lui-même, il n’a cessé les vingt dernières années de sa vie de répondre aux commandes venant du monde entier.
Jusqu’à la fin, Henri Dutilleux se sera montré toujours actif. Enchaînant les œuvres nouvelles qu’il composait dans son atelier de l’île Saint-Louis jouxtant son domicile parisien, entouré de ses livres et des manuscrits des grands artistes de notre temps, et dans sa maison de campagne des bords de Loire en Anjou, et alors même qu’il était jusque dans les années 1990 un compositeur peu fécond tant il était exigent envers lui-même, il n’a cessé les vingt dernières années de sa vie de répondre aux commandes venant du monde entier.
Pour rendre hommage à cet être d'exception, et en attendant la parution de la grande monographie que lui consacre mon confrère collaborateur du quotidien Le Monde Pierre Gervasoni chez Actes Sud (1), je prends l'initiative de publier ci-dessous l'interview qu'il m'avait accordée en décembre 1995, dans la perspective de son quatre-vingtième anniversaire.
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°
Entretien de Bruno Serrou avec
Henri DUTILLEUX
Compositeur
Henri Dutilleux: Je n’ai
jamais lu cela... Mais je n’assiste pas aux concerts pour cette raison. J’y
vais parce qu’il faut s’intéresser intensément à la jeune musique. Parfois, je
suis attiré par ce que font des chefs que je connais. J’y vais donc
essentiellement pour m’informer. Je reproche à certains de mes confrères de ne
pas aller au concert, même ceux des milieux officiels. C’est bien d’y aller...
Je ne suis pas le Gustave Samazeuilh d’aujourd’hui, qui allait beaucoup plus
que moi au concert. C’était sympathique de sa part. Mais j’y vais surtout par
curiosité. Ces compositeurs que je vais entendre m’apportent toujours quelque
chose. Je refuse parfois leur musique, mais ne le leur dis pas trop. Mais, tout
de même, ce qui compte le plus pour moi c’est être à ma table de travail le
plus souvent possible. Parce que l’on pourrait croire que je ne suis jamais
dans mon travail. Mais je vous assure que je lutte pour me réserver des
périodes de continuité. Ce qui me manque en ce moment, parce que je voyage
beaucoup. J’ai passé deux mois à Tanglewood, et c’était fort passionnant. Et au
Canada.
BS: Qu’y avez-vous fait ?
HD: Quoique organisé à
l’occasion de mon quatre-vingtième anniversaire, j’ai demandé à participer aux
master classes de Tanglewood avant, parce que ce côté rituel, je n’aime pas
trop ça. Ce qui revient hélas pour chacun de nous à partir d’un certain âge. Au
Canada, j’étais invité à Toronto par Jukka Pekka Saraste qui dirige
merveilleusement l’orchestre de la ville, et à Ottawa. J’arrivais à Toronto
pour les répétitions et assistais aux concerts d’un véritable petit festival
qui m’était dédié. Ils n’ont pas tout joué, mais tout de même beaucoup
d’oeuvres. On m’a demandé de présenter ma musique avant chaque concert. Il y a
le pré-concert et le post-concert, tout ça en anglais ! Cela a tout de même
duré dix jours. Avec beaucoup d’explications. Mais c’est ainsi que l’on cultive
un public. Je suis néanmoins très réservé là dessus. Je l’étais déjà à l’époque
des Jeunesses musicales. J’estime qu’un compositeur doit rester de son côté. Il
faut avoir la position de l’auteur dramatique qui ne vient jamais saluer à la
fin des représentations, mais reste derrière le rideau à attendre, fébrile, le
verdict du public. A Tanglewood, Ozawa m’a invité à cette sorte de grande
université d’été... Mais on parle trop de mon anniversaire ! On sait à peu près
tout ce que j’ai fait. On n’imagine peut-être pas ce que je souhaiterai encore
faire, que j’espère avoir encore du temps devant moi et, surtout, la force de
travailler encore...
BS: N’avez-vous jamais
envisagé de tenir une chronique dans la presse ?
HD: J’ai écrit de part et
d’autre. Je n’ai pas approfondi autant l’écriture que certains de mes
confrères, mais on peut réunir quelques textes dans lesquels on perçoit mes
orientations. Certains proviennent de mes cours, qui sont plus ou moins
improvisés. Par exemple, quand j’étais au Centre Acanthes en 1980, j’ai partagé
cette cession avec Witold Lutoslawski pendant une quinzaine de jours. C’était
très dur. C’est un petit Tanglewood, et là j’avais travaillé un certain nombre
de choses pour avoir des notes sous les yeux, tout en improvisant beaucoup. Il
faudrait donc un peu développer, et surtout reprendre le tout dans un style
écrit.
BS: Et ces jeunes
compositeurs dont vous allez écouter les créations, les fréquentez-vous ?
HD: J’en connais beaucoup.
On ne sait jamais, il peut y avoir un grand parmi eux. Quand je ne connais pas
un nom, je vais au concert. Jacques Lenot avait disparu de la circulation parce
qu’il travaille beaucoup, je suis allé à son concert, malgré les grèves. Il y a
chez lui cette imagination foisonnante qui me séduit. C’est un tempérament qui
m’intéresse. Il y en a d’autres, très différents. Des gens comme Philippe Manoury, qui travaille à l’Ircam. J’aime
bien entendre ce qu’il fait, bien que je ne connaisse rien à l’informatique
dont il se sert, alors que, pour ma part, je compte beaucoup sur l’écrit, le
graphisme.
BS: C’est à dire qu’une
partition doit être belle à regarder avant d’être jouée?
HD: Et puis une partition
parle en elle-même. Il existe des rapports absolument évidents entre le monde
sonore, le graphisme, et surtout, l’écrit, le crayon, la gomme. J’ai une petite
collection d’autographes, par exemple Maurice Delage qui m’a offert cette page
de Stravinsky extraite de la Lyrique
japonaise, et une autre de Ravel, venue d’Une barque sur l’Océan.
BS: Vous êtes, comme
Bernd Aloïs Zimmermann, entre deux générations, après celle de l’Ecole de Vienne,
et avant celle de 1925. Vous avez eu vingt ans en 1936, donc au plein coeur du
Front populaire. En gardez-vous des souvenirs ?
HD: J’étais dans la
filière officielle du Conservatoire de Paris, avec le Prix de Rome en perspective.
J’étais dans la classe d’Henri Busser, que j’appréciais. Il y avait aussi à
l’époque Paul Dukas, mais il est mort en 1935. Dukas n’encourageait pas du tout
ses disciples à se présenter à des concours comme le Prix de Rome qu’il
considérait comme un vestige du XIX° siècle, uniquement orienté vers
l’opéra. – cela a changé grâce à André
Malraux. J’ai un petit peu participé à cette réforme. – Je suivais donc cet
enseignement. Puis la guerre est arrivée, ce qui a provoqué une véritable
cassure. J’aurais dû passer quatre ans à Rome. J’y suis resté à peine quatre
mois. C’était le régime mussolinien, le fascisme. La fin de la guerre d’Espagne
y a été fêtée de façon très indécente. Du coup, je me suis réfugié à
Florence... avant de renter à Paris. Je me suis rendu compte de mes lacunes –
j’en ai encore de nombreuses !... mais j’ai fait des progrès, du moins je me
permets de le croire -, mais à l’époque j’en avais beaucoup... Par exemple nous
n’avions pas au Conservatoire de classe d’analyse. C’est Claude Delvincourt qui
en a pris l’initiative. Outre Olivier Messiaen, il y a eu d’excellents cours,
comme ceux de Jean Gallon, de Maurice Emmanuel que l’on redécouvre. On se rend
compte qu’il n’y a pas en lui seulement le musicologue. C’est Emmanuel qui a
fait prendre conscience, notamment à Messiaen, de l’existence des modes grecs.
Je fréquentais ces classes, mais avec le recul je regrette de ne pas y être
resté plus longtemps. Quand j’ai été démobilisé, en septembre 1940, j’ai
beaucoup médité, et j’ai fait à Paris comme beaucoup à cette époque : il
fallait vivre. Je donnais des leçons, faisais travailler des chanteurs ; j’ai
aussi été répétiteur de la classe de chant quand le Conservatoire a repris ses
activités. Je suis un mauvais pianiste, mais je joue les chorals de Bach par
coeur, peux réduire mes partitions, même si ma femme, Geneviève Joy, m’aide
beaucoup, car c’était sa spécialité.
BS: Pendant la guerre
vous êtes donc à Paris, où vous donnez des cours...
HD: J’ai même été à
l’Opéra pour un remplacement qui a duré trop peu de temps. J’y ai participé à
la création française du Palestrina
de Hans Pfitzner, que je n’aimais pas. C’était une oeuvre trop sérieuse ! C’est
du beau contrepoint, c’était dur, et c’était en plus imposé par l’occupant
allemand. Il y avait beaucoup d’évêques sur scène. C’était loin d’être nul,
mais je n’aimais pas cette musique. On comprend, quand on la connaît, les
querelles qui ont opposé Pfitzner et Berg, spécialement à propos d’une analyse
de pièces de Schumann. Mais il savait écrire ! Je me faisais un peu chahuter par
les choeurs de l’Opéra, parce que je n’étais pas toujours irréprochable. Comme
je n’étais pas un très bon pianiste, j’ai connu des moments un peu difficiles.
Par ailleurs, je faisais des transcriptions, des arrangements pour des
cabarets, j’ai même orchestré du Chopin pour les boîtes à soldats. Et j’ai
donné quelques leçons d’harmonie, de fugue. J’ai aussi potassé les traités que
je n’avais pas eu le temps de travailler jusque là. Je donnais des cours
privés. Je n’ai jamais enseigné au Conservatoire... J’aurais pu y être à un
certain moment mais... Non, j’ai fait de l’enseignement à ma manière à l’Ecole
normale de musique, mais beaucoup plus tard. Et puis la Libération est
intervenue. C’est d’ailleurs à cette époque là que j’ai écrit deux sonnets de
Jean Cassou, après avoir lu ses trente-trois sonnets aux Editions de Minuit en
1944. J’en ai composé d’autres par la suite. On va les enregistrer dans leur
version avec orchestre – j’ai très peu écrit pour la voix. C’est un reproche
que je me fais –, à Londres dans quelques mois avec Yan Pascal Tortelier. Cela
m’oblige à revoir un peu l’un des sonnets car je me suis aperçu que j’avais
supprimé quatre vers de Cassou que je veux rétablir.
BS: Que jouait-on pendant
la guerre ? Un peu Stravinsky ?
HD: Pas beaucoup. Il y a
eu un concert Bartók, ce devait être en 1943, auquel j’ai assisté, avec Musique pour cordes, percussion et célesta.
Ma femme était au célesta. Charles Münch avait réussi à imposer l’oeuvre. On
donnait un peu de musique moderne. Honegger était souvent joué. Il y a eu les
concerts de la Pléiade, où ont été données les Visions de l’Amen de Messiaen. Je me souviens très bien de cela,
comme de l’exécution de mémoire des Vingt
Regards de l’Enfant Jésus par Yvonne Loriod Salle Gaveau, et des Petites liturgies avec Roger Désormières.
Mais c’était un peu plus tard. A la Libération, on commença à jouer beaucoup
plus Stravinsky, beaucoup Bartók, que l’on découvrait enfin. Mais je reviens
en arrière. La Société Triton, dont
s’occupait Henri Barraud et quelques autres comme Pierre Octave Ferroud, avait
invité Bartók dans les années 1937 ou 1938. Au Conservatoire, nous ne l’avons
pas su. Nous n’étions pas assez attentifs. Nous aurions pu entendre par exemple
la Sonate pour deux pianos et percussion.
C’est l’époque où d’ailleurs commençait à se manifester le groupe Jeune France,
qui après coup, m’a intéressé, alors que je n’en soupçonnais d’abord pas
l’existence.
BS: A l’époque il y avait
rupture entre le Conservatoire et la vie musicale.
HD: Ce qui n’est plus le
cas.
BS: Depuis Delvincourt ?
HD: Plus tard encore...
Delvincourt a complètement changé les choses. Henri Rabaud, excellent musicien,
me donnait de très beaux sujets de fugue.
BS: Quels étaient vos
camarades de Conservatoire à cette époque ?
HD: J’étais avec Raymond
Gallois-Montbrun, Jean-Jacques Grunenwald, qui était un très bon musicien. Je
me suis présenté un concours de Rome avec Jean Hubeau, Landowski était là
aussi. Je n’ai jamais été très dans sa ligne, mais il avait beaucoup
d’imagination. A l’époque, dans les classes d’écriture, j’étais un petit peu
trop dans la tradition fauréenne et ravélienne. J’ai toujours considéré Ravel
comme un très grand maître.
BS: Plus que Debussy ?
HD: Aaaah non !
BS: Avez-vous connu Ravel
?
HD: Pas du tout. J’étais
présent à la “fausse” (mais vraie pour Ravel) première audition en 1937, Salle
Pleyel du Concerto pour la main gauche.
Munch dirigeait Jacques Février. Il avait été donné en 1932 à Paris sous la
direction de Ravel. Mais le compositeur considérait que ce n’était pas la
première audition, parce qu’il n’était pas d’accord avec Wittgenstein. J’étais
donc à ce que l’on a considéré comme la première audition de cette oeuvre. J’ai
d’ailleurs gardé le programme. J’étais à la répétition générale. J’ai entendu
Février, qui venait de le donner aux Etats-Unis, dire à Ravel – j’étais
derrière les loges, car à l’époque il y avait des loges Salle Pleyel après le
10° rang où on plaçait les personnalités. Ravel était là. Je ne le connaissais
pas du tout, et je n’aurais jamais osé l’approcher. Mais j’ai entendu Février
lui dire, à la pause, dans sa loge : “Vous ne pouvez pas imaginer, cher maître,
quel succès cette oeuvre a eue à New York !” Et Ravel n’a pas répondu, il était
déjà extrêmement malade. Il est mort en décembre de la même année. Pour moi
c’était le seul grand musicien encore vivant. Paul Dukas, Albert Roussel ont
été de grands musiciens, mais pas du niveau de Ravel. Arthur Honegger, on le
respectait beaucoup. J’admire Honegger, mais je ne me sens pas très proche de
son esthétique, surtout des grands oratorios. J’ai été à la première audition
de Jeanne au Bûcher. J’aimais
beaucoup, il y avait une force dans cette oeuvre. Mais on a bien le droit de
faire ses choix. Parce que Honegger, quand il écrit une page d’orchestre, on a
l’impression que la nuance est la même pour tous les instruments. J’exagère,
mais la notion du timbre, sa magie, si accusées chez Ravel ou chez Debussy et
chez certains musiciens de l’Ecole de Vienne, ne sont pas aussi affirmées chez
Honegger, ou c’est à grands traits. Et on a oublié Milhaud...
BS: ... Pour quelles
raisons ?
HD: Je place évidemment
très haut ses oeuvres de jeunesse. Mais même dans celles qu’il a écrites après
soixante ans, même là on peut trouver de grandes pages. Je l’ai bien connu. Il
était si accueillant. Mais je ne devais pas l’intéresser beaucoup quand il a
commencé à enseigner, parce que je n’écrivais alors que des petites pièces.
Même si ma Sonate pour hautbois et piano
ou mon Choral, cadence et fugato pour
trombone et piano ont eu un petit succès populaire, je ne voulais pas qu’on les
joue. C’étaient des morceaux de concours. On y trouve des traces de Ravel et
Debussy. Un jour, je suis allé chez Milhaud. Il a voulu que je lui explique ma Deuxième symphonie. Il a été très chaleureux.
Il a senti que j’avais progressé. Puis il y a eu Métaboles. Je ne sais s’il connaissait ma Première symphonie. Et c’est vrai que chez moi, l’évolution a été
très progressive, peut-être trop lente. Mais justement, quand on parle de mes
soucis d’assister à des concerts où on donne de nouvelles oeuvres, c’est parce
que je ressens un manque dans ma formation de l’époque où j’étais encore
étudiant au Conservatoire. J’avais besoin de ces concerts. Et en ce sens,
Geneviève a été très précieuse pour moi. Elle m’a fait connaître beaucoup de
choses, elle avait beaucoup de partitions, que je pouvais compulser chez elle.
BS: Pourquoi n’avez-vous
pas écrit davantage pour le piano ? Votre épouse n’a-t-elle pas réussi à vous
convaincre ?
HD: Je m’en fais le reproche.
Elle ne m’a jamais demandé de concerto. Elle n’a jamais insisté. C’est comme
ça. C’est comme pour la voix. J’ai des regrets, mais c’est trop tard. Pour
elle, je pourrais encore écrire des pièces. J’ai commencé une série de
préludes. Trois d’entre eux sont publiés. Elle a enregistré Jeu des contraires, Sur un même accord aussi. Des choses comme ça c’est valable. Je
voudrais bien en faire d’autres. Mais un concerto, je crois qu’elle ne
l’aimerait pas.
BS: Votre Parnasse, côté compositeurs
?
HD: Il me faut remonter
très loin. Peut-être pas quand j’étais tout jeune, mais plus tard, quand j’ai
découvert les polyphonistes flamands, retrouvant d’ailleurs un peu mes origines
nordiques, bien que je sois né à Angers. En fait c’est plutôt après ma sortie
du Conservatoire. Dufay, Janequin, Lassus. Mais leur découverte a été plutôt
tardive. Peut-être à cause du traité de Vincent d’Indy, qui, sur ce plan,
n’était pas si nul. Je n’aime pas du tout ce traité. Mais on n’en avait pas
d’autres à l’époque. Je bondissais quand je voyais sous la signature, sinon de
d’Indy du moins de l’un de ses élèves, que chez Chopin, bien sûr il y a des
oeuvres charmantes pour piano, mais ce ne sont pas des sonates ! Cela m’agaçait
prodigieusement. Et, pour d’Indy, tout est fondé sur la forme chez Beethoven,
alors qu’en fait la forme n’a cessé d’évoluer, jusque chez Beethoven lui-même.
Mais j’ai appris pas mal de choses dans ce traité. Notamment sur la musique
ancienne. Ce qui a ouvert ma curiosité. C’était sous l’Occupation, quand j’ai
commencé à hésiter. Je dis souvent qu’un compositeur doit être autodidacte. Je
ne l’étais pas précisément, puisque j’avais eu d’excellents maîtres, Henri
Busser lui-même avec son charme, son sens de l’humour merveilleux qui manque
aujourd’hui. Mais ça ne suffit pas toujours. A mon avis, on ne peut enseigner
la composition.
BS: Pourquoi ?
HD: Non... L’analyse, dans
le sens que Delvincourt lui a donné... Peut-être l’orchestration... Et encore
pour moi, elle appartient à l’acte créateur. Mais il y a d’excellents
traités...
BS: Comme celui de
Berlioz...
HD: Justement. Berlioz,
voilà celui que je n’aimais pas tellement quand j’avais 18/20 ans, mais,
aujourd’hui, je l’aime plus que jamais. Ce qui m’agaçait à l’époque c’était
certainement ce qu’on estime être chez lui une faiblesse harmonique. Je dis
bien ce qu’on estime. Cela parce qu’au piano c’est impossible, parfois. Il
devait certainement faire les réductions rapidement. Mais pas toujours, parce
qu’il y a des moments extraordinaires. Et puis il est un musicien modal... et
des choses comme le début de la Symphonie
fantastique [Dutilleux se met à jouer l’introduction au piano]... C’est
prodigieux ! Et je pourrais dans le domaine purement harmonique trouver des
moments plus étonnants encore. Dans l’Enfance
du Christ, dans le Songe d’Hérode,
il y a un côté modal aussi. Et dans Roméo
et Juliette ! Mais tout cela m’échappait à l’époque. Je ne voyais que les
faiblesses. Vous savez qu’il y a eu une grande engueulade entre Saint-Saëns et
Fauré, parce que Fauré détestait Berlioz. Comme il écrivait dans Le Figaro, il l’attaquait. Alors
Saint-Saëns, qui était pourtant si moche à l’égard de Debussy, a été formidable
à l’égard de Berlioz. J’ai eu les lettres sous les yeux. Il écrivait à Fauré,
qu’il tutoyait : “C’est tout à fait normal que tu détestes Berlioz parce que tu
ne serais pas ce que tu es. Mais, d’abord, tu te fais un tort considérable,
ensuite, tu devrais considérer que c’est un immense génie, avec tous ses
défauts qui sautent aux yeux, mais c’est un immense génie...” Bref, il s’étend
là dessus, et il l’engueule vraiment. Et il avait raison ! En revanche, pour
Debussy... Dans une lettre à Fauré, il dit à propos de Debussy “Il faut
absolument empêcher cet homme d’entrer à l’Institut !”...
BS: Au fait, vous n’aimez
pas du tout les honneurs ?
HD: Non, je n’aime pas. Je
n’ai jamais postulé à quoi que ce soit. J’ai certains titres étrangers, comme
l’Académie Sainte-Cécile de Rome, une autre en Belgique. Au contraire, cela me
fait très plaisir. J’aimerais même en avoir beaucoup plus. Mais c’est autre
chose, et j’ai été trop imprudent pendant un certain temps. Mais j’aime bien
Daniel-Lesur, Serge Nigg. Et Messiaen, je trouvais cela tellement normal.
