vendredi 27 janvier 2012

Orchestre National de France et Daniele Gatti : Berg : 1 – Schubert 0


Jeudi 26 janvier 2012, Théâtre des Champs-Elysées

Daniele Gatti - Photo : DR
A la sortie du Théâtre des Champs-Elysées ce jeudi soir, les impressions d’après concert étaient pour le moins mitigées. L’association Schubert/Berg n’est pas apparue évidente, la création des deux compositeurs n’ayant guère de relations autres que leur légitimité viennoise commune et leurs élans dramatiques. Certes, la partition de Berg choisie est construite telle une symphonie qui ne dit pas son nom, tandis que la symphonie de Schubert retenue ne compte que deux mouvements, pour cause d’inachèvement, à l’instar de l’opéra de Berg dont est tirée la « symphonie ». En outre, Schubert et Berg sont chacun l’une des trois figures centrales de leurs écoles viennoises respectives, la première et la seconde, à un siècle de distance.
Mais les différences entre la création des deux compositeurs sont si nettes que la prestation de l’Orchestre National de France et de son directeur musical Daniele Gatti a pu se faire inégale, les deux parties du concert se situant nettement sur des pics opposés. Le chef italien avait peut-être lui-même certaines incertitudes quant à son Schubert, puisqu’il avait la tête dans la partition, tandis que dans Berg il avait bel et bien la partition dans la tête. Plus concentré et précis (à l’exception du cor solo, fort sollicité mais en petite forme la soirée durant) après l’entracte, l’Orchestre National de France s’est montré lui aussi plus sûr dans Berg que dans Schubert. Les deux mouvements de la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée » D.759 ont été mornes, gris, sans relief ni tensions, tandis que l’orchestre est clairement apparu peu motivé, comme stratifié par la routine. Plus fade encore, le lied Der Hirt auf dem Felsen (Le pâtre sur le rocher) D. 965, page ultime de Schubert orchestrée en 1887 par Carl Reinecke (1824-1910). Ayant conservé la clarinette solo, le compositeur allemand a instrumenté la partie piano en plaçant les bois au premier plan pour accentuer le caractère pastoral de l’original, mais le résultat est d’une platitude consternante, et l’on comprend à l’écoute de ce pensum pourquoi Claudio Abbado ne l’a pas retenu dans sa sélection de lieder de Schubert orchestrés par des compositeurs comme Berlioz, Brahms, Britten, Reger et Webern(1). La grisaille de l’instrumentation n’a pas été abolie par Gatti, qui n’a pas pu s’en dégager, laissant la soprano Chen Reiss se démener seule pour essayer sans y parvenir à exalter les beautés de la ligne mélodique schubertienne, tandis que la clarinette de Patrick Messina a semblé bien indifférente.
Toute autre a été la seconde partie du concert, entièrement dévolue à la Lulu-Suite d’Alban Berg. Cette partition de trente-cinq minutes se présente telle une symphonie dramatique avec voix, une symphonie en cinq mouvements sur le modèle de la Septième de Gustav Mahler, avec deux mouvements extrêmes très développés encadrant trois interludes lyriques plus concis. La composition de Lulu aura occupé les sept dernières années de la vie de Berg, qui, on le sait, a laissé le troisième acte inachevé. L’orchestration en sera finalement réalisée dans les années 1970 par Friedrich Cehra et la création de l’opéra complet aura lieu en 1979 à l’Opéra de Paris sous la direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Jusqu’à cette date, la musique du troisième acte n’était connue que sous la forme de la Suite que Berg a façonnée en 1934 à partir de l’opéra entier pour que le public et les directeurs d’Opéras s’y intéressent, comme il l’avait déjà fait à l’instigation d’Erich Kleiber pour Wozzeck. Les deux derniers mouvements de la Lulu-Suite correspondent au troisième acte de l’opéra, et l’Adagio final regroupe les pages ultimes de Lulu, incluant les dernières paroles prononcées par la comtesse Geschwitz avant sa mort, tandis que le quatrième mouvement est une série de variations sur un lied de la pièce éponyme de Wedekind qui sert à séparer les deux scènes du dernier acte. Le pivot de la Lulu-Suite est le Lied de Lulu que l’héroïne de l’opéra chante au point culminant de l’acte central et qui traduit son tragique destin, celui de l’éternel féminin, à la fois proie et prédateur. Les deux mouvements extrêmes dépeignent les rapports de Lulu avec Alwa (Rondo), et Geschwitz (Adagio), tandis que le deuxième mouvement, Ostinato, reprend la musique qui accompagne le film qui constitue l’axe de l’opéra, dépeignant le procès, l’emprisonnement, la maladie et l’évasion de Lulu. C’est à partir de ce matériau auxquels se sont ajoutées les indications d’orchestration de la particelle, que Cehra a parachevé le troisième acte de Lulu. Cette Lulu-Suite aux élans extraordinairement dramatiques a particulièrement inspiré Daniele Gatti, qui en a proposé une vision éperdument lyrique et tendue, avivant un Orchestre National de France polychrome et fluide et laissant s’exposer clairement la diversité des voix mises en lumière par Berg, avec un saxophone particulièrement expressif, tandis que le timbre et la ligne de chant de Chen Reiss ont magnifié le Lied de Lulu et les adieux de Geschwitz. Reste à souhaiter de les retrouver tous très vite dans une interprétation intégrale du second chef-d’œuvre lyrique de Berg, même en version concert…
Bruno Serrou
1) CD remarquable paru en 2003 chez DG. Claudio Abbado y dirige le Chamber Orchestra of Europe, Anne-Sofie von Otter et Thomas Quasthoff.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire