mardi 31 janvier 2012
Création scénique à l'Opéra Garnier de La cerisaie de Philippe Fénelon d’après Tchekhov
Paris, Opéra Garnier, lundi 30 janvier 2012
Pour son sixième opéra, le troisième donné à
l’Opéra de Paris après Salammbô et Faust, Philippe Fénelon (né en 1952) a
porté son dévolu sur une pièce d’Anton Tchekhov (1860-1904), La Cerisaie, comédie en quatre actes créée
en 1904 dont il n’a retenu que le troisième, le Bal. Fondé sur un texte écrit en
russe, avec des rôles masculins confiés à des femmes et un emploi féminin à un
homme, il est difficile de ne pas penser avec cette Cerisaie au chef-d’œuvre du Hongrois Péter Eötvös créé à l’Opéra de
Lyon en 1999, Trois Sœurs, également adapté
de Tchekhov, chanté en russe et aux personnages féminins exclusivement dévolus
à des hommes (quoique Eötvös laisse expressément la porte ouverte à une
distribution féminine). Mais la comparaison s’arrête là, car la partition de
Fénelon est loin d’être aussi puissante, intense, originale et évocatrice que
celle de son aîné, qui signait pourtant à cette occasion son tout premier
opéra. Un an après Akhmatova de
Bruno Mantovani, autre opéra russe créé à l’Opéra Bastille, l’Opéra de Paris
reste en Russie dans le domaine de la création contemporaine, cette fois sur un
livret d’Alexei Parine (né en 1944) et confié à une distribution presque
exclusivement russe.
Cet ouvrage de
deux heures équitablement réparties entre deux actes de six scènes chacun, le
premier focalisé sur le bal le second sur d’intimes aveux, l’un précédé d’un
prologue l’autre suivi d’un épilogue pour former la symétrie, n’a pas véritablement pris
la mesure de l’extraordinaire puissance psychologique des personnages de
Tchekhov. Illustrant la nostalgie suscitée par la vente d’une propriété
séculaire par une noble famille en déconfiture à l’un de ses anciens moujiks, la
partition est plombée par les renvois incessants à l’histoire de l’opéra, que
le compositeur connaît parfaitement(1), singulièrement celui du XXe
siècle, avec des renvois continus à Berg (les premières mesures, les musiques
de bastringue et de fanfare entre autres) et à Messiaen, qui fut le professeur
de Fénelon au Conservatoire de Paris, et ne peut donner une réelle
consistance charnelle et tangible aux personnages. Cependant de rares moments
de lyrisme aux élans sincères et à l’articulation plus personnelle captent de
temps à autres l’attention de l’auditeur, particulièrement dans le second acte,
avec les souvenirs du vieux serviteur Firs, la confession de Liouba et les
aveux du marchand Lopakhine. L’écriture vocale de Fénelon reste dans la ligne
imprimée depuis le Chevalier imaginaire en 1984, tendue et uniformément
déclamée, tandis que l’orchestration s’impose dans les passages les plus délicats.
Fort bien dirigée par Georges Lavaudant qui signe une mise en scène brillante
mais dans des décors frigorifiques de Jean-Pierre Vergier faits d’énormes
troncs aux branches sans feuilles tordues et entortillées qui sont loin de
suggérer la nature luxuriante évoquée dans le texte, la troupe de chanteurs, où
brillent notamment Elena Kelessidi (Liouba), Alexandra Kadurina (Gricha), Ulyana
Aleksyuk (Ania), Anna Krainikova (Varia), Ksenia Vyaznikoya (Firs), Mischa
Schelomianski (Charlotta) et Igor Golovatenko (Lopakhine), s’avère fort
homogène, tandis que Tito Ceccherini impose sa direction précise et solide qui distille
un peu d’authenticité à cette œuvre saturée de références et permet à l’Orchestre
de l’Opéra d’exceller.
Bruno Serrou
1) Il est l’auteur
de Histoires d’opéras (Editions Actes Sud, 2007) et de L’Opéra l’incandescence
lyrique (Editions Musica Falsa, 2010)
lundi 30 janvier 2012
A l’Opéra de Lyon, Il Trittico de Puccini à l’aune de Schönberg, Hindemith et Zemlinsky
Lyon, Opéra National, vendredi
27, samedi 28, dimanche 29 janvier 2012
Depuis 2005, l’Opéra National de
Lyon intègre au sein de ses saisons un festival autour d’une thématique. Après trois
portraits de femmes de Janacek, Offenbach et Weill, l’Amour soupçon, Tchaïkovski
et Pouchkine, Mozart et Da Ponte, le Japon vu par l’opéra occidental, Serge
Dorny, directeur du premier théâtre lyrique de France après Paris, propose un
rendez-vous qu’il a intitulé « Puccini Plus ». Un cycle dont l’ossature
est le Triptyque Il Tabarro (La Houppelande) Suor Angelica (Sœur Angélique) et Gianni Schicchi qui a été créé au Metropolitan Opera de New York en
1918. Chacun de ces actes est mis en regard d'un ouvrage de la même époque en
langue allemande et au sujet plus ou moins comparable. Il est en effet très
rare de pouvoir apprécier ces trois opéras dans une même
production, les théâtres choisissant généralement de coupler l’un ou l’autre avec un ouvrage d’un autre compositeur. L’Opéra de Lyon a
choisi d’alterner les deux options, proposant le triptyque en une fois ou en
trois soirées successives. Cette dernière proposition est d’autant plus
intéressante qu’elle permet d’apprécier ces œuvres et leur auteur à l’aune de
partitions expressionnistes plus rares encore et signées d’auteurs réputés pour
leur forte personnalité : Il Tabarro et Von heute auf morgen (D’aujourd’hui à demain) d’Arnold Schönberg,
Suor Angelica et Sancta Susanna de Paul Hindemith, Gianni Schicchi et Eine
florentinische Tragödie (Une tragédie
florentine) d’Alexandre Zemlinsky. Soit
six opéras en un acte dont la création s’est échelonnée sur un peu plus d’une
décennie.
Ces trois soirées s'avèrent passionnantes,
tant sur le plan historique que musical, stylistique, dramatique
et psychologique. Il est en effet instructif de mesurer la place de
premier plan qu’occupe Puccini, compositeur populaire souvent réduit au rang de
musicien tendant à la facilité mélodique pour séduire un large
public. D'autres le considèrent à juste titre comme un créateur complexe et
exigeant, autant pour son imaginaire musical que pour ses livrets, pour
lesquels il n’a pas craint d’user plusieurs équipes de collaborateurs dans le but
d'obtenir des textes vifs et dramatiques. Chez Puccini en effet, paroles et
musique sont traitées à parts égales au seul service du théâtre. Mais cette
conception de l’opéra était générale à l’époque, stimulée par le cinéma et la
radio, du moins en Allemagne, avec l’expressionnisme, et en Italie, avec le
vérisme, d’autant plus lorsqu’il est transcendé par Puccini. La première
soirée réunit le seul ouvrage au sujet frivole du Viennois Arnold Schönberg (1874-1951)
Von heute auf morgen (1930) et le
premier volet du triptyque de Puccini (1858-1924), Il Tabarro (La Houppelande)
(1918) sur un livret de Giuseppe Adami d’après Didier Gold, sombre mélodrame
qui dépeint la violence des passions amoureuses (adultère, jalousie, vengeance)… Signé Max Blonda, pseudonyme de l’épouse du compositeur, le livret de l’opéra
de Schönberg aux élans féministes est d’une vérité crue des plus contemporaines,
avec ce couple sans nom qui se dispute le droit à la liberté individuelle, et
dont la conclusion, donnée par l’enfant, est des plus plaisantes de la part de Schönberg
accusé d’avoir détruit l’équilibre tonal, « Maman, c’est quoi, les gens modernes ? »
La deuxième soirée associe deux opéras uniquement chantés par des femmes et dont
l’action aux relents blasphématoires se situe dans un couvent, le bref et troublant
Sancta Susanna (1922) de Paul
Hindemith (1895-1963) et le non moins violent Suor Angelica (1918), volet central du triptyque puccinien. Composé à partir d’une pièce à scandale de l’auteur
expressionniste allemand August Stramm, créé en 1921 à Berlin, l’ouvrage de
Hindemith reflète l’esprit provocateur de leurs auteurs, qui, aujourd’hui
encore, fait scandale avec son sujet pour le moins blasphématoire tournant
autour de la frustration et des fantasmes sexuels d’une religieuse, Susanna,
une nuit de mai alors qu’elle a entendu les cris alanguis d’un couple faisant l’amour près de la chapelle où elle priait. Exacerbant le désir et les délires de Susanna qui assimile Jésus et Eros,
Hindemith et Framm signent un spectacle d’une demi-heure d’une violence extrême. S'il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre, l’ouvrage n’en conserve pas moins un
caractère didactique sur l'époque. Pour la deuxième pièce de son triptyque, Puccini a fait
appel à Giovacchino Forzano dont le livret conte le tragique destin d’une femme
innocente et fragile, Suor Angelica, cloîtrée contre sa volonté pour avoir mis
au monde un enfant hors mariage et que la cruauté du monde va broyer en l’acculant
au suicide. Enfin, la troisième soirée rassemble deux opéras sur la duperie
ayant Florence pour cadre. Le premier, Une
Tragédie florentine (1916) du Viennois Alexandre Zemlinsky (1871-1942),
beau-frère et unique professeur de Schönberg, d’après la pièce éponyme posthume (1903) du
Britannique Oscar Wilde (1854-1900), est une œuvre à trois personnages contant l’histoire du commerçant juif Simone, qui pressent que sa femme Bianca et le
prince Guido Bardi sont amants. Pourtant, le soir qui les réunit incidemment
tous les trois, il se contient, mais n’en finit pas moins par tuer en duel son rival sur le cadavre de qui le couple se réconcilie. En dépit de son expressionnisme exalté,
l’ouvrage, construit en quatre mouvements de symphonie, est un modèle
d’objectivité. Le second, Gianni Schicchi,
puise dans L’Enfer de Dante pour un
opéra-bouffe à l’humour macabre, grinçant et amoral (la captation d’un héritage
par le biais d’un faux testament). A l’instar d’un Falstaff chez Verdi ou d’un Von
heute auf morgen pour Schönberg, cet
opéra fait exception dans l’œuvre de Puccini. Ainsi mis en lumière, les
compositeurs s’éclairent les uns les autres, Schönberg s’avérant plus lyrique, Puccini
plus novateur et singulier Zemlinsky extraordinairement dramatique, Hindemith
plus expressionniste…
Le cycle « Puccini plus »
est constitué de quatre nouvelles productions et de deux reprises (Il Tabarro et Une tragédie florentine, qui datent de 2007), toutes lyonnaises.
Trois sont signées d’une même équipe scénographique, trois d’équipes
différentes. Les Puccini sont mis en scène par le Britannique David Pountney,
qui anime des distributions riches et bariolées avec la maîtrise d’un grand
directeur d’acteurs, dans des décors assez touffus, du moins dans les volets
extrêmes dominés par un même container ouvert en son centre symbolisant dans Il Tabarro la soute d’une péniche et
dans Gianni Schicchi la chambre
coffre-fort mortuaire scénographiés par Johan Engels et éclairés par Fabrice Kebour de
sombre façon dans le premier et de façon pompeuse dans le second, tandis que dans
Suor Angelica le décor bleu pâle est
une cour entourée de mini cellules et orné en son centre d’un bassin
transparent surmonté d’une imposante vierge sulpicienne. Dans des mises en scènes
très théâtrales de John Fulljames, ces deux mêmes
scénographes illustrent de façon idoine l’opéra de Schönberg, dont le portail
pentu indique le titre de l’œuvre et son auteur derrière lequel se déroule l’action
dans un mobilier contemporain clinquant, et celui de Hindemith dominé par un
autel surplombé d’un Christ immense, tandis que Une tragédie florentine reste
comme l’une des plus belles réussites de Georges Lavaudant, magnifiée par la
scénographie de Jean-Pierre Vergier, murs inclinés traversés d’ombres vidéo et percés
de deux portes qui renforcent l’impression d’enfermement psychologique. Deux
chefs situés à deux pôles de leurs carrières artistiques se partagent les
opéras, le jeune Italien Gaetano d’Espinosa (33 ans) pour les Puccini, le vétéran
allemand Bernhard Kontarsky (74 ans) pour les opéras germaniques, tous deux remplaçant
Lothar Koenigs, souffrant, et qui dirigent avec
ferveur et de façon idiomatique leurs ouvrages respectif à la tête d’un
Orchestre de l’Opéra de Lyon répondant au cordeau. 40 chanteurs, dont 2 enfants
et 12 membres du chœur de l’Opéra lyonnais ont été requis pour ces six opéras. Au
sein de cette énorme distribution, citons l’impressionnant trio Martin Winkler,
Gun-Brit Barkim, Thomas Piffka dans Une
tragédie florentine, la solide et imperturbable Agnes Selma Weiland dans Sancta Susanna et Gianni Schicchi, l’ardente Csilla Boross et l’autoritaire Natascha
Petrinsky dans Suor Angelica et Il Tabarro, le plaisant couple querelleur
Wolfgang Newerla/Magdalena Anna Hofmann dans Von heute auf morgen, le séduisant Thiago Arancam (Il Tabarro), le puissant Werner Van
Mechelem, plus à l’aise en Michele dans Il
Tabarro qu’en Schicchi, la brûlante Ivana Rusko en Lauretta dans Gianni Schicchi et Sœur Geneviève dans Suor Angelica…
Bruno Serrou
vendredi 27 janvier 2012
Orchestre National de France et Daniele Gatti : Berg : 1 – Schubert 0
Jeudi 26 janvier 2012, Théâtre des Champs-Elysées
Daniele Gatti - Photo : DR
A la sortie du Théâtre des Champs-Elysées ce jeudi
soir, les impressions d’après concert étaient pour le moins mitigées. L’association
Schubert/Berg n’est pas apparue évidente, la création des deux compositeurs n’ayant
guère de relations autres que leur légitimité viennoise commune et leurs élans dramatiques.
Certes, la partition de Berg choisie est construite telle une symphonie qui ne
dit pas son nom, tandis que la symphonie de Schubert retenue ne compte que
deux mouvements, pour cause d’inachèvement, à l’instar de l’opéra de Berg dont est tirée
la « symphonie ». En outre, Schubert et Berg sont chacun l’une des
trois figures centrales de leurs écoles viennoises respectives, la première et
la seconde, à un siècle de distance.
Mais les différences entre la création des deux
compositeurs sont si nettes que la prestation de l’Orchestre National de France et
de son directeur musical Daniele Gatti a pu se faire inégale, les deux parties du concert se
situant nettement sur des pics opposés. Le chef italien avait peut-être lui-même
certaines incertitudes quant à son Schubert, puisqu’il avait la tête dans la
partition, tandis que dans Berg il avait bel et bien la partition dans la tête.
