Abbaye de Royaumont, Salle grand comble, mercredi 1er
mai 2013
De gauche à droite : Johannes Burghoff (violoncelle), Hanna Eimermacher, Péter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz. Photo : (c) Bruno Serrou
Ouverte à toutes les musiques de tous les temps,
l’abbaye royale de Royaumont, érigée par Louis IX à une trentaine de kilomètres
au nord de Paris, aujourd’hui dans le Val d’Oise, propose depuis 1964, sous l’égide de la Fondation Groüin-Lang propriétaire de
ce lieu enchanteur, une diversité de programmation qui court de la Renaissance
jusqu’à la création la plus hardie, en passant par la danse, le jazz et les
musiques traditionnelles. En residence depuis deux saisons, l’Ensemble Linea
créé à Strasbourg en 1998, et son directeur musical fondateur Jean-Philippe
Wurtz ont choisi de consacrer ce printemps 2013 à une session de classes de
maître de direction de la musique contemporaine dispensées à de jeunes chefs d’orchestre
en début de carrière conscients de la nécessité d’ouverture de leur repertoire et
des particularités que requiert la musique d’aujourd’hui. Mettant son ensemble
à la disposition des dix stagiaires une décade durant, Wurtz a confié les cours
à son maître ès-direction, le Hongrois Péter Eötvös.
Elena Schwarz, Boglarka Pecze (clarinette basse), Keiko Murakami (flûte), Péter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz. Photo : (c) Bruno Serrou
Cinq oeuvres pour dix chefs
Dix chefs venus de trois
continents, l’Argentine Natalia Salinas, l’Autrichien Azis Sadikovic, l’Espagnol
Pablo Rus Broseta, les Etats-Uniens Daniel Bassin et
Oliver Hagen, les Français Alexandre Bloch et Joël Soichez, le Roumain Matei
Pop, le Sud-Coréen Jaehyuck
Choi et la Suisse-Australienne Elena Schwarz, sélectionnés sur dossier et vidéo,
ont ainsi pu perfectionner leur art dans le cadre magnifique de l’Abbaye de
Royaumont où ils ont pu travailler à satiété des œuvres croisant plusieurs
générations et styles de la création musicale, chacun bénéficiant d’un temps de
travail important avec l’Ensemble Linea réparti en tranches d’une demie heure. Le
tout autour de cinq œuvres : Kontrapunkt
(1952-1953) de Karlheinz Stockhausen, Thallein
(1984) de Iannis Xenakis, le Kammerkonzert
(1969) de György Ligeti, Asko Concerto (1999)
d’Elliott Carter, enfin Hommage an den
Kimperkasten (2012) de Hanna Eimermacher, jeune compositrice allemande,
elle-même ancienne stagiaire de composition de la Fondation Royaumont dans le cadre de Voix Nouvelles qui était elle aussi présente durant toute la
durée du stage pour assister Péter Eötvös pour l’interprétation de sa pièce.
Photo : (c) Abbaye de Royaumont, DR
Compositeur chef
d’orchestre, à l’instar de Pierre Boulez son aîné de dix-neuf ans qui l’appela
en 1978 à diriger le concert inaugural de l’IRCAM avant de le nommer directeur
musical de l’Ensemble Intercontemporain, poste qu’il occupera jusqu’en 1991,
Péter Eötvös court le monde autant pour ses créations que pour diriger les
orchestres les plus réputés, de Berlin à Chicago, en passant par Vienne, Londres,
Munich, Cleveland, Amsterdam, Paris ou Tokyo. Ses centres d’intérêt sont en
effet infiniment plus vastes que la seule musique contemporaine, puisqu’il
dirige autant Haydn et Bartók, que Mozart et Wagner. Il s’est forgé au grand répertoire
comme principal chef invité de l’Orchestre Symphonique de la BBC de 1985 à 1988,
puis le Hiversum Kammerorchester et, depuis 2003, principal chef invité de
l’Orchestre Symphonique de Göteborg.
Daniel Bassin et Péter Eötvös. Photo : (c) Bruno Serrou
Le passeur Péter Eötvös
Acteur majeur de la
création contemporaine, Eötvös est l’un des chefs les plus expérimentés en la matière. Elève de Karlheinz Stockhausen, il en a été l’un des proches, tout en étant son assistant dans l'établissement des partitions, et membre de son Ensemble Stockhausen de 1968 à 1976. C’est
d’ailleurs Stockhausen qui le recommanda à Boulez, aux côtés de qui il allait travailler à l’Intercontemporain pendant douze ans. Ainsi, entre IRCAM et EIC, au contact
direct des compositeurs et de la recherche technologique musicale de pointe, Eötvös connaît les
arcanes de la composition et de la technologie, et peut ainsi dispenser mieux que quiconque des instructions
détaillées et claires sur l'alliage des instruments acoustiques avec l’électronique,
l’informatique et l’amplification. Tant et si bien que, depuis 1985, Péter Eötvös dispense indifféremment des master-classes de composition et de direction, ces dernières plus particulièrement dans le cadre du Festival Bartók de
Szombathely en Hongrie. « Ce festival a été très important pour moi, constate-t-il. Parce que
d’une part j’y ai appris le métier de professeur et à travailler avec les jeunes
générations de chef d’orchestre, et, d’autre part, j’y ai invité des compositeurs
de renom, John Cage, qui est venu deux semaines et avec qui nous avons
enregistré une pièce pour cinq orchestres. Les conditions étaient idéales pour
un tel séminaire, parce que parmi la vingtaine d’étudiants que j’ai préparés, les cinq
meilleurs ont dirigé les cinq orchestres, et Hungaroton a enregistré le concert. Une
autre année, György Ligeti est venu quinze jours, ainsi que l’Ensemble Modern que les
stagiaires ont dirigé tour à tour, puis nous avons enregistré un disque Ligeti
pour Sony… » Depuis lors, Eötvös a créé à Budapest une fondation à son nom, la Contemporary Music
Foundation for young conductors and composers (http://eotvosmusicfoundation.org),
structure qui lui permet de former de jeunes chefs d’orchestre qui le suivent partout dans le monde
pour l’assister. Il dispense également des master classes de direction dans le cadre
d’institutions, de festivals et d’académies, comme le Centre Acanthe, en France.
