mercredi 19 octobre 2016

Martha Argerich & Friends, Andris Nelsons et le Het Concertgebouworkest Amsterdam captivent la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Vendredi 14 et lundi 17 octobre 2016

Andris Nelsons et le Het Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux concerts exemplaires ont été donné en ce tournant du mois d’octobre 2016 à la Philharmonie de Paris. Le premier a été réalisé par l’un des plus meilleurs orchestres du monde, le Het Concertgebouworkest Amsterdam dirigé par l’un des plus grands chefs de la jeune génération, Andris Nelsons, le second accueillait la Lionne du piano, l’immense Martha Argerich entourée d’amis, et pas des moindres…

Het Concertgebouworkest Amsterdam Andris Nelsons

Andris Nelsons. Photo : DR

Patron de Boston Symphony Orchestra, directeur musical désigné du Gewandhausorchester Leipzig, Andris Nelsons est à 37 ans l’un des chefs les plus demandés dans le monde. Régulièrement invité par le premier des orchestres hollandais, dont la destinée est depuis le mois dernier entre les mains de Daniele Gatti, qui vient de quitter l’Orchestre National de France, Nelsons est venu avec la célèbre phalange dans un programme consacré aux deux Richard de la musique, Wagner et Strauss, qui se sont équitablement partagé le concert, le Saxon la première, le Bavarois la seconde. Le chef letton, qui a dirigé Parsifal à Bayreuth l’été dernier, a eu l’excellente idée de mettre en regard les deux ouvrages consacrés au Saint Graal, Lohengrin et son géniteur Parsifal à qui le maître saxon s’est attaché à rebours, en 1845-1848 pour le premier, entre 1857 et 1882 pour le second. Le prélude du premier acte de Lohengrin est peu blafard, malgré les couleurs moirées des violons et la magnificence des instruments à vent, à l’instar de celui de Parsifal, tandis que l’Enchantement du Vendredi saint s’est avéré trop compacte, moite, le contrepoint wagnérien s’avérant si assourdie que les différentes voix étaient à peine perceptibles, malgré le lustre de l’orchestre.

En revanche, les deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, dans lesquels ce dernier doit beaucoup à Richard Wagner sous l’influence de son ami Alexander Ritter, neveu de Richard Wagner, ont suscité une véritable jubilation sonore. Les deux œuvres se suivent chronologiquement. Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) op. 24 précédent de cinq ans Till Eulenspiegel (Till l’espiègle) op. 28

« J’ai déjà écrit cela voilà soixante ans, dira-t-il sur son lit de mort deux heures avant de s’éteindre, le 8 septembre 1949. C’est étrange, Alice [sa belle-fille], que la mort soit exactement comme je l’ai écrite dans Mort et transfiguration. Etrange que ce soit… » Mort et transfiguration est l’un des premiers poèmes symphoniques nés de la plume de Strauss. A vingt-cinq ans, le compositeur a su de façon incroyable saisir dans cette œuvre née d’une forme héritée de Franz Liszt la violence du combat du mourant face à la mort et à ses souvenirs. Commencée à Munich en 1888, achevée à Weimar en novembre de l’année suivante, cette partition l’a accompagné toute sa vie. Il en a en effet utilisé les motifs dans plusieurs de ses pages, jusqu’à l’ultime Im Abendrot (Dans le rouge du couchant), lied avec orchestre où, sur un poème de Joseph Eichendorff, il fait ses adieux à Pauline, sa compagne de toujours rencontrée alors qu’il composait le poème symphonique.

                Est-ce cela la mort ? demande Eichendorff/Strauss…

Le poème symphonique décrit l’heure de la mort d’un homme, qui cherche à atteindre l’idéal. Aussi est-ce probablement un artiste, avait écrit Strauss à son ami Alexander Ritter de trente ans l’aîné de Strauss qu’il convertit à la musique « moderne ». Le malade repose en un profond sommeil et respire difficilement. De délicieux rêves illuminent le visage du mourant. Le sommeil se fait plus léger. Il se réveille, torturé par d’atroces douleurs, tremblant de fièvre. Alors que l’attaque s’estompe, émergent des réminiscences des premières années de sa vie : son enfance, sa jeunesse, ses quêtes et ses passions. Les souffrances reviennent encore. Il revit ses vaines tentatives de parvenir au parfait accomplissement artistique, et réalise que cela reste inaccessible en ce monde. La mort le saisit, l’âme quitte le corps. Il découvre alors que les idéaux qu’il s’est si âprement efforcé d’atteindre sur la terre lui sont dorénavant accessibles l’espace éternel atteint.