Plus concentré et précis (à l’exception du cor solo, fort sollicité mais en petite
forme la soirée durant) après l’entracte, l’Orchestre National de France s’est
montré lui aussi plus sûr dans Berg que dans Schubert. Les deux mouvements de
la Symphonie n° 8 en si mineur « Inachevée »
D.759 ont été mornes, gris, sans relief ni tensions, tandis que l’orchestre
est clairement apparu peu motivé, comme stratifié par la routine. Plus fade
encore, le lied Der Hirt auf dem Felsen
(Le pâtre sur le rocher) D. 965, page
ultime de Schubert orchestrée en 1887 par Carl Reinecke (1824-1910). Ayant conservé
la clarinette solo, le compositeur allemand a instrumenté la partie piano en
plaçant les bois au premier plan pour accentuer le caractère pastoral de l’original,
mais le résultat est d’une platitude consternante, et l’on comprend à l’écoute
de ce pensum pourquoi Claudio Abbado ne l’a pas retenu dans sa sélection de lieder
de Schubert orchestrés par des compositeurs comme Berlioz, Brahms, Britten,
Reger et Webern(1). La grisaille de l’instrumentation n’a pas été abolie par
Gatti, qui n’a pas pu s’en dégager, laissant la soprano Chen Reiss se démener
seule pour essayer sans y parvenir à exalter les beautés de la ligne mélodique
schubertienne, tandis que la clarinette de Patrick Messina a semblé bien indifférente.
Toute autre a été la seconde partie du concert,
entièrement dévolue à la Lulu-Suite d’Alban
Berg. Cette partition de trente-cinq minutes se présente telle une symphonie
dramatique avec voix, une symphonie en cinq mouvements sur le modèle de la Septième de Gustav Mahler, avec deux
mouvements extrêmes très développés encadrant trois interludes lyriques plus
concis. La composition de Lulu aura occupé les sept dernières années de la vie
de Berg, qui, on le sait, a laissé le troisième acte inachevé. L’orchestration
en sera finalement réalisée dans les années 1970 par Friedrich Cehra et la
création de l’opéra complet aura lieu en 1979 à l’Opéra de Paris sous la
direction de Pierre Boulez et dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Jusqu’à
cette date, la musique du troisième acte n’était connue que sous la forme de la
Suite que Berg a façonnée en 1934 à
partir de l’opéra entier pour que le public et les directeurs d’Opéras s’y intéressent,
comme il l’avait déjà fait à l’instigation d’Erich Kleiber pour Wozzeck. Les deux derniers mouvements de
la Lulu-Suite correspondent au
troisième acte de l’opéra, et l’Adagio
final regroupe les pages ultimes de Lulu,
incluant les dernières paroles prononcées par la comtesse Geschwitz avant sa
mort, tandis que le quatrième mouvement est une série de variations sur un lied
de la pièce éponyme de Wedekind qui sert à séparer les deux scènes du dernier
acte. Le pivot de la Lulu-Suite est
le Lied de Lulu que l’héroïne de l’opéra
chante au point culminant de l’acte central et qui traduit son tragique destin,
celui de l’éternel féminin, à la fois proie et prédateur. Les deux mouvements
extrêmes dépeignent les rapports de Lulu avec Alwa (Rondo), et Geschwitz (Adagio),
tandis que le deuxième mouvement, Ostinato,
reprend la musique qui accompagne le film qui constitue l’axe de l’opéra,
dépeignant le procès, l’emprisonnement, la maladie et l’évasion de Lulu. C’est
à partir de ce matériau auxquels se sont ajoutées les indications d’orchestration
de la particelle, que Cehra a parachevé le troisième acte de Lulu. Cette Lulu-Suite aux élans extraordinairement dramatiques a
particulièrement inspiré Daniele Gatti, qui en a proposé une vision éperdument
lyrique et tendue, avivant un Orchestre National de France polychrome et fluide
et laissant s’exposer clairement la diversité des voix mises en lumière par
Berg, avec un saxophone particulièrement expressif, tandis que le timbre et la
ligne de chant de Chen Reiss ont magnifié le Lied de Lulu et les adieux de Geschwitz. Reste à souhaiter de les retrouver
tous très vite dans une interprétation intégrale du second chef-d’œuvre lyrique
de Berg, même en version concert…
Bruno Serrou
1) CD remarquable paru en 2003 chez DG. Claudio
Abbado y dirige le Chamber Orchestra of Europe, Anne-Sofie von Otter et Thomas
Quasthoff.