Messiaen m’a plusieurs fois talonné pour que j’accepte. Je sais, j’ai peut-être
eu tort de refuser.
BS: Quels étaient vos
rapports avec Olivier Messiaen ?
HD: Très bons. Surtout
après Métaboles. Il s’est beaucoup
intéressé à cette partition. Et plus tard, à Tout un monde lointain, mon concerto pour violoncelle. Et aussi il
m’a écrit une lettre très touchante, depuis sa clinique où il subit une
opération de la prostate en 1988. On avait joué Timbres, Espace, Mouvement ou la «Nuit étoilée» que j’ai écrit sous
le signe de Van Gogh. Il m’a écrit une lettre qui m’a infiniment touché, après
avoir écouté dans son lit le concert retransmis à la radio. Cette lettre, il ne
l’a pas écrite lui-même, c’est Yvonne Loriod qui l’a rédigée sous sa dictée. Je
trouve qu’un compositeur a le droit de faire ses choix, et, après tout, on
n’est pas obligé d’aimer la musique des autres. Un compositeur n’a raison que
par rapport à son oeuvre ; il n’a pas raison pour les autres. Je n’accepte
cependant pas certaines prises de position très dures. C’est vrai que Debussy
traitait Charpentier de “Sale Prix de Rome”, par exemple. Louise a été créé deux ans avant Pelléas. Il n’aimait pas ça, et je le comprends : moi non plus !
Mais on avait davantage d’humour à ce moment là, et on savait ne pas se prendre
trop au sérieux. Nous, nous étions peut-être trop sérieux. Et à l’époque où
j’étais au Conservatoire, nous avions la chance de côtoyer des comédiens et des
comédiennes. Je regrette infiniment le départ des élèves de “déclamation”, en
fait le Conservatoire d’art dramatique, et j’espérais qu’à la faveur de la construction
de la Villette on pourrait réunir de nouveau les deux conservatoires. Et en
plus ils nous ont volé la salle Berlioz ! Ce n’est pas le fait que l’on soit un
petit peu trop déphasé par rapport aux comédiens et aux cinéastes, mais que
l’on n’est pas introduit dans la société comme ils le sont. Nous sommes un peu
à part. On a beaucoup de mal. La Lettre
du Musicien a publié une interview de Renaud Gagneux sur ce thème. Il s’en
prend beaucoup aux médias, surtout à la télévision. C’est vrai qu’il n’y a presque
rien pour les jeunes compositeurs. Lors des événements de 1968, j’ai pensé que
nous pourrions peut-être émerger un petit peu. Cela ne s’est pas fait. Nous
sommes toujours en retrait. J’apprécie quelqu’un comme Gérard Calvi, qui a
réussi à être un peu des deux côtés à la fois.
BS: Certes, mais ne
s’est-il pas un peu trahi ?
HD: Oui, sûrement. Maurice
Jarre, se tournant vers le cinéma, n’a plus écrit que de la musique de film. Je
l’ai fait travailler à la radio quand il était encore inconnu, avant qu’il n’aille
chez Jean Vilard. Sous l’autorité de Henry Barraud, je travaillais alors au
Service d’illustration musicale. C’était de la musique le plus souvent
originale pour les émissions littéraires faites pour la radio. C’était
particulièrement intéressant pour les jeunes musiciens. Cela servait d’atelier,
de banc d’essai pour les jeunes. Comme Betsy Jolas, ou Maurice Ohana, Serge
Nigg, et beaucoup d’autres. C’était très intéressant parce qu’on était en
contact constant avec le son, les partitions devaient être réalisées en trois
semaines, et nous côtoyions des réalisateurs d’émissions comme Jacques Vierne.
Et Pierre Boulez, avec Soleil des eaux
: la version originale était une commande de la radio.
BS: C’est vous qui l’avez
commandée ?
HD: C’est Henry Barraud
qui a fait le choix, et c’est moi qui aie suivi la commande. Par la suite,
Boulez développera sa partition. J’ai gardé de bonnes relations avec lui. Il
m’a commandé une oeuvre pour l’Ensemble Intercontemporain, que je n’ai pas
composée. Je souhaitais écrire pour Portal. Boulez voulait bien, mais c’est un
problème administratif, du moins je le pense.
BS: Comment avez-vous
connu Barraud, qui vous a fait entrer à la radio nationale ?
HD: A l’époque nous
avions, avec Barraud, Désormières, Delvincourt plusieurs réunions annuelles de
programmations. Dans les années d’Occupation, il y avait un groupe
d’intellectuels collaborationnistes, qui comptait des compositeurs dans ses
rangs. Ca n’a pas été très loin. En réaction, nous avons lancé en 1943 ce que
l’on a appelé le Front national. Il y avait un garçon extrêmement actif à ce
moment-là, un dénommé Moyens. Il se baladait, venait nous voir. J’habitais à ce
moment là rue Dutot, où l’on se réunissait. Je ne voyais pas beaucoup Schaeffer
alors. Je ne l’ai vraiment connu qu’après la Libération, mais c’est lui qui a
sorti la radio de l’ombre, puisqu’il a fait les appels aux curés des paroisses
parisiennes pour qu’ils sonnent les cloches des églises au moment de la
Libération en août 1944. C’est certainement en 1943 que j’ai connu Barraud. Il
avait eu un drame dans sa famille, je crois que l’un de ses frères avait été
fusillé. Mais on ne se connaissait presque pas. Un aspect sympathique de
Delvincourt, c’est qu’il essayait de rassembler dans des jurys, aussi bien pour
des classes de solfège que pour des classes d’instruments, des compositeurs
qui, sinon, risquaient de ne jamais se rencontrer, car, en ce temps là, il y
avait une cloison étanche entre nous. Et c’est ainsi que j’ai connu André
Jolivet dans un concours du conservatoire. J’avais écrit un morceau de
déchiffrage pour le violoncelle. Et Jolivet était là. Pour Henry Barraud,
c’était lors d’un concours de flûte au cours duquel fut “créée” ma sonatine
pour flûte et piano. Barraud était dans le jury. Il l’a d’ailleurs rappelé il
n’y a pas longtemps. C’était donc avant la Libération, puisque ma sonatine a
été écrite pour juin/juillet 1943. C’est lui qui m’a demandé de prendre ce
service à la radio.
BS: La radio vous disait
quelque chose alors ?
HD: Pour moi, la radio était
une émanation de Vichy qui avait ses services à Paris. J’étais là depuis 1943
auprès de Louis Aubert, qui dirigeait le Service musical des émissions
dramatiques et littéraires. J’étais son assistant. En fait, nous faisions de
l’illustration sonore, mais nous essayions de trouver un style nouveau, une
forme d’expression nouvelle purement radiophonique. Une sorte de théâtre
radiophonique.
BS: Avez-vous écrit pour
ce service ?
HD: Non. J’ai fait
quelques petites choses avant d’être à la tête du service. Le Roman de Renard... Je pensais à tout autre chose. Notamment à
entreprendre ma Première symphonie.
Pour moi c’était un gagne pain, mais un gagne pain très intéressant. D’autant
plus que je rencontrais des gens passionnants. Ionesco, mais cette rencontre
n’a pas eu de suite ; et des gens que j’aime comme Billetdoux, Obaldia. C’était
un milieu très intense. Cela aurait pu m’entraîner vers l’opéra...
BS: C’est dommage que
vous ne vous soyiez pas lancé dans cette voie.
HD: A l’époque j’étais
beaucoup plus tenté par la musique symphonique.
BS: L’opéra vous
faisait-il peur ?
HD: Peut-être... Mais,
vous savez, si j’avais eu un coup de foudre pour un sujet, je me serais lancé.
Maintenant, à mon âge, je ne pense pas entreprendre un opéra. Mais j’aimerais
écrire un prologue pour une oeuvre qui aurait pu devenir un opéra...
BS: Outre Barraud, une
autre rencontre importante pour vous, Roger Désormières. Que vous a-t-il
apporté ?
HD: Il a créé ma Première symphonie, comme il faisait
avec les oeuvres de Messiaen ou Boulez, mais il connaissait mieux Messiaen. De
Boulez, il a fait Soleil des eaux.
BS: Vous l’avez rencontré
quand ? Pendant la guerre ?
HD: Dans un jury de
Conservatoire. Grâce à Delvincourt. Je connaissais aussi Irène Joachim, qui
avait chanté ma cantate lors du Prix de Rome, dont je ne suis pas fier. Je
l’avais choisie pour l’interpréter avant qu’elle n’enregistre le fameux Pelléas et Mélisande de Désormières.
C’était en septembre 1940. J’étais à la reprise à l’Opéra-Comique. Charles
Munch connaissait un peu ce que je faisais par le biais d’Henry Barraud, qui
lui a passé l’enregistrement du concert de Désormières.
BS: Quelles sont les relations
que vous avez eues avec Münch ?
HD: Je l’ai rencontré
après la Libération. Je me souviens d’une réunion Salle Berlioz, au
Conservatoire. Il y était. Il jouait un rôle important. Je le connaissais parce
que j’allais souvent applaudir les concerts de la Société des Concerts du
Conservatoire. C’est lui qui a commencé
à m’imposer aux Etats-Unis avec ma Première
Symphonie, qui a eu un très bon accueil, du public et de la critique.
C’était à Boston et New York. Il m’a passé la commande de ma Seconde Symphonie, qui a été créée aux
Etats-Unis en 1959. J’étais présent, contrairement à la première fois. En 1954,
il avait eu une attention très touchante à l’égard de Désormières, qui était
très malade à ce moment là. Avant de commencer les répétitions dans cette
fameuse salle du Symphony Hall de Boston, il avait, avec les moyens de
reproduction de l’époque, il avait écouter l’oeuvre, avant la première
répétition, à tous les musiciens, après leur avoir dit : «Voilà, je vais vous
faire entendre maintenant l’oeuvre d’Henri Dutilleux, la Première symphonie, qui a été montée à Paris par mon ami Roger Désormières
J’espère que l’on arrivera à faire aussi bien nous aussi !»
BS: On sait que Désormières
a créé nombre de pièces contemporaines, mais on oublie que Munch en a lui aussi
beaucoup donné.
HD: Il n’en a peut-être
pas fait autant que Désormières, qui resta en France. Mais avec lui, le
rayonnement était peut-être plus international.
BS: Comment était Munch
avec les jeunes musiciens ?
