dimanche 22 septembre 2024

260 projecteurs pour un "Tristan und Isolde" d’ombre et de lumière au Grand Théâtre de Genève

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Dimanche 15 septembre 2024

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre, Tristan und Isolde de Richard Wagner est l’opéra de l’Amour absolu. Le drame est dans les cœurs et seule l’âme s’exprime. Nulle nécessité de dramaturgie ici. Tout est suggéré par l’orchestre et la voix. Au Grand Théâtre de Genève, Marc Albrecht et Michael Thalheimer proposent un beau Tristan pour ce qui s’avère la production-phare de l’institution lyrique genevoise

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Kristina Stanek (Brangäne), Gwyn Hughes Jones (Tristan). Photo : (c) Carole Parodi 

Pour le retour de l’ouvrage vingt ans après sa dernière production, c’est un Tristan und Isolde de Richard Wagner allégorique et chambriste que le Grand Théâtre de Genève propose comme première production de sa saison 2024-2025. La mise en scène de Michael Thalheimer est centrée sur la direction d’acteurs avec une scénographie réduite à des rangées de projecteurs face public. Direction musicale onirique et fluide de Marc Albrecht que l’on eût aimée plus tendue et tragique, prenant néanmoins toute sa force dans le troisième acte, avec un Orchestre de la Suisse Romande parfait de cohésion et de précision. Tristan endurant de Gwyn Hughes Jones (acte final hallucinant), superbe Isolde d’Elisabet Strid, remarquables Brangäne de Kristina Stanek et Kurwenal d’Audun Iversen, roi Marke un peu raide mais impressionnant de Tareq Nazmi.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Faite d’ombre et de lumière, la scénographie de Henrik Ahr est d’essence minimaliste, figurant la nuit protectrice et le néant qu’appellent le couple d’amants, dominé par un mur de projecteurs jouant avec le crépuscule mû par diverses formes géométriques avant d’être brièvement totalement allumé à l’aplomb d’un plateau nu, le metteur en scène ayant choisi « d’éviter tout ce qui est inutile » pour que le public puisse mieux s’abandonner « à une œuvre qui ose prendre son temps ». Ainsi, sur le plateau, pas le moindre accessoire ni aucune trace pouvant suggérer un lieu, nul vaisseau, seule une estrade mobile qui s’élève et s’abaisse permet aux protagonistes de prendre de la hauteur, notamment à la fin du premier acte lorsque le navire emmenant Isolde aux roi Marke approche des Cornouailles, mais nulle forêt, nul vestige de Karéol, pas même une table ni une chaise, rien que de l’épure d’où seule émerge une corde tirée tour à tour par Isolde puis par Tristan. Porteur de quelques deux cent soixante spots, le mur lumineux ne cesse d’éblouir le spectateur, l’intensité variant du jaune pâle au blanc éclatant à contrario de l’intensité du drame, jusqu’à aveugler carrément à la mort d’Isolde, qui expire sur le cadavre de Tristan, au point de rendre invisible le climax ultime de l’œuvre. Ainsi, le metteur en scène peut concentrer le drame sur l’intensité du jeu et des attitudes d’une plastique évanescente des personnages qui ne se rencontrent et ne se touchent jamais, le seul lien charnel entre les amants étant le regard, jusqu’à ce qu’Isolde trouve Tristan agonisant vingt minutes avant la fin.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Audun Iversen (Kurwenal), Tareq Nazmi (Le Roi Marke), Gwyn Hughes Jones (Tristan), Kristina Stanek (Brangäne), Elisabet Strid (Isolde). Photo : (c) Carole Parodi

Toute la place a donc été laissée à la musique, autant aux chanteurs qu’à l’orchestre, le spectateur étant souvent invité de fermer les yeux pour échapper à l’aveuglement des projecteurs. Fosse et plateau sont au diapason, s’imposant d’égale façon, sous l’impulsion poétique et nuancée de Marc Albrecht. Remarquablement équilibré malgré, l’Orchestre de la Suisse Romande brille de tous ses feux sous la direction précise et onirique du chef allemand, tandis que, dans le premier acte, le chœur d’hommes de l’Opéra genevois est parfait. Albrecht rend particulièrement fluides les voix instrumentales dans leur prodigieuse diversité, en donnant à la formation suisse la consistance de la musique de chambre tout en assurant la densité et l’étoffe d’une phalange opulente par une richesse des coloris d’une constance et d’un chatoiement de tout instant, mettant en valeur tous les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, avec un lyrisme à fleur de peau, tour à tour et à la fois sombre, profond, lumineux, jaillissant. Sur la scène, une troupe de chanteurs d’une grande homogénéité. Jouant de la nuance et du registre de l’émotion, de l’amour éperdu d’une grande intensité, le valeureux Tristan du ténor gallois Gwyn Hughes Jones qui s’échauffe peu à peu, ménageant un peu trop sa voix dans l’acte central pour s’assurer dans l’acte final de sa pérennité vocale ce qui lui permet de se donner sans réserve dans cette heure fabuleuse de musique que constitue l’agonie d’une force dramatique à couper le souffle souligné par un chant à la projection d’une intensité brûlante. Face à lui, la soprano dramatique suédoise Elisabet Strid est une magnifique Isolde, autant physiquement que vocalement. L’intensité dramatique de son incarnation est stupéfiante, son regard habité, sa gestique naturelle, ses élans spontanés attestent à la fois d’une compréhension totale du rôle et une direction d’acteur d’une rare efficacité. La voix est solide, colorée, merveilleusement chantante, le timbre radieux, le nuancier large et épanoui, la diction exemplaire. Déchirante et fiévreuse, sa Liebestod bouleverse par sa force dramatique. Nul doute, cette cantatrice se situe dans la lignée des grandes Isolde suédoises, d’Astrid Varnay et Birgit Nilsson à Nina Stemme, en passant par Berit Lindholm, Catarina Ligendza… 

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan).
Photo : (c) Carole Parodi 

Pour sa prise de rôle, la mezzo-soprano allemande Kristina Stanek campe une Brangäne d’exception, intensément dramatique et vraie, la voix est pleine et chaude, d’un velours exemplaire, la ligne de chant d’une perfection absolue, et l’on ne peut que regretter que, chantant depuis le balcon, la voix soit excessivement couverte par l’orchestre dans son second appel du deuxième acte. Autre prise de rôle, la basse belge Tareq Nazmi est un Roi Marke légèrement engoncé et roide, mais sa voix a la profondeur et la noblesse requises par le personnage dont il dit tout de la personnalité complexe mêlant colère contenue, douleur profonde, déception et ressentiment face à la trahison, tandis que l’impressionnant baryton norvégien Audun Iversen est un Kurwenal trépident qui s’exprime pleinement dans un hallucinant troisième acte, et que le ténor français Julien Henric offre un Melot mordant et vindicatif, alors que les trois rôles plus furtifs du matelot/berger et du timonier sont impeccablement tenus par le ténor Emanuel Tomlienovic et le baryton Vladimir Kazakov. 

Bruno Serrou

 

 

 

 

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