jeudi 26 janvier 2012
Brahms sied à l'Orchestre de Paris et Paavo Järvi, avec, en soliste, Viktoria Mullova
Salle Pleyel, Mercredi 25 janvier 2012
Viktoria Mullova - Photo : DR
Johannes Brahms va décidément extrêmement bien à l’Orchestre
de Paris... Dès sa première année d’existence sous ce nom, en 1967, son
fondateur, Charles Münch, ancien premier violon de l’Orchestre du Gewandhaus de
Leipzig qui avait beaucoup d’affinité avec la musique du maître de Hambourg qu’il
dirigeait souvent notamment comme chef titulaire du Boston Symphony Orchestra (1949-1962),
avait inscrit Brahms au programme de l’Orchestre de Paris qu’il venait de créer
à l’instigation du compositeur Marcel Landowski alors directeur de la Musique
au ministère de la Culture d’André Malraux. Cet atavisme a permis aux
directeurs musicaux successifs de la phalange parisienne ainsi qu’à ses chefs
invités de proposer des interprétations de tout premier plan de l’œuvre orchestrale
de Brahms, de ses concertos au Requiem
allemand. Le son grave et brûlant de l’Orchestre de Paris convient singulièrement
aux couleurs de l’orchestration de Brahms, qui avait indubitablement la tête
dans les timbales. Avec le concerto pour violon et la deuxième symphonie, ce sont
deux œuvres composées à un an de distance à Pörtschach-am-Wörthersee en
Carinthie qui ont été proposées hier soir. Ces deux partitions reflètent un
même sentiment de plénitude, malgré des moments plus sombres, comme l’Adagio de la symphonie, et méditatifs,
comme le mouvement lent du concerto. Pourtant, dans l’une comme dans l’autre, il
ne se trouve rien de tragique, pas une once de pathos, mais bel et bien l’écho
d’une radieuse sérénité.
A l’instar de Herbert Blomstedt voilà deux semaines,
Paavo Järvi a disposé premiers et seconds violons de deux côtés du plateau,
violoncelles entre premiers et altos et les contrebasses derrière les premiers.
Dix-neuf ans après sa première apparition avec l’Orchestre de Paris, dans le Concerto « à la mémoire d’un ange » de Berg dirigé
par Pierre Boulez, Viktoria Mullova apparaît toujours plus rayonnante, la
maturité en plus, jouant avec une maîtrise de son et d’archet impressionnante
qui paraît si naturelle qu’elle peut exalter sans restriction les ineffables
beautés du Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77 de
Brahms gorgé de soleil et d’allégresse. Järvi et l’orchestre se sont faits davantage
que des partenaires, d’authentiques compagnons enveloppant de leurs timbres
délectables un violon enchanteur pour brosser de concert une chatoyante
symphonie concertante. Les sonorités fruitées et pleines de la violoniste russe
ont donné le change à l’élégance de sa physionomie élancée légèrement couverte
d’une robe noire aux transparences savantes. Autre œuvre dans la tonalité de ré
majeur, composée quelques mois auparavant, la Symphonie n° 2 op. 73 a été emportée avec flamme par un Paavo Järvi
énergique et virevoltant. Le chef estonien a offert une interprétation à donner le tournis. L'Orchestre de Paris lui a donné la pareille en répondant comme un seul homme
à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme
sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la
fusion ont été totales.
En ouverture de programme, Paavo Järvi a inscrit l’une
des Symphonies « parisiennes »
de Joseph Haydn, le 83e en sol
mineur, surnommée « La Poule »
en raison des timbres serrés du hautbois et du tour gauche du motif traînant
exposé au violon dans le mouvement initial, Allegro
spiritoso, pourtant ouvert sur une intonation très dramatique. Cette
partition d’une vingtaine de minutes a introduit avec grâce et vivacité le
climat de la soirée tout en luminosité affable.
Bruno
Serrou
lundi 23 janvier 2012
Derniers feux de Présences d'Oscar Strasnoy par Suzanne Mälkki et Roland Hayrabedian
Vendredi 20 et samedi 21 janvier 2012. Théâtre du Châtelet
Oscar Strasnoy (né en 1970) - Photo : DR
Les deux derniers concerts du
soir du Festival Présences de Radio France 2012 ont confirmé les premières
impressions émises dans ces colonnes le week-end dernier (voir dimanche 15
janvier 2012). La musique d’Oscar Strasnoy (né en 1970) est sympathique, ludique,
pleine d’humour mais peu marquante et sans quête d’inouï. A son écoute, il ne
faut en effet pas s’attendre à être capté par une originalité débordante et une
exigence extrême de l’écriture mais par la joie et le bonheur de vivre qui en
émanent et par les jeux culturels qu’elle suscite aux oreilles de l’auditeur, qui
ne cesse de se distraire à la recherche des sources musicales qu’il entend et
les collages dont les partitions regorgent, quelle que soit leur durée. Cette chasse
à la référence aura été d’autant plus gratifiante pour le public que les
formations musicales conviées à ces soirées se sont avérées excellentes.