HD: Il nous disait par
exemple «Viens à Louveciennes, on va parler un petit peu.» On lui jouait un
fragment de ce que l’on faisait, et il disait : «Bon, maintenant on va prendre
un scotch !» Et on restait sur sa terrasse, qui était superbe, de longues
minutes sans mot dire. Une fois, il m’a emmené dans les environs de Boston où
il avait une maison. C’était après la deuxième ou troisième répétition de ma Seconde symphonie. Il était dans un état
d’exaltation. Je ne pense pas que ce fut ma musique qui l’avait mis dans cet
état, mais il se sentait en confiance parce qu’il avait très bien travaillé. Il
avait été jusque dans les détails, et sentait que les musiciens étaient
intéressés par mon écriture. Et j’étais content du résultat. Alors là, Munch
fut pris d’un flot de paroles extraordinaire. Il était un homme très changeant,
absolument imprévisible. Ce jour là, il me raconta tout un pan de sa vie.
J’aurais vraiment dû noter tout cela. J’avais beaucoup de mal à jouer ma
symphonie au piano. Je ne me débrouillais tout de même pas trop mal. Munch
était content. Et je dois dire qu’à la fin de l’oeuvre, s’il n’a peut-être pas
été déçu, il a senti un danger, parce que je termine pianissimo sur un point d’interrogation, ce qui pour lui ne devait
«pas marcher». Il connaissait parfaitement son public. Mais ma symphonie a été
bien accueillie. Sauf sous la plume du critique du New York Times, Harold Schoenberg, qui a écrit ceci de très cruel,
mais en même temps amusant : «Et l’auteur a terminé son oeuvre comme un enfant
qui se prendrait pour une grande personne» [rires]. Je dois dire que Munch a
été très triste de cette réaction. Mais il faut savoir accepter les risques.
BS: Pensez-vous que la
France vous reconnaît suffisamment ? Regrettez-vous de l’être davantage
l’étranger.
HD: Oh, non. Je ne m’en
suis jamais plaint. Parfois, je me dis c’est curieux, c’est dans le domaine des
variétés que l’on parle le plus des choses. Si un chanteur revient des
Etats-Unis, c’est immédiatement un événement considérable. Or, à notre époque,
traverser l’Atlantique ne représente plus rien ! C’est un peu énervant de voir
que l’on en est encore là. Et nous ne disons rien ! C’est vrai, j’ai des
collègues qui ont des agents et qui font savoir ce qu’ils font. Et nos services
culturels à l’étranger sont parfois trop réservés, ne font pas grand-chose. En
revanche, au Canada, l’ambassadeur s’est dérangé, le consul de France à Toronto
est venu plusieurs fois. C’est normal, non ? Hélas, cela n’arrive pas souvent.
Et pourtant, dans ce cas, j’ai été invité par les Canadiens, pas par les
Français. Je ne me plaints pas, mais je comprends que parfois on puisse être
agacé. Je suis sûr que, bien souvent, quand Messiaen allait à l’étranger, même
en Angleterre, on le connaissait moins bien que des gens comme Poulenc ou
Sauguet ou un Jean Françaix, qui, hors de France, représente une certaine
qualité dont il est aujourd’hui le seul représentant.
BS: Et Francis Poulenc ?
HD: Il connaissait
parfaitement ses limites. Et il s’est exprimé exactement selon ses moyens. Je
l’ai bien connu. Je n’aime pas beaucoup Dialogues
des Carmélites, mais c’est mon affaire : je trouve que le texte de Bernanos
va tellement loin... Or, s’il y a de très belles pages chez Poulenc, il réduit
la portée du texte. Pas toujours, parce que la mort de la mère prieure est un
moment magnifique. Mais l’on ne retrouve pas le souffle de Bernanos – Poulenc
avait eu du mal à obtenir l’autorisation de mettre ce texte en musique. Mais il
s’est merveilleusement exprimé dans ses mélodies. Il a si bien choisi ses
auteurs. Eluard, Aragon, et, de l’autre côté, Vilmorin. Je dis de l’autre côté,
parce que pour Poulenc, les opinions, y compris politiques, ne comptaient pas.
Seule la qualité importait. Je me souviens avoir dit quelques mots à la mort de
Poulenc en 1963 à la radio. J’étais bouleversé. Je ne le voyais pas souvent,
mais il me montrait de la sympathie. J’aimais bien le jeune Poulenc, le Bestiaire sur des poèmes d’Apollinaire.
BS: Vous semblez admirer
la mélodie !
HD: Pour moi le maître est
Debussy. Ce sont les Fêtes galantes,
les fameuses mélodies de Tristan l’Hermite, le
Promenoir des deux amants. Pour moi, personne n’a porté aussi haut la
mélodie. Je mets très haut Fauré, ses mélodies, qui sont ma jeunesse, et
Schumann. Du coup, je me suis essayé au genre. Mais je n’ai jamais rien publié.
C’est dommage que l’on ne puisse plus cultiver la mélodie, préserver cette
forme très ramassée sur elle-même. Il y avait une très belle formule de Marcel
Beaufils, qui parlait d’“opéra miniature”.
BS: J’ai l’impression que
vous avez beaucoup d’oeuvres inédites en réserve. Qu’en faites-vous ?
HD: Quelques-unes... Pour
la voix. Je ne suis pas celui qui pourra continuer cette tradition. Stravinsky,
avec la Lyrique japonaise, ou Ravel, Chansons de Mallarmé. On peut faire
autre chose, peut-être, mais après Debussy, je ne vois pas. Après Poulenc pas
tout à fait, mais enfin tout de même.
BS: Pourquoi, comme vous
le reconnaissez vous-même, avez-vous peu écrit ? Est-ce parce que vous être
exigeant avec vous-même ? Parce que vous êtes très lent ? Quand vous écrivez,
est-ce parce que vous avez envie d’écrire, ou est-ce à la suite de commandes ?
HD: Beaucoup sur commande.
Je n’écris pas une oeuvre qui ne m’ait été commandée. Ce n’est pas seulement
parce que Mstislav Rostropovitch exprimait le désir de me passer une commande
que je me suis mis au travail. Non, vraiment. C’est parce que j’avais envie. Je
me suis dit : «Ah, ben, le violoncelle, ce pourrait être le relais.» A l’époque
justement, j’étais tout à fait dans cet univers baudelairien. Pour mon concerto
pour violon, c’est un peu différent. Une commande de la radio en est à
l’origine. Il n’a pas de référence littéraire. Quand j’ai écrit ma première
symphonie, ce n’était pas une commande. Pour Boston, oui. C’est vrai que pour
une série d’oeuvres, pour George Szell, Métaboles,
c’est une commande. A Toronto, ils voudraient aussi que j’écrive, San Francisco
aussi. J’ai également une commande du Philharmonique de Berlin, orchestre que
j’admire. La commande a été passée avant que Claudio Abbado soit nommé
directeur musical. Herbert von Karajan était sur le point de graver ma Seconde symphonie. Il n’en a pas eu le
temps. C’est Stresemann qui m’a commandé l’oeuvre. Je crois que cette oeuvre
devrait être créée par Sergiu Celibidache. Et je ne l’ai pas encore écrite ! J’ai
promis de l’achever avant l’an 2000... Berlin voulait que j’écrive une oeuvre
pour hautbois et orchestre, parce qu’ils ont un russe merveilleux. Je leur ai
dit : « Ecoutez, vraiment, je voudrais écrire une oeuvre avec voix. » J’ai
beaucoup insisté, mais je n’ai toujours pas le livret !
BS: Comme Messiaen, vous
semblez être un musicien de la couleur. Chez vous, la couleur, c’est le timbre.
Pourquoi le timbre est-il chez vous une préoccupation constante ?
HD: Toujours. Cela me
vient du piano de Chopin, de Schumann. Chopin n’a pas écrit pour l’orchestre,
c’est pourtant un musicien de la couleur. Vous parliez des musiciens qui m’ont
influencé. Chopin, après Bach ; à l’époque, je suis passé un peu trop vite sur
les sonates de Beethoven, et pas les plus belles en plus, les premières.
J’aimais aussi beaucoup Schumann, mais Chopin... J’avais douze-treize ans. Ce n’est
pas seulement le miniaturiste qui m’attirait. Harmoniquement, c’est
extraordinaire. Et rythmiquement... Berlioz, qui était pourtant si loin de lui,
avait écrit un magnifique article sur lui en parlant de sa découverte d’un
système d’ornementation absolument original. C’est vrai toutes les
arabesques... les quatre ballades, les sonates, les études, les mazurkas. Toute
ma jeunesse. A ce moment là, je n’avais peut-être pas encore suffisamment
acquis la liberté rythmique. Quand j’étais tout jeune, Chopin était vraiment le
dieu. Avec Schumann. Et puis Fauré, et enfin le Debussy de Pelléas. Il y a vraiment un chemin ! Pas entre Schumann et Fauré,
que l’on sent absolument nourri de Schumann à l’Ecole Niedermeyer. Mon
grand-père était très lié à Fauré - j’ai beaucoup de lettres de Fauré à mon
grand-père, qui le tutoyait. Une fois, Fauré lui écrit : « Te souviens-tu du
jour où tu nous a fait connaître une mélodie de Schumann ? » Il y a donc chez
moi un atavisme familial !
BS: Ce désir de
travailler le timbre vient donc de Chopin et Schumann ?
HD: Cela vient du piano...
Vous savez, le timbre est lié aussi à l’harmonie.
BS: Le timbre, c’est ce
qui permet d’identifier une personnalité, un instrument. C’est peut-être pour
cela que vous êtes passionné par l’orchestre, par les différentes strates qu’il
peut exalter.
HD: Et c’est là que
Berlioz a beaucoup apporté.
BS: Berlioz est un peu
votre Bible, alors, sur le plan de l’orchestration.
HD: Oui, comme il l’est
pour la plupart des compositeurs. On n’en parlait pas au Conservatoire, on
parlait davantage de Bizet. Il est vrai que Carmen,
c’est formidable aussi. Seulement, on a pu trouver des tâches, des défauts chez
Berlioz sur le plan harmonique. Mais il m’a fallu du temps pour réussir à
passer au-dessus. Pourtant, j’avais tout le temps, au Conservatoire. Il y avait
la loge des étudiants de composition, et j’étais attiré par la Damnation de Faust, même si je
n’aimais pas tellement cette musique à l’époque (j’avais 19/20 ans). Mais j’y
retournais tout le temps, fasciné par l’orchestration. Et même du point de vue
de la forme, j’analysais cela quand j’étais à l’Ecole Normale pour mes
étudiants. Il y a toute la scène qui précède les scènes infernales ; c’est
formidable la façon dont c’est conduit. Et là, on ne pense plus à ce qui
pourrait être des faiblesses harmoniques. Je crois que c’est vrai d’ailleurs,
si on juge cela au piano, mais c’est lié à l’acoustique, l’harmonie et tout ça.
Trop de grands musiciens ont formulé des réserves sur Berlioz... Debussy
l’admirait tout de même infiniment. Il a eu hélas cette parole malheureuse,
après l’avoir louangé : «Berlioz a toujours été le musicien préféré de ceux qui
ne connaissent pas tellement bien la musique.»... Fauré, c’est différent, parce
que chez lui c’est uniquement harmonique. Rythmiquement, ce n’est pas grand-chose,
mais ça va avec sa musique. Le dernier quintette de Fauré, j’adorais cette
abstraction, quand on joue les dernières oeuvres de Fauré, même La Chanson d’Eve, c’est très abstrait.
On comprend alors très bien pourquoi il a complètement mis de côté le rythme.
BS: Chez vous, il y a
aussi le plaisir du son, une grande sensualité, une gourmandise. Etes-vous
conscient de cela ? Est-ce pour vous
une jouissance d’écrire pour le son en tant que tel ?
HD: J’ai souvent parlé de
la joie du son. Peut-être l’accord. Jolas m’a dit : «Chez vous, il y a aussi le
bel accord.» Mais ce n’est pas le goût du bel accord. Pour moi, il n’y a pas de
bel accord pour le bel accord. Si on parle d’hédonisme, on peut aller très
loin. Parce qu’il y a des choses qui sont très laides et pourtant si
admirables. C’est vrai que le goût du bel accord est un goût français.
BS: Votre musique est
sensuelle, transparente, assez liquide, ce qui est le propre de la musique
française.
HD: Cela me vient de
Chopin.
BS: Chez Messiaen on trouve
des blocs, sa musique est souvent monolithique, “épaisse”. Chez vous il n’y a
pas d’opacité.
HD: Je ne sais pas... J’ai
fait aussi beaucoup d’études de contrepoint. J’aime ce qui n’est pas parallèle.
Même si, dans ce que j’écris maintenant, j’ai aussi des moments où les choses
sont un peu parallèles, ou symétriques. L’écriture parallèle, c’est quand tout
va d’un côté. La symétrie j’aime bien aussi. Mais il n’y a pas que cela ; il y
a le sens du contrepoint. Et quand j’étais tout jeune, j’aimais beaucoup le
contrepoint. Je faisais des exercices de contrepoint, parce que j’avais un
professeur en province qui trouvait que c’était très important, Victor Gallois,
pour, justement, ne pas se confiner dans l’harmonie, l’écriture verticale. Il
me faisait faire du contrepoint à deux ou trois voix, le double choeur même, ce
qui est un casse tête infernal ! Presque personne n’en fait. Et quand j’étais
au Conservatoire, on n’en faisait presque pas.
BS: Avez-vous toujours
voulu être compositeur ?
HD: Aussi loin que je me
souvienne, je l’ai toujours voulu. Quand j’étais tout jeune, mes parents
m’offraient des vacances dans la région entre Boulogne et de Calais. Il y
faisait un peu froid. Et là, j’avais vraiment des inspirations que j’aurais pu
noter. La mer m’inspirait vraiment. J’ai failli le faire. Et puis, un beau
jour, j’ai entendu la mer. Je n’aurais même pas été capable d’écrire trois
mesures de ce que j’entendais.
BS: Vos parents
étaient-ils musiciens ?
HD: Musiciens amateurs.
Mon père était imprimeur. D’où mon amour pour le graphisme. Il exerçait d’une
façon artisanale. Il avait tout de même de belles machines. Il travaillait
beaucoup avec ma mère, et très tard. Il faisait de la lithographie. Quand
j’avais douze/treize ans, je faisais mes travaux d’harmonie sur une table de
graveur que j’ai gardée, et qui permet de travailler sans avoir à courber le
dos. C’est une petite table que mon père m’avait fait construire, et qui
ressemblait à celle du graveur qu’il y avait dans l’atelier. Il n’y avait que
quatre ou cinq ouvriers. Un souvenir extraordinairement marquant, toute la
semaine on entendait le bruit des machines, leur ronron. On y était habitué. Et
le dimanche, il y avait un silence absolu, un silence d’une pureté inouïe. Mon
père me mettait à la place du graveur dans l’atelier. Je garde le souvenir de
ce silence parfait. Cet atelier a beaucoup compté pour moi. Je parle souvent de
la précision, j’aime les partitions graphiquement belles. C’est la première
chose que je regarde. Hier, Francis Bayer, qui a travaillé avec moi quand
j’étais à l’Ecole normale de Musique – c’est un compositeur encore assez peu
connu, on le connaît plus pour ses écrits, ses travaux sur le sens de l’espace
dans la musique contemporaine – m’a apporté une partition très impressionnante,
énorme. Elle est graphiquement fabuleuse, elle est tellement belle à regarder !
Cela ne suffit certes pas, mais c’est déjà un bon point. Cela donne envie
d’aller plus loin. Je ne fais qu’à moitié confiance aux gens qui ne travaillent
que sur ordinateur. Si on fait de l’électroacoustique, c’est autre chose, on a
besoin d’un schéma, des gens comme François Bayle, Michel Chion, c’est
différent. Mais nous, si nous restons fidèles aux instruments acoustiques, nous
avons besoin d’écrire. Je ne pourrai pas composer autrement.
BS: Vous qui avez
enseigné, l’enseignement vous a-t-il apporté quelque chose en tant que
compositeur ?
HD: Je ne me considère pas
du tout comme un pédagogue. Bien sûr, j’ai fait de mon mieux avec le programme
qui était le mien mais qui n’était pas tout à fait dans la norme. La Damnation de Faust, Wozzeck.
BS: Comment avez-vous
vécu l’exclusive des sériels ?
HD: Mal. Nous n’existions
pas, nous qui ne faisions pas partie du cercle. Je ne l’ai pas vécu
confortablement. Je l’ai vécu en me posant des questions, me remettant en
question, consultant les ouvrages, me disant : «Il y a tout de même une raison,
tous ces gens ne peuvent se tromper...» En somme, ce mouvement que l’on a dit
terroriste pour lui-même... J’exagère, mais tout de même, il a eu des ramifications
partout. Il lutait contre ce qu’il considérait comme vraiment inutile entre les
deux guerres, y compris le Groupe des Six, traité à l’époque de bavardage. Or,
c’était certainement immérité, parce que le Groupe des Six, moi, si je ne
l’aime pas en tant que groupe, j’estime qu’il compte des individualités
remarquables. Des gens comme Milhaud, je suis content de les avoir connus.
Alors, j’ai essayé de comprendre l’attitude des sérialistes. Et j’ai lu
beaucoup de partitions, pas seulement les ouvrages de René Leibowitz qui sont
parfois assez durs. J’ai connu aussi Leibowitz, qui était toujours accompagné
d’une superbe jeune femme. On se voyait régulièrement, il était charmant.
BS: Il était assez
restrictif, Leibowitz. Messiaen était bien plus ouvert.
HD: Messiaen était très
loin de tout ça, parce qu’il trouvait que c’était, pour ses élèves, la seule
manière de ne pas faire du sous-Messiaen. Il voyait très bien qu’il avait une
influence. Alors, il savait laisser très libre. Mais il n’était pas vraiment
Ecole de Vienne, peut-être encore moins que je ne le suis. Je ne suis pas Ecole
de Vienne, mais j’aime beaucoup les Cinq
pièces pour orchestre de Schönberg, et Moïse
et Aaron, que j’ai entendu récemment. Messiaen c’est un univers, son
univers, et on ne peut le comprendre en faisant abstraction de cela.
BS: N’aurait-il pas
toujours un peu écrit la même chose ?
HD: Oui, parce que son
style puise toujours à la même source : “Technique
de mon langage musical”. Je me souviens de cette réaction de Reynaldo Hahn
: «Comment peut-on écrire un ouvrage intitulé “Technique de mon langage
musical” ? Aucun des grands compositeurs que j’ai connus n’a osé écrire des
choses pareilles !» C’est vrai que c’est incroyable d’avoir fait ça, sachant
exactement ce qu’il allait devenir, ce qu’il voulait réaliser. Il n’en est pas
sorti et, en même temps, il s’en sort toujours. Parce que Messiaen, on
l’identifie du premier coup, dès ses oeuvres de jeunesse.
BS: Mais n’est-ce pas le
propre de tous les grands créateurs ?
HD: Pas dès leur jeunesse.
Pas le jeune Schönberg, qui faisait du sous-Brahms. Pas Wagner, etc. Mais chez
Messiaen, c’est vrai. Il n’est pas sorti de là, mais il a beaucoup évolué. Des
choses comme les Offrandes oubliées,
restent très pures. Et l’Ascension,
qui date d’à peu près la même époque, c’est très bien aussi. Mais on ne savait
pas alors ce que ferait Messiaen. Du coup, des gens comme Ravel n’ont pas tout
de suite pressenti la valeur de Messiaen. Aujourd’hui encore, nous n’avons pas
la perspective, et l’on ne peut savoir ce que cette oeuvre deviendra.
BS: Vous avez donné des
cours ; pourtant vous affirmez ne pas avoir la fibre pédagogique.
HD: Le goût d’enseigner
m’est venu tard : à soixante dix neuf ans, à Tanglewood. Je viens en effet de
m’apercevoir qu’être en relation avec des jeunes, cela marchait très bien.
Alors j’aurais pu, non pas être professeur de composition, ça n’existe pas. Je
leur ai tout de suite dit : je suis un collègue, j’écris de la musique,
j’espère que nous aurons de bons contacts. Et cela s’est très bien passé, j’ai
vu parmi mes sept élèves, qui avaient tous entre vingt-huit et trente ans, des
gens de talent. Nous avons parfois eu des discussions. A Tanglewood, ce sont
des compositeurs dûment sélectionnés ; ce ne sont pas des débutants.
BS: Combien de temps
avez-vous enseigné à l’Ecole normale ? Une dizaine d’années ?
HD: A peu près...
BS: Y avez-vous eu des
élèves dont vous êtes fier aujourd’hui ?
HD: Oui. Ils ne sont pas
restés longtemps, mais il s’en trouvait d’autres parfois meilleurs encore,
comme Gérard Grisey, Renaud Gagneux, Jean-Claude Wolf, qui est un musicien que
l’on ne connaît pas encore très bien mais qui a déjà écrit trois ou quatre
oeuvres majeures, Francis Bayer... j’aimais assez ce travail. Je n’aurais pas
voulu être professeur à temps complet comme Messiaen. Mais lui, c’est un cas.
Comme Schönberg.
BS: Ce sont les deux
grands pédagogues du siècle, avec Nadia Boulanger.