Cette intuition de l’agonie, surprenante de la part d’un jeune homme de vingt-quatre ans qu’était alors Richard Strauss, révèle une fibre dramatique affirmée, fortement imprégnée de fructueuses lectures. Si les phases successives de l’acte de mort constituent l’essentiel de l’œuvre, la transfiguration, brièvement évoquée, n’en est que l’ultime étape, comme si le compositeur ne cherchait qu’une porte de sortie. Sans doute n’y a-t-il en effet rien de pro^prement métaphysique ici.

Andris Nelsons et le Het Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou

Till Eulenspiegels lustige Streiche, op. 28 (en français Les joyeuses facéties de Till l'espiègle, d’après l’ancien conte flamand) est un poème symphonique composé par Richard Strauss en 1894-1895. Chronologiquement, il se situe entre Mort et transfiguration et Ainsi parlait Zarathoustra, bien avant ses opéras majeurs. La première a été donnée à Cologne le 5 novembre 1895 par l’Orchestre du Gürzenich dirigé par Franz Wüllner. Strauss s’appuie sur un projet d’opéra reprenant l’histoire authentique d’un paysan porte-parole des classes rurales en rébellion constante contre une bourgeoisie citadine, prospère et conservatrice. Le personnage de Till vécut dans la première moitié du XVe siècle, dans la région du Brunswick, et allait périr vers 1350 de la peste. Il devait connaître une gloire posthume dans toute l’Allemagne, et jusqu’en Flandres comme porte étendard de la libération flamande contre la tyrannie des Habsbourg d’Espagne. Dans son conte musical d’un quart d’heure, Strauss en fait un gai luron au lieu d’un révolté, un génie de la provocation. Côté formel, il adopte le rondeau, genre né au XIIIe siècle qui alterne refrain, qui peint le personnage principal, et couplets, qui narrent ses aventures. Cette musique d’une extrême virtuosité nécessitant un très grand orchestre reprend le thème du héros germanique. Le timbre nasillard de la clarinette en mi bémol correspond à la perfection à la personnalité de Till.

Dans ces deux poèmes symphoniques, Richard Strauss, qui travaillait alors sur la révision du Traité d’orchestration d’Hector Berlioz, atteste d’une science ahurissante de l’orchestre, de la diversité de ses timbres, portant à leur sommet les capacités d’un basson de sonner comme un violon, d’un violon de se fondre dans les timbres de la trompette, du trombone (posthorn en allemand) fusionnant intimement avec le cor (horn). Pour amplifier l’éclat de l’orchestration de Straussien par rapport à celle de Wagner, les trois trompettistes ont troqué leurs instruments à palettes pour des pistons, ajoutant à la chatoyance des cuivres. Dans ces pages complètes, à contrario des extraits wagnériens, Andris Nelsons s’est illustré par son sens du discours, faisant de ces pages de véritables opéras miniatures, les « héros », leurs angoisses, leurs turbulences, leur environnement semblant vivre intensément sous les doigts des musiciens et dans la tête de l’auditoire.

Martha Argerich. Photo (c) Adriano Heitman/Philharmonie de Paris

Martha Argerich & Friends

Comme chaque année, à Pleyel et désormais à la Philharmonie, Martha Argerich recevait ses amis à l’occasion d’un concert de musique de chambre qui aura attiré les foules, aucun des deux mille trois cents fauteuils étant inoccupé (1). Il faut dire que non seulement la pianiste argentine est considérée à juste titre comme l’une des plus grandes interprètes du clavier des temps présents, mais, pour célébrer à Paris ses soixante-dix ans, elle a réuni autour d’elle un plateau de musiciens parmi les plus appréciés du grand public. En raison d’une confusion de dates de concerts, je me suis tout d’abord retrouvé Salle Gaveau où je ne devais être que le lendemain, ce qui m’a fait arriver à la Philharmonie avec vingt minutes de retard, la liaison entre les deux salles nécessitant de changements de métro, avec le risque d’ « incident de signalisation » qui est bien évidemment survenu sur la ligne 5…

Martha Argerich entourée d'Edgar Moreau et Renaud Capuçon. Photo : (c) Bruno Serrou