A commencer par l’Orchestre
Philharmonique de Radio France, qui, dirigé vendredi soir par Susanna Mälkki,
directrice musicale de l’Ensemble Intercontemporain depuis 2006, a enthousiasmé
le Théâtre du Châtelet hélas à moitié vide. Non pas par les pièces de Strasnoy,
bien construites mais incidentes car portant davantage sur la malice que sur la
quête de l'inédit, deux pièces d’orchestre qui constituent le mouvement lent et le
finale de la symphonie Sum « qui
ne sont pas prévus pour être joués ensemble » (Strasnoy) et dont les deux
autres pages ont été évoquées plus haut (voir 15 janvier 2012). Preuve en est
le fait que c’est avec le finale, The End
(Sum 4), que le concert a commencé pour
se terminer sur l’adagio Y (Sum 2),
sans doute une énième pichenette du facétieux compositeur argentin. La seconde
pièce cite Warum?, troisième des Phantasisiestücke pour piano op. 12 de Robert Schumann, tandis que la première
reprend les ultimes accords de la Symphonie
n° 8 op. 93 de Beethoven. Informé de cela par le compositeur lui-même, l’auditeur
passe son temps à tenter de repérer ces fragments et se détourne de l’écoute du
travail propre à l’auteur de ces pièces d’orchestre qui semble vouloir distraire
l’attention de son public de son incapacité à créer ou du dénuement de son
inspiration, réel ou supposé. En regard de The
End, Strasnoy a choisi Chemin V
pour guitare et ensemble que Luciano Berio (1925-2003) a composé en 1992 en
reprenant le matériau de sa Sequenza XI
pour guitare conçue en 1987-1988 qui associe les traditions flamenca et
classiques à l’expérimentation harmonique, technique et sonore de l’instrument,
les deux pièces étant dédiées au guitariste Eliot Fisk. Œuvre majeure dans la
quête sonore et les alliages entre l’instrument soliste, tenu de façon
impressionnante par le guitariste argentin Pablo Marquez, et l’ensemble
instrumental constitué de pupitres du Philharmonique de Radio France sous
la conduite rigoureuse et alerte de Susanna Mälkki. Une Mälkki qui a dirigé en
fin de programme, avec une efficacité redoutable, une violence et un sens des
contrastes remarquables, l’Orchestre Philharmonique de Radio France au grand
complet qui a répondu au cordeau à la moindre de ses sollicitations dans une
splendide vision de l’intégrale rarement donnée de la sublime pantomime dansée Le mandarin merveilleux (1918-1919) de
Béla Bartók (1882-1945). Interprétation d’autant plus réjouissante qu’elle
était donnée non pas avec un orgue électronique substitutif aux syllabes
chantées bouche ouverte généralement utilisé, mais bel et bien avec un vrai
chœur, Radio France disposant de son propre effectif choral.
Aussi peaufinée a été la prestation samedi soir de l’ensemble
Musicatreize de Marseille dirigé par son directeur fondateur, Roland Hayrabedian.
Contestable en revanche le fait d’avoir arrangé pour un ensemble
bartoko-stravinskien (deux pianos et deux percussions auxquels ont été ajoutés
trompette et trombone et sept chanteurs) le sublime opéra en un prologue et
trois actes Dido & Aeneas (1689) de
Henry Purcell (1659-1695). Qui donc a eu cette idée saugrenue : Radio
France, qui a commandé cet épiphénomène, ou Strasnoy, qui l’a réalisé ?...
Les magnifiques effets de l’original sont annihilés, la plastique de l’écriture
instrumentale gommée, les beautés vocales éteintes… En outre, au beau milieu de
la partition, Strasnoy fait siffloter ses protagonistes comme s’il voulait
persifler son grand aîné… N’est pas Hans Zender (né en 1936) qui veut, surtout
pas Strasnoy, qui chasse pourtant ici sur des terres comparables à celles du
compositeur chef d’orchestre allemand, auteur d’une admirable « interprétation
composée » pour ténor et ensemble (1993) du Voyage d’Hiver (1827) de
Franz Schubert (1797-1828). Tandis que Pascal Dusapin a composé à la demande de
la Monnaie de Bruxelles son remarquable opéra Medeamaterial (1992) sur un texte de Heiner Müller comme première
partie du Dido & Aeneas de
Purcell… Pour la même formation que son arrangement (?) de la partition de
Purcell, Strasnoy avait composé son opéra Un
retour sur un livret polyglotte (espagnol, français et latin) d’Alberto
Manguel, commande du Festival d’Aix-en-Provence et de Musicatreize qui l’ont
créée le 4 juillet 2010. Cette adaptation du roman du librettiste a pour sujets
l’impossible retour et la destinée, à l’exemple du voyage sans retour d’Enée depuis
Ilion vers son destin romain pour lequel il est contraint d’abandonner Didon… Strasnoy
a indubitablement fait ici œuvre originale, offrant ainsi la possibilité de juger
sur pied de son imaginaire musical et de son propre style. Le premier semble peu
fertile et le second maîtrisé, attestant à la fois d’un incontestable
savoir-faire et d’une certaine nonchalance, au demeurant sympathique et
avenante.