HD: Je n’aurais peut-être
pas aimé compter parmi les élèves de Nadia Boulanger, à moins d’avoir été tout
jeune. Néanmoins, à l’époque du conservatoire, j’aurais été très heureux d’être
comme Jean Françaix, comme Aaron Copland, comme Leonard Bernstein, parce que
cette femme, que Messiaen ne devait pas beaucoup aimer, auprès de cette femme
qui, dans une conversation, livrait quelque chose qui pouvait être essentiel,
un mot lui suffisait.
BS: L’avez-vous connue ?
HD: Elle me montrait de la
sympathie. Je suis allé plusieurs fois chez elle, elle aimait bien Geneviève
aussi. Vraiment on recueillait toujours auprès d’elle quelque chose de
particulier. Je me souviens d’un jour où on a joué de Berg l’opus 6, que
Rosbaud dirigeait à la Salle Pleyel. A l’entracte, j’ai vu Nadia. Je lui ai dit
timidement «c’est formidable..». Elle me répond : «Oui, c’est du délire, c’est
absolument impossible...» Je lui rétorquais alors : «Oui, mais c’est du délire
génial !» Ca, elle détestait !
BS: Vous me disiez que
vous étiez en train d’écrire de nouvelles oeuvres... Mais vous n’avez pas
répondu à ma question : Pourquoi êtes-vous si long à composer ?
HD: Je ne sais pas... Cela
dépend. Il m’est arrivé d’écrire vite. Je me disperse trop, j’écoute
l’actualité, lis beaucoup, vais au concert. J’aimerais aller plus souvent au
cinéma, dont je raffole.
BS: Auriez-vous souhaité
écrire davantage de musique de film ?
HD: Oh non, je n’aurais
pas aimé. Michel Fano a trouvé quelque chose de spécial dans l’expression qu’il
ne veut pas appeler musique. Pour lui, la bande son est un ensemble. C’est la
musique, mais c’est aussi les dialogues, les oiseaux, le bruit de fond,
l’ambiance. C’est très bien, mais l’on ne peut pas nier que l’on peut écrire
aussi de la bonne musique de film. Maurice Jaubert a trouvé des choses
personnelles. Georges Auric a beaucoup écrit pour le cinéma, il faisait du
Richard Strauss... Auric est quelqu’un que j’aimais bien. Il pouvait apporter
toutes sortes de choses très intéressantes. Il s’est un petit peu gâché tout de
même. Il était pourtant doué. Il avait été très précoce, Tout jeune, il avait
connu des gens comme Léon Bloy. Poulenc s’était beaucoup moins intéressé à ce
que faisaient les autres, particulièrement à la jeune musique. Finalement il a
eu raison. C’est ce qu’Auric aurait dû faire. Et il avait trop de facilité pour
travailler. Quand j’étais jeune, j’avais bien plus de facilité qu’aujourd’hui.
C’est sans doute parce que je suis plus exigeant. Mais, c’est aussi lié à
beaucoup de choses, une sorte d’intérêt pour tout ce qui se passe ailleurs, pas
assez confiné dans ce que je fais, mais en même temps cette diversité d’intérêts
m’apporte quelque chose. Mais il est bien vrai que, à notre époque, notre
travail, particulièrement le travail d’élaboration lorsque l’on écrit une
oeuvre pour orchestre, c’est un travail artisanal complètement décalé par
rapport au rythme de la vie de notre époque qui nous oblige à aller toujours
plus vite, à tout terminer tout de suite. Et moi je tiens à avoir le temps
d’écrire, je trouve que c’est irremplaçable. Il faut savoir prendre le temps.
BS: Vous travaillez à
Paris.
HD: Oui, mais aussi beaucoup
en province. Par exemple en Touraine. Ce que je n’aime pas, c’est devoir écrire
pour des occasions déterminées. Et je me dis que je n’ai plus beaucoup de
temps, c’est ça le problème.
BS: Et apparemment vous
êtes plein de projets. Combien avez-vous de partitions en cours actuellement
?... Pouvez-vous composer plusieurs oeuvres en même temps ?
HD: Oui. En ce moment
j’orchestre des pages de quasi jeunesse, et je dois en même temps écrire une
pièce pour l’anniversaire de Paul Sacher à Bâle, qui va avoir quatre vingt dix
ans. Il s’agit d’une oeuvre pour contrebasse seule. J’écris aussi pour Boston,
avec Ozawa qui me talonne. Il n’est pas tellement heureux parce qu’il aurait
souhaité donner cette oeuvre plus tôt. Seulement, là, j’ai un alibi, parce que
Tanglewood ce n’était pas pour moi, mais j’ai travaillé pour les autres. Tout
cela devrait normalement être très vite ficelé.
BS: Vous trouvez toujours
des titres superbes pour vos partitions. Les cherchez-vous longtemps ?
HD: J’aime bien les
titres... Je les trouve parfois quand je travaille sur ma partition. Par
exemple “Ainsi la Nuit”. Le titre
m’est venu en y travaillant, parce que je me suis rendu compte que l’oeuvre
était vraiment placée dans un univers nocturne. Ce n’est donc pas une citation.
Mais parfois c’en est une. Ou alors Timbres,
Espace, Mouvement, d’aucuns ont dit que c’était un titre un peu
passe-partout. Non, je ne le pense pas. Temps, Espace, Mouvement, oui, pas
Timbres : ce mot change tout.
BS: Giacinto Scelsi, qui
a “fouillé”, “creusé” le timbre, est-ce que ça vous dit quelque chose ou ça
vous rase ?
HD: Je ne le connais pas
assez. Je me le reproche d’ailleurs. Pourtant je suis assez curieux de nature.
Je sais que beaucoup de jeunes musiciens se réfèrent à lui, c’est vrai. Mais je
ne le connais pas assez. Il y a un musicien beaucoup plus jeune que lui, et que
j’ai découvert avant de me rendre au Canada parce qu’il est de Montréal, Claude
Vivier. Il y a de tout là dedans, mais il y a tout de même quelque chose. Il a
terminé sa vie de façon dramatique. Il a été assassiné à Paris. Si je pense sa
musique très inégale, je trouve aussi que sa création bouillonne. Il y a une
pièce pour voix de femme uniquement, qui s’appelle “Chants”. Elle est très caractéristique, comme d’autres pages pour
piano. C’est vrai que c’est inégal, mais c’est aussi un tempérament. Je suis
intéressé par ce genre de choses, parce que justement c’est très loin de moi.
Mais il y en a bien d’autres, français et étrangers.
BS: Pourquoi n’avez-vous
écrit qu’un seul quatuor à cordes à ce jour ?
HD: Je veux en écrire un
autre, très opposé à “Ainsi la Nuit”.
Messiaen trouvait que l’on ne pouvait plus rien faire du tout en ce domaine. Je
ne sais pas si c’est très bien de se dire toujours que l’on ne devrait plus
écrire tel ou tel type d’oeuvre après la disparition de tel ou tel compositeur
: on risque de ne plus rien faire alors que l’on ne répète jamais la même
chose. Lui, il a tout de même écrit non pas un opéra, mais une grande
incantation superbe sur François d’Assise. Je ne vois pas mon second quatuor
avec autant de petits effets que dans “Ainsi
la Nuit” qui, parfois, empêchent de voir la trajectoire, car si le public
est sensible à ce qui se passe dans l’instant, il ne l’est pas à la trajectoire
lors d’une première audition. D’où les malentendus qui naissent lors de
premières auditions. Nous aussi, musiciens, nous sommes sensibles à cela, mais
moi je n’attache pas d’importance à ces petites choses, ces événements
passagers, mais il faut une trajectoire. Je compte beaucoup là dessus,
j’attache beaucoup d’importance à la structure, car, finalement, c’est ce qui
fait qu’une oeuvre tient ou ne tient pas. Elle ne peut pas tenir uniquement par
des effets impressionnistes.
BS: C’est-à-dire que,
quand vous commencez à écrire, c’est selon un canevas préétabli ? Vous savez où
vous allez avant de commencer quoi que ce soit ?
HD: Souvent, mais pas
toujours. C’est le cas pour les Métaboles.
J’avais conçu un canevas, mais ne m’y suis pas tenu. Je voulais écrire sept
pièces, je n’en ai fait que cinq. Mais on peut très bien réaliser un canevas,
même avec des signes, avec des dessins, un graphisme. J’aime assez ça. Cela
permet de ne pas se perdre.
BS: L’architecture vous
intéresse-t-elle aussi ?
HD: Ah, oui, certainement.
Mais pas à la manière de Xenakis, qui est un professionnel !
BS: Quand vous écrivez,
avez-vous un cahier d’esquisses, ou est-ce que tout se passe dans votre tête ?
HD: Je note l’idée, mais
je redoute de la noter avec trop de décision. Parce que si elle se fixe, je ne
peux plus en sortir. Je la laisse mûrir dans ma tête. Il faut néanmoins noter
quelque chose qui permette de ne pas l’oublier, mais pas trop noter, sinon cela
se fixe, ce qui peut être destructeur. C’est très difficile... Pour Mystère de l’instant, ce qui m’a conduit,
c’est mon titre, parce que c’est vraiment à cela que j’ai pensé. Mais je me
suis aperçu après coup que c’est un titre que l’on peut m’accuser d’avoir
emprunté à Jankelevitch, parce que, à propos de Debussy, il a mis en sous-titre
“Mystère de l’instant”. Mais, pour moi, ce n’est pas du tout une réminiscence.
On dit souvent à propos de ma musique qu’elle a le sens du mystère, c’est
valable pour la musique en général d’ailleurs. L’instant, parce que j’avais
envisagé d’appeler cette pièce que j’ai écrite pour Paul Sacher, “Instantané”,
je voulais sortir un peu de cette perspective que j’ai généralement, ce soucis
de tout relier dans ma mémoire. Je voulais essayer de saisir l’instant.
L’instant musical, comme Debussy le fait de façon géniale, on se demande comment
une oeuvre tient debout, et l’on n’arrive pas à analyser vraiment pourquoi.
Chez Debussy, cela défie l’analyse, mais tient merveilleusement debout. Donc,
moi, je voulais saisir l’instant. Ce n’est donc pas un clin d’oeil à
Jankelevitch. Je l’aimais bien, il n’habitait pas loin de chez moi. Outre
Debussy, il aimait bien aussi la musique de Déodat de Séverac [rires]. Il
jouait bien du piano. Il était sympathique. J’aurais bien voulu être son élève
en philosophie. Francis Bayer a été son élève. Il s’en souvient très bien, tant
ça l’a marqué. Il affirmait son refus depuis la fin de la guerre des
philosophes allemands et de l’Allemagne. Il était certainement partial, mais ça
se comprend chez lui.
BS: Tous vos projets en
cours représentent presque autant que tout ce que vous avez écrit dans votre
vie, non ?