Singularité et continuité
Ainsi, cette année, avant Szombathely,
Budapest et Bâle, Péter Eötvös a passé dix jours à Royaumont, entre le 28 avril et le 4 mai, à l’invitation de l’un de ses anciens élèves, Jean-Philippe Wurtz, et
de son Ensemble Linea, et de la Fondation Royaumont, pour des cours de direction de
musique contemporaine donnés à dix chefs d’orchestre en devenir désireux de se mesurer
à ce répertoire spécifique qui demande précision, rigueur, et une relation avec
les interprètes plus étroite que dans d’autres répertoires, mais aussi une
expressivité tout aussi prégnante qu’ailleurs.
Péter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz vérifiant un trait avec la harpiste Geneviève Létang. Photo : (c) Bruno Serrou
Vieux routier de la
direction d’orchestre, fin analyste, homme courtois et attentionné,
Péter Eötvös est allé jusqu'à s'accaparer la partition de Hanna Eimermacher tant il a semblé en avoir pénétré les arcanes, la jeune compositrice acquiesçant toutes ses
remarques, alors qu'il donnait aux chefs en devenir plus de précisions sur son
œuvre qu’elle-même. Il faut dire que la compositrice semblait elle aussi boire du
petit lait à l’écoute de la vision globale que le maitre avait de sa pièce,
fort bien conçue au demeurant.
Péter Eötvös, qui a préparé avec soin chacune des partitions en amont de la session, à l’instar des stagiaires,
laisse volontiers la bride sur le cou de ses élèves. Il n’intervient que peu,
mais toujours à bon escient et avec une extrême gentillesse. Chacun est libre de
la façon de faire travailler l’ensemble, dont les musiciens, tous
professionnels de haut rang, se plient volontiers aux désirs de chacun des
apprentis. L’on décèle ainsi ceux qui, faisant recommencer inlassablement un
trait d’une demie mesure une demie heure de rang, lassent voire assomment les instrumentistes, qui ne
mouftent pourtant pas, les focalisant sur un détail aux dépends de la globalité, et ceux qui ne trouvent rien à redire, n’entendant ni les décalages,
ni les écarts de rythmes, ni les problèmes de justesse. Pourtant, dit Eötvös,
« ce que je leur demande, est qu’ils entendent »…
Péter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz cherchant dans la partition où le bas blesse dans la battue d'un étudiant. Photo : (c) Bruno Serrou
Expérience personnelle
Assis à une table, avec à
ses côtés Jean-Philippe Wurtz, qui suit lui-même de très près la partition travaillée
et opine du bonnet à chaque parole du maître, s'exprimant aussi bien en français, en anglais, en allemand et en italien, voire en espagnol - on se croirait d'ailleurs à Babel, tant tous les participants parlent toutes les langues -, Eötvös se lève régulièrement pour
donner quelque indication aux chefs ou aux instrumentistes, décompose les
battues - « battez le et, il
signifie venez avec moi » -,
rectifie les mesures, indique la gestique idoine pour aider les
instrumentistes dans les passages les plus complexes - « Chantez avec les
musiciens, surtout chantez ! »
-, corrige une faute de copie sur une partition - il se dirige vers un instrumentiste
pour lui montrer des dièses apparemment absents sur sa partie, des croisements-enchaînements
de timbres et de rythmes, des changements accidentels de nuances, etc. -,
faisant généreusement part mais sans abus de son expérience et de ses souvenirs de discussions
avec les auteurs des œuvres travaillées, qu’il a tous connus. « Chez
Stockhausen, leur dit-il, l’axe des nuances est piano. Il ne fait jamais de ff.
Chez lui, rien n’est exagéré. Il n’est pas Ligeti, ni Berio. »… Plus
tard, il déclare au jeune chef espagnol, Pablo Rus Broseta : « Le plus important, c'est avec la main gauche : la
police », et il lève le bras, montrant la peaume grande ouverte de la main, comme
s’il arrêtait la circulation…
Daniel Bassin (au premier plan), Péter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz (à l'arrière plan). Photo : (c) Abbaye de Royaumont, DR
A l’issue de ces master
classes et du concert public qui a suivi, deux chefs ont été sélectionnés pour
participer la saison prochaine de Royaumont à la session de composition
Voix Nouvelles (9-14 septembre 2013), Azis Sadikovic (né à Vienne en 1983) et
Elena Schwarz (née à Lugano en 1985). Tout deux se partageront avec William
Blank, la direction des concerts de création du samedi 14 septembre, à la tête du
Namascae Lemanic Modern Ensemble.
Bruno Serrou
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