Bruno Serrou
samedi 21 janvier 2012
Une pièce pour piano inédite de Brahms découverte par Christopher Hogwood
Capture d'écran : la signature de Brahms au bas de la seconde page manuscrite de l'inédit pour piano de 1853
A écouter toute affaire cessante : une pièce inédite (1853) de Johannes Brahms découverte par le chef d'orchestre, claveciniste, musicologue britannique Christopher Hogwood jouée ici par le pianiste chef d'orchestre hongrois Andras Schiff dans le cadre d'une émission de la BBC 3. La mélodie de cette petite pièce en la mineur semblera familière aux amateurs de Brahms. On la retrouve en effet dans le deuxième (Scherzo) des quatre mouvements du fameux Trio pour violon, cor et piano en mi bémol majeur op. 40 composé douze ans plus tard.
Pour la découvrir, suivre le lien http://www.rue89.com/rue89-culture/2012/01/21/ecoutez-ce-morceau-de-brahms-inedit-228596
B. S.
vendredi 20 janvier 2012
Wolfgang Rihm invité de la 5e biennale de Quatuors à cordes Cité de la musique
Jeudi 19 janvier 2012
Depuis le 14 janvier, la Cité de
la musique accueille la 5e biennale de Quatuors à cordes, qui propose
dix-neuf concerts en neuf jours avec pour figure centrale l’un des grands compositeurs
allemands contemporains, Wolfgang Rihm (né en 1952), pour qui le quatuor à
cordes « porte en lui à la fois ce qui est de l’ordre de l’intime et de l’ordre
public ». « Avec le quatuor à cordes, poursuit-il, il faut livrer un
combat, mordant et tendre. » Auteur de douze quatuors à numéro auxquels
il convient d'ajouter un treizième composé l'an dernier et d’ajouter neuf quatuors à titres qui jalonnent se vie créatrice depuis
1966, Rihm assiste à tous les concerts de la biennale 2012, le programme de
chacun incluant une ou deux de ses pièces du genre. Ainsi, est-ce un parcours à
travers le processus créateur prolifique (plus de 350 œuvres à ce jour) de Rihm que
propose en ce moment la Cité de la musique, son évolution stylistique étant prégnante, depuis
la connotation écoles de Vienne des débuts, de Beethoven à Webern, jusqu’à la
synthèse des quatre derniers, en passant par la quête d’inouï plus ou moins
dans la mouvance de Lachenmann mais de façon plus lyrique que son aîné, et jusqu’à la
profondeur de l’ultime, le treizième quatuor donné en création mondiale ce 19
janvier par l’Arditti Quartet qui se déploie sur vingt-cinq minutes.
Donné dans l’Amphithéâtre de la
Cité de la musique, le premier des deux concerts d’hier était proposé par le
Quatuor Diotima. Deux quatuors de Rihm entouraient un quatuor de jeunesse de
Schubert et l’un des quatuors op. 41 qui sont tous de la maturité de Schumann. Comme
de coutume avec cet ensemble fondé en 1996, malgré les divers changements de
titulaires, les deux violonistes alternent les postes de premier et de second.
Ainsi, est-ce à Vanessa Szigeti qu’est revenue la première partie du programme
comme premier violon ouvert par le Quatuor
à cordes n° 1 op. 2, partition d’un compositeur de 18 ans qui, quoique
clairement d’ascendance beethovenienne, possède déjà des caractères propres à
son auteur, particulièrement le geste avec ses grands silences, ses mouvements
particuliers d’archet, la violence et la sécheresse du jeu. C’est avec une force
toute en raffinement qui lui est familière que le Quatuor Diotima a interprété cette pièce,
qui, sous ses archets, atteint une vigueur toute classique, comme l’on a pu le
mesurer à l’écoute du Quatuor à cordes n°
9 en sol mineur D. 173 de Schubert, qui était deux ans plus jeune que Rihm lorsque ce dernier composa
son Quatuor n° 1. L’élan juvénile et frais instillé
par les Diotima est particulièrement séduisant, même si l’on décèle quelque rudesse sous l’archet de Vanessa Szigeti, qui a réussi la gageure de trouver rapidement ses marques au sein du groupe. La seconde partie a été lancée avec le Quatuor à cordes en la majeur op. 41
n° 3 de Schumann au lyrisme exacerbé que les Diotima ont saisi à bras le
corps, portés par les sonorités lumineuses et fruitées du violon de YunPeng
Zhao. Le Quatuor à cordes n° 8
(1987-1988) de Rihm a conclu le concert, un quatuor bruitiste et empli de rebonds
et de surprises, avec les archets joués avec le dos ou traçant des lettres sur
les partitions, les mains et les points des musiciens frappant les instruments de diverses façons, le second violon
chiffonnant une feuille de papier avant de le déchirer et d'en jeter les morceaux à terre
à l’image d’un compositeur rejetant ses pages d'écriture, le tout ponctué de longs
silences qui, à l’instar de John Cage dans 4’33, pourraient être écrits fortissimo...