HD: Il y a San
Francisco... même l’Orchestre National de Lille a annoncé une œuvre de moi ! Et
il y a le Philharmonique de Berlin avant tout. Mais il y a d’abord Boston, une
oeuvre pour orchestre dont je n’ai pas encore trouvé le titre. Elle est en une
seule partie, l’écriture est bien déterminée sur le plan des groupes
d’instruments qui se détachent de l’orchestre. Je pense qu’elle sera terminée
d’ici six mois. En février je dois être en Hollande, c’est terrible notre
situation : je ne peux rester tranquille à ma table de travail ! A partir du
moment où on est un peu connu... Pour ses quatre-vingts ans, le pauvre Witold
Lutoslawski, que j’aimais beaucoup, a passé une année terrible, parce qu’en
plus il était son propre interprète. Il
a été appelé un petit peu partout dans le monde, et il ne put travailler pour
lui. Nous nous sommes retrouvés moins d’un an avant sa disparition dans la
grande bibliothèque polonaise du Quartier latin, où l’on donnait une réception
en son honneur. On nous a montré une chose que l’on ne montre jamais, une mèche
de cheveux de Chopin. Il était blond, superbe. C’est la dernière fois que j’ai
vu Lutoslawski. Au même moment, il y avait un portait de lui à la radio. Il
songeait à écrire un opéra. Mais il s’y est pris trop tard.
BS: Vous vous y prenez
tous trop tard.
HD: Il faudrait y penser
plus tôt, vers la cinquantaine. Mais il ne faut pas se tromper dans ses choix,
surtout pour son livret. C’est un vrai chantier, il faut du temps. Mais c’est
passionnant de travailler avec beaucoup de gens à la fois, la scène, les
lumières, etc. J’ai goûté à cela avec Le
Loup, ou quand je faisais quelques musiques de scène pour le théâtre
Français. Il y a un esprit que j’aime. Ils se tiennent, et il y a quelque chose
de très stimulant.
BS: Pourquoi n’avez-vous
alors pas travaillé davantage pour le théâtre ? Est-ce l’opportunité ?
Avez-vous refusé ?
HD: Je n’ai pas de
réponse. J’ai reçu parfois des propositions de livrets, des choses qui ne m’ont
pas du tout enthousiasmé.
BS: Pourquoi n’avez-vous
pas dirigé vos propres oeuvres ? Serait-ce parce que vous avez eu la chance de
connaître de grands chefs qui ont programmé vos partitions ?
HD: Je n’aurais pas été un
bon avocat. C’est pour moi une question de communication. J’étais élève au
Conservatoire de la classe d’orchestre tenue par Philippe
Gaubert pendant très peu de temps. On nous chahutait quand on était au pupitre.
Je me souviens d’une ouverture du Freischütz,
une pièce superbe, mais quand on était au pupitre, c’était abominable. Gaubert
était présent, il se tournait vers nous et disait : «Mais non ! C’est là et
c’est là», en nous bousculant le bras. Et il avait raison. Il allait au
pupitre, et c’était très bien. Certains de mes camarades de l’époque - je ne
sais plus qui était là - ont pu tirer profit de ses leçons. Mais j’avais peur
d’eux. Non, vraiment, il faut avoir le sens de la communication. Au début j’ai
dirigé l’une de mes cantates pour le Prix de Rome. Cela s’est bien passé, mais
c’était en province. Ils me respectaient : j’avais eu le Prix de Rome ! Je n’ai
cependant pas eu envie de continuer. Parce que il faut savoir transmettre.
Boulez a ce sens là, il le fait très bien, et le fait non seulement pour lui
mais aussi pour les autres.
BS: L’exemple de
Stravinsky a dû vous faire peur.
HD: Non, c’était bien, ce
qu’il faisait. ! En tout cas, c’était mieux que Darius [Milhaud]. J’ai assisté
avec Charles Dutoit, que j’avais entraîné en décembre 1959 dans une salle de
New York où je savais que Stravinsky allait diriger Noces avec quatre pianistes de renom, dont Sessions, Barber,
Copland. Je l’avais déjà vu diriger à Paris, en 1954, dans L’Œuvre du XX°
Siècle, dont Nabokov s’occupait. J’aurais voulu fréquenter tous ces gens là.
Mais ils vivaient entre eux, dans un milieu que je ne dirais pas snob, mais
tout de même très mondain. Mais Nabokov je l’ai connu. Stravinsky est donc venu
à Paris, et il a participé à une reprise d’Oedipus
Rex. Le concert de New York est un souvenir inoubliable. Stravinsky au
pupitre, même s’il dirigeait Noces un
peu plus lentement que je ne l’avais entendu avec Désormières, qui faisait cela
très bien - Stravinsky aimait beaucoup le style de Désormières -, mais il était
très lucide au pupitre, et il était tout de même un peu plus lent que qu’il
aurait souhaité.
BS: Pour votre Concerto
pour violon, ne pensez-vous pas que
l’enregistrement Amoyal/ONF/Dutoit est plus expressif, plus proche de la vérité
que ne l’est Stern avec Maazel, les créateurs de l’oeuvre ?
HD: Je le crois aussi,
mais Isaac Stern n’était pas prêt au moment de la création. Il l’a été après,
car il l’a beaucoup joué aux Etats-Unis : douze fois ! Il l’a donc enregistré
beaucoup trop tôt, dans la foulée de la création. Lorin Maazel connaissait
mieux la partition que lui, à ce moment-là. Mais après Stern a bien assimilé la
chose, et c’est vrai que j’étais un peu énervé aux répétitions de la première,
parce que je trouvais qu’il ne connaissait pas bien le concerto, y compris les
rythmes. Mais c’est un homme adorable, qui a beaucoup fait pour la musique
contemporaine. C’est un grand Monsieur, qui, en dehors de son talent et de ce
qu’il a fait comme musicien. Par exemple, en Israël, c’est presque un homme
politique, un grand personnage. Pierre Amoyal, je l’ai mis en garde. Il a une
superbe sonorité, une technique supérieure, mais je lui ai dit : «Attention,
essayons de varier un peu les couleurs, que tout ne soit pas toujours trop
lyrique, toujours dans la même tension lyrique». Il l’a bien compris : il a
vraiment varié les couleurs. Je crois que cet enregistrement est réussi.
BS: En fait, votre oeuvre
a toujours eu l’honneur d’avoir été créée par des grands, depuis Désormières,
Münch, jusqu’à Rostropovitch, Stern. Il n’y a pas beaucoup de compositeurs
vivants dont les créations sont jouées par leurs plus illustres contemporains
actuellement.
HD: Comment cela a pu se
faire ?... Je ne le sais pas. Sans doute les circonstances. Pour mon concerto
pour violon, c’est Pierre Vozlinski qui m’a mis en rapport avec Stern, que je
n’avais rencontré qu’une seule fois, du temps où Münch avait dirigé ma seconde
symphonie à Strasbourg. Pour Rostropovitch, c’est par l’intermédiaire d’Igor
Markevitch. Jusque là, il connaissait un petit peu ma musique, m’a-t-il dit.
J’étais joué en Russie, où je me suis rendu pour la première fois dans les
années 1960. Je voulais toujours voir celui qui est devenu mon ami, Edison
Denisov. Ce qui étonnait toujours les Russes, qui me demandaient «Pourquoi
Denisov ?». Denisov est un vieil ami pour moi. Je connais moins Alfred
Schnittke, et je n’aime pas toujours sa musique. Mais c’est un grand
tempérament.
BS: Il y a un nom qui
n’est pas encore venu dans notre conversation : Wagner.
HD: Mais il y a aussi
beaucoup d’autres noms ! Je n’ai pas parlé de Bach, de Mozart... Wagner, c’est
aussi ma jeunesse. On jouait Wagner en province. Pas seulement l’ouverture de Tannhäuser. On parlait de l’harmonie
tout à l’heure, de l’invention harmonique, qui, pour moi a toujours été
importante, ce que l’on retrouve jusqu’à Messiaen en tout cas. Chez Wagner il y
a ça, quoique l’on dise que c’est une spécialité française. Mais alors Wagner ?
Chopin ? Schumann ? et bien d’autres, Berg, Schönberg ? C’est presque une
banalité de dire que la philosophie de Wagner est insupportable. Mais ce qui
est superbe, c’est son langage. Ce qui est incroyable, c’est que je ne suis
jamais allé à Bayreuth. Parce que je redoute d’être repris pas cette musique
qui m’avait envoûté. Je suis allé plusieurs fois à Zurich. Les Wesendonk Lieder sont nés à côté. Je me
suis rendu dans la propriété du couple Wesendonk plusieurs fois. C’est tout un
univers, tout ce qui a précédé Tristan,
oeuvre extraordinaire.
BS: Que pensez-vous de la
situation actuelle de la création musicale ? Avez-vous lu le livre de Benoît
Duteurtre ?
HD: Je l’ai même conservé.
Je trouve que le débat n’est plus entre musique tonale et atonale. Ce débat est
complètement dépassé. Il y a eu toute cette période de l’après-guerre, avec le
sérialisme. C’est une période de passage, qui, certes, compte dans l’histoire
de la musique. C’est important, mais ce n’est qu’un passage. Après,
l’improvisation à outrance, est une période plus courte encore. Pour moi, ce
qui compte, c’est avant tout le tempérament. Comment est-ce que quelqu’un qui
ne m’a pas particulièrement impressionné du point de vue du langage lui-même,
son langage musical, Benjamin Britten, a résisté à ça ? Il a continué son
bonhomme de chemin. Il y en a quelques autres, qui ont continué. Michael
Tippett, bien sûr, qui est souvent dans l’ombre de Britten. Et dans d’autres
pays que l’Angleterre. Chostakovitch, par exemple, on ne sait pas s’il a même
voulu se pencher sur le problème de la musique sérielle, avec tout le côté
didactique qui en dépendait. Tout cela est dépassé. Chaque époque, chaque
langage peut apporter quelque chose, un élément intéressant. Finalement,
maintenant nous sommes parvenus à une réelle liberté. Mais ce n’est pas plus
facile pour les jeunes compositeurs. Pour nous, c’est-à-dire moi et quelques
autres, après la Libération, tout n’a pas été facile. Tout était conditionné
par un certain nombre de personnalités, pas seulement des compositeurs, mais
aussi à la tête des institutions comme la radio. Il fallait être sériel ou ne
pas exister. Ce n’était pas du tout confortable.
BS: Vous êtes quand même
parvenu à vous exprimer ! Vous avez été joué.