Du coup, je n’ai pas pu écouter les deux premières pièces, le Prélude à l’après-midi d’un faune dans sa transcription pour deux pianos de Claude Debussy qu’Argerich a joué avec le père de sa fille aînée, Stéphanie Argerich, l’immense Stephen Kovacevich, qui donnait ensuite seul la Mazurka op. 17/4 de Frédéric Chopin, puisque je ne suis entré dans la grande salle qu’au milieu de la troisième œuvre, Six Etudes en forme de canon pour piano à trois ou quatre mains de Robert Schumann transcrites pour deux pianos par Claude Debussy confié à la germano-russe Lilya Zilberstein et la Japonaise Akane Sakai qui ont interprété ces pages avec retenue, après une mise en perspective du recueil par la seconde fille de Martha Argerich, Annie Dutoit, dont le père est le chef d’orchestre suisse Charles Dutoit. Il est à noter que ces présentations, un peu longues, préludant à chaque œuvre jouée, ont conduit le concert à se terminer vingt minutes après l’heure annoncée. La première partie s’est terminée par le Trio pour violon, violoncelle et piano n° 2 en mi mineur op. 67 de Dimitri Chostakovitch, Martha Argerich dialoguant avec un plaisir clairement partagé avec deux artistes français, Renaud Capuçon et Edgar Moreau. Ce trio se place dans la tradition romantique russe, de Tchaïkovski à Rachmaninov, et reprend dans le tragique finale un thème klezmer traditionnel également présent dans le Quatuor à cordes n° 8 op. 110 de 1960. Placé où j’étais, considérant mon retard, tout en haut de la Philharmonie, il m’est apparu pour la première fois que le piano est remarquablement défini dans cette salle, ses timbres, ses résonances étant restitués avec éclat, tandis que les cordes me sont apparues moins valorisées, car plus acides, le violon, et sèches, le violoncelle, plus effacé encore que le violon. Néanmoins, l’interprétation de ces trois artistes éminents a manqué de violence, de mordant, de sauvagerie dans les deux mouvements vifs, particulièrement l’Allegretto final, tandis que l’Andante initial et le Largo se sont montré oniriques.

Martha Argerich, Nicolas Angelich, Jean-Claude Gengembre, Camille Baslé. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert s’est ouverte sur La Valse de Maurice Ravel dans sa version pour deux pianos, interprétée avec élégance et allant par les sœurs géorgiennes Gvantsa et Khatia Buniatishvili, qui se sont montrées trop retenues pour mettre en évidence la violence désespérée de cette impressionnante mise en abîme des horreurs qui allaient emporter le XXe siècle. Regrettons qu’Edgar Moreau et Akane Sakai n’ait donné du compositeur polonais exilé en France et survivant d’Auschwitz Szymon Laks (1901-1983) qu’un le troisième mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano de 1932, qui annonce curieusement à un demi-siècle de distance l’école minimaliste américaine. Pour conclure, c’est sur l’extraordinaire Sonate pour deux pianos et percussion Sz. 110 de Béla Bartók que s’est terminé le concert. L’on connaît le splendide enregistrement que Martha Argerich réalisa en mai 1977 avec Stephen Kovacevich et deux percussionnistes britanniques (2). Cette fois, la « Lionne » argentine l’a donnée avec Nicholas Angelich, se « contentant » du second piano, laissant le premier à son cadet franco-américain, tandis que les timbales étaient tenues par Jean-Claude Gengembre, le marimba, la grosse caisse et les métaux revenant à Camille Baslé. Mus par une musicalité commune, perceptibles dès les premières mesures jouée en susurrant par les timbales, les quatre artistes ont donné à cette grande sonate qui allait définitivement marquer les compositeurs après sa création en janvier 1938 la dimension d’un grand classique, avec une variété de timbres, d’inflexions et de sensations, avec un élan et une densité stupéfiants.

Bruno Serrou

1) Ce concert filmé par Arte.concert est accessible sur ce site ainsi que sur celui de la Philharmonie (http://concert.arte.tv/fr/martha-argerich-friends-la-philharmonie-de-paris) pendant six mois et sera ultérieurement diffusé par Mezzo et sur France Musique

2) Initialement paru sous étiquette Philips en 1977, cet enregistrement de la Sonate de Bartók a été réédité, remasterisé et publié en 2015 dans un coffret Decca de 25 CD (Decca 478.8662) (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/11/dossier-limmense-pianiste-stephen.html)

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