Le second concert du jour était
donné dans la grande salle de la Cité de la musique par deux quatuors à cordes
qui se sont partagé le programme. Tout d’abord le Quatuor Arditti, à qui est naturellement
revenue la création de la commande de la Cité de la musique pour cette 5e
biennale, le Quatuor n° 13 de
Wolfgang Rihm. Une œuvre en un seul mouvement de vingt-cinq minutes composée
fin 2011 subdivisé en plusieurs sections d’une maîtrise et d’une densité qui
attestent de l’extrême maturité artistique désormais atteinte par son auteur. Certes, comme de
coutume avec les Arditti, à l’instar de son premier violon, le Britannique Irvine
Arditti, le jeu magistralement contrôlé est aussi d’une extrême dureté, ce qui rend
impossible de mesurer l’expressivité de l’écriture de Rihm, au demeurant
indéniable tant elle est sous-jacente. Contrairement aux quatuors précédents,
celui-ci semble apaisé, tant il est empreint de lyrisme et de chant. Indubitablement, une grande
partition est née, hier, et l’on attend avec impatience un quatorzième volet à cette
belle série de quatuors.
La seconde partie du concert a
été assurée par le magnifique Quatuor Ebène, qui a proposé un Quatuor à cordes n° 13 en la mineur D. 804 « Rosamunde »
de Schubert d’une transcendante beauté, puis le plus rare et pourtant superbe Quatuor à cordes n° 1 en ré majeur op. 11
de Tchaïkovski qui a enthousiasmé le public. A tel point que, pour répondre à l'attente du public, les Ebène se sont
lancés non pas dans un bis classique, ce qui n'était déjà pas si évident après Tchaïkovski, mais, moins évident encore, dans une adaptation d'un standard populaire des années 1960, un arrangement pour quatuor à cordes d’une célèbre
chanson des « Fab' Four », Come
Together des Beatles. C’est ainsi que l’on a pu à la fois mesurer combien l’inspiration de John Lennon était
plus inventive que ce que l'on peut entendre aujourd'hui dans le domaine de la pop', et les dangers de la confusion des genres. Car l'on ne peut que se demander ce qu'un tel saucisson vient faire à la fin d'un concert qui a frisé la perfection, et s'il est bien utile de vouloir se mettre de cette manière dans la poche un public qui n'attend pas ce type de démarche.
Bruno Serrou
jeudi 19 janvier 2012
La jeunesse du chef Andris Nelsons et du violoniste Sergey Khachatryan enflamme l’Orchestre de Paris
Paris, Salle Pleyel, mercredi 18 janvier 2012
Andris Nelsons - Photo : DR
Hier soir, à la tête de
l’Orchestre de Paris, Andris Nelsons a confirmé son immense potentiel. A
trente-trois ans, le chef letton a en effet affirmé son talent, à la fois comme
chef accompagnateur et comme architecte de grandes fresques sonores. Son écoute
est grande, indubitablement, à en juger de l’extrême attention qu’il a portée
au jeu et au discours d’une intensité lumineuse de Sergey Khachatryan. Le jeune
violoniste arménien est à vingt-six ans un musicien particulièrement
impressionnant. Dans le monumental Concerto
pour violon en ré majeur op.61 de
Beethoven, il a fait entendre avec son Guarneri « Ysaÿe » des beautés
stupéfiantes flirtant avec l’inouï. Un toucher divin, des sonorités charnues et
polychromes, un nuancier infini, une vision d’une plénitude absolue…
Khachatryan a élargi le champ des possibles de cette partition extraordinaire
que l’on croyait pourtant connaître jusque dans ses moindres recoins. Nelsons a
serti à son soliste un écrin soyeux et ardent pour offrir avec lui une vision
spirituelle et raffinée, sollicitant avec élan un Orchestre de Paris clairement
ravi de répondre à la moindre inflexion de leur interprétation commune.
En seconde partie, Andris Nelsons,
qui a déjà eu plusieurs fois l’occasion de démontrer à Paris ses affinités avec
l’univers straussien, a dirigé Une symphonie alpestre op. 64 impressionnante de grandeur et de spiritualité. Dans ce
monument sonore qu’est l’ultime grande partition symphonique de Richard
Strauss, le chef letton a en effet réussi la gageure d’exalter l’écriture
foisonnante et sensuelle du compositeur bavarois, mais aussi à lui donner une
profondeur, un souffle métaphysique comme peu de ses confrères ont su le faire.
En effet, non content de décrire des paysages de carte postale comme c’est trop
souvent le cas, il a instillé à l’œuvre dès le nocturne introductif un climat
spirituel particulièrement touchant, pour atteindre une grandeur quasi mystique
au centre de la partition, Auf dem Gipfel
(Au sommet), tout en faisant des
nombreux passages champêtres une offrande panthéiste, tandis que le climat du finale,
après un orage magistral, est apparu comme annonciateur de l’atmosphère
tendrement crépusculaire des Quatre
derniers lieder composés trente-trois ans plus tard. La centaine de
musicien de l’Orchestre de Paris réunie pour l’occasion a répondu dextrement aux
sollicitations du jeune chef à la gestique précise et économe (à croire qu’il a
fait siens les dix commandements de Richard Strauss aux apprentis chefs
d’orchestre), un orchestre restant constamment clair, même dans les moments les
plus touffus, chaleureux (les cordes), suave (les bois) et conquérant (les
cuivres, malgré de petites fautes d’attaques).
Bruno Serrou