HD: Maintenant vous n’avez
même plus le droit de prononcer le mot “sérialisme”. Ca n’existe plus ; c’est
un mot absolument tabou. Sans trop parler de Pierre Boulez, j’entretiens de
très bonnes relations avec lui. Mais pendant un moment, il m’a détesté. Il m’a
tourné le dos pour lors de ma première symphonie. Je trouve cela tout à fait
normal. Moi-même je n’aime pas certaines choses de lui, et de beaucoup d’autres
compositeurs. Mais il ne faut pas tout ramener à Boulez. Il y a la qualité chez
Boulez, ce qu’il a fait, ce qu’il était, ce en quoi il croyait il l’a bien
fait. Le Domaine musical, il a voulu faire connaître des oeuvres que l’on ne
jouait pas ou que l’on jouait mal, il l’a bien fait. Ce qu’il a fait à
l’Intercontemporain aussi. Ce que je n’aime pas chez lui, et je le lui ai
presque dit comme je vous le dis, c’est son goût du pouvoir. Je n’aime pas cela
non plus chez d’autres, notamment Marcel Landowski. Seulement il y a un monde
sur le plan artistique entre ces deux musiciens. Je n’aime pas que l’on dépende
du pouvoir.
BS: Vous même avez
fréquenté les arcanes du pouvoir.
HD: J’ai démissionné de la
commission réunie autour de Malraux. J’étais engagé avant que n’arrive Landowski.
C’est d’ailleurs moi qui ai demandé à ce qu’il nous rejoigne. A l’époque, je
demandais à ce qu’il soit écouté pour tout ce qu’il connaissait. Mais je n’ai
pas été entendu. Autant je reconnais ce que Landowski a fait, qui est très
utile - et là je ne suis pas du tout d’accord avec Boulez - pour la musique en
France, autant je n’aime pas la guerre qu’il continue à travers des écrits. Il
y a dans l’ouvrage de Duteurtre des choses que j’aurais apprécié ne pas voir.
Il s’y trouve cependant des choses très intéressantes sur la société, sur
l’évolution de la musique. Mais je trouve que ce n’est pas la peine de
recommencer la guerre avec Boulez. Voyez par exemple la reproduction d’un
article du New York Times qui n’est
pas favorable à Boulez, ce n’était pas la peine. Finalement, ce n’est pas un
débat d’idées, c’est d’une certaine façon un pamphlet contre les hommes. Je
discutais avec Boulez avec qui je voyageais un jour. Je lui demandais :
«Pourquoi ne décrochez-vous pas ?» Il m’a répondu : «Il faut que je le fasse...»
Ce qu’il a fait, d’ailleurs : il a décroché de l’Intercontemporain, de l’Ircam.
C’est depuis, après qu’il ait cédé à Bayle la direction. Je trouve que pour un
musicien de valeur comme lui, ce qui compte avant tout c’est ce qu’il fait, ce
qu’il a écrit, le chef d’orchestre aussi. A partir du moment où un musicien a
prouvé à ce point qui il était, pourquoi vouloir absolument le pouvoir ? Alors,
chez Landowski, on le comprend, parce que sa manière d’être, d’exister, c’est
sa manière de créer. Mais chez Boulez, on ne peut pas le comprendre, parce que,
pour lui, exister c’est écrire. Mais j’ai donné raison à Landowski lorsqu’il a
pris la tête de la musique à l’époque. Je ne voyais pas Boulez derrière un
bureau. Ce qui est embêtant c’est de devoir se conditionner en fonction de l’un
ou de l’autre. Boulez nous a obligés à nous remettre en question, même ceux qui
sont très loin de tout cela. Mes sentiments pour Boulez sont très mélangés.
Pour Landowski, c’est un peu clair, pas pour Boulez. J’ai une sorte de tendresse
pour lui, et sur le plan musical...
BS: ... Il est votre
benjamin...
HD: Oui... Il a eu son
prix d’harmonie avec texte que j’ai écrit. Il a réussi une leçon superbe. Et je
n’ai pas été d’accord avec ses offenses à l’égard de Landowski. C’est lui qui a
commencé la bagarre. Il n’avait qu’à laisser Landowski être. Il s’est exilé à
Baden-Baden. Avec toutes ces histoires, on a l’impression que notre demi siècle
n’a eu que deux grands musiciens, Boulez et Landowski !
BS: Que pensez-vous des
“néo” : néo expressionnistes, néo romantiques, néo tonaux, etc.?
HD: Gorecki, par exemple,
ce succès... Je ne dis pas que l’on doive lui reprocher quoi que ce soit, mais
je crains les gens qui le suivent, et qui, à l’égard du public, se montrent
complaisants. Il y a cela aussi : la complaisance ! Mais il y a des gens qui
ont du tempérament, et même John Adams, dont je n’aime pas la production, sa
musique n’est pas nulle. Il sait écrire. Mais je redoute énormément cette
tendance. Philip Glass, je ne marche pas du tout. Pour moi ce n’est rien du
tout !
BS: Parmi les jeunes
compositeurs, en qui percevez-vous les grands de demain ?
HD: Un certain nombre de
gens très différents. Ceux dont le tempérament est bien affirmé. Si on dit il y
a Manoury d’une part, et à côté des hommes comme Philippe
Hersant ou Jean-Louis Florentz. Quand Florentz a été nommé à l’Académie des
Beaux-Arts, je lui ai dit : «J’espère que vous allez garder votre liberté», il
a pris cela très mal ! Il l’a pris tellement mal, qu’il m’a envoyé une lettre-fleuve.
Je pense qu’il a souffert de cette période de terrorisme. Mais ce n’est pas une
raison pour se ranger dans la mouvance Landowski. Et il y a le Japonais
Yoshihisa Taïra, que j’estime beaucoup. C’est l’un des grands compositeurs qui
s’exprime actuellement en France. J’essaye de lui obtenir une commande d’une
pièce pour orchestre, or comme Paul Sacher ne passe plus de commande, sans
doute en raison de son âge, je suis en train de pousser Seiji Ozawa, son
compatriote, pour l’Orchestre Symphonique de Boston. C’est un grand maître, qui
a beaucoup de choses à dire, et il les dit fort bien.
BS: Manoury, Hersant,
Florentz, ce sont trois personnalités complètement différentes...
HD: Il y a une autre
génération encore. Des gens que j’ai connus comme étudiants à l’Ecole normale.
Quelqu’un que j’estime beaucoup, Félix Ibarrondo, qui a environ trente-cinq ans
; Francis Bayer - nombreux sont ceux qui vont être étonnés de ce qu’il écrit en
ce moment. C’est immense. Il a été le professeur de ses cadets comme Dusapin,
qui m’intéresse beaucoup. Vous avez aussi une jeune femme, Edith Canat de
Chizy. Maurice Ohana l’aimait beaucoup - elle a été dans son sillage -, et j’ai
récemment entendu l’une des ses oeuvres.
BS: Ohana, voilà un autre
compositeur important.
HD: Qui avait des refus
extrêmement forts. C’était l’un de mes amis. Nous nous sommes un petit peu
moins vus quinze ans avant sa disparition. Il avait une espèce d’ostracisme
féroce non seulement à l’égard de l’Ecole de Vienne mais aussi contre tout ce
qui était germanique. Je n’étais pas d’accord avec lui. Il était très
méditerranéen, moi j’étais très pro-nordique. Il refusait, je ne parle pas de
Richard Strauss, qui, à ses yeux, n’aurait même pas dû exister - on juge un
artiste à la qualité de ses refus, disait Paul Valéry, mais c’est un refus un
peu tragique, parce que Strauss existe, tout de même ! -, il ne pouvait pas le
voir, il disait qu’“on n’aurait même jamais dû le jouer” ! - il oublie tout de
même Elektra, Salomé, Ariane...
Debussy, qui ne l’aimait pas, disait quand même que l’on ne pouvait pas
résister à la domination de cet homme. Souvent je n’étais pas d’accord avec
Ohana. Il ne pouvait admettre Boulez... C’est vrai qu’il y a des aspects
germaniques chez Boulez. Mais même avec ses ostracismes, il y a quand même la
qualité omniprésente de l’artiste. C’est quelque chose que l’on ne peut nier.
Boulez aurait pu diriger Métaboles,
mais il ne l’a pas fait. Il aurait dirigé la pièce pour Portal, puisqu’il me
l’avait commandée. Cela aurait été amusant, j’aurais bien voulu.
BS: Et André Jolivet ?
HD: Je l’aimais bien. J’ai
des souvenirs de Vienne avec lui, devant la maison de Beethoven, celle du
testament d’Heiligenstadt, c’est très touchant. Il a été un grand professeur du
Conservatoire. C’est moi qui ai insisté auprès de Gallois-Montbrun pour qu’il
le nomme. Jolivet, humainement, était aussi un peu vindicatif, il a fait des
erreurs aussi contre le Domaine musical, disant qu’il fallait «mettre la police
là dedans». C’est pourquoi Boulez lui en voulait.
BS: S’il n’y avait qu’une
seule œuvre de vous qui doive subsister, quelle est celle que vous choisiriez ?
Et pourquoi ?
HD: ... Ce serait Tout un monde lointain... ou... la
nouvelle oeuvre à laquelle je pense. Si ce n’est qu’il aurait peut-être fallu
que je rompe complètement avec celle-là... ou mon nouveau quatuor... En fait,
je suis attaché à plusieurs œuvres... Au fond, je ne suis finalement pas
tellement autocritique. Je le suis beaucoup, mais je ne veux pas que cela soit
de manière destructrice. Je suis assez lucide. Je vois un petit peu, avec le
recul, quels sont mes canards boiteux. Mais c’est Tout un monde lointain que je sauverais... peut-être. Pour quelle
raison ? Je ne sais pas. Cette œuvre est liée à une part de ma vie. C’est aussi
la forme, l’élan général, l’impulsion, le climat. J’y reste attaché parce
qu’elle m’a envoûté longtemps. Même après, ce qui est très rare, parce que je
pense toujours à l'œuvre suivante. J’avais eu beaucoup de mal à m’en détacher.
Après elle, c’est vrai qu’il aurait fallu que je rompe complètement... j’avais
déjà commencé à travailler à l'œuvre qui a suivi. Mais ce n’est pas ça, je ne
sais pas, c’est lié à toutes sortes de choses. Mais... je crois... c’est une
pièce qui a aussi beaucoup de pouvoir sur le public, bien qu’elle se termine
une fois encore “à la manière d’un enfant qui se pend pour une grande
personne”, puisqu’elle ne se termine pas. Elle reste en pointillé. C’est
difficile d’ailleurs à assumer pour le soliste, mais quelques fois cela porte
très loin.
Propos recueillis par
Paris, le 19 décembre 1995
1) A lire, Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, entretiens avec Claude Glayman, Editions Belfond (1993) et Actes Sud (1999)., ainsi que la grande biographie que lui consacre Pierre Gervasoni sous le titre Henri Dutilleux paru le 22 janvier 2016 aux Editions Actes Sud (770p., 49€)
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