Paris. Philharmonie. Vendredi 14 et lundi 17 octobre 2016
Andris Nelsons et le Het Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou
Deux concerts exemplaires ont été donné en ce tournant du mois d’octobre 2016 à la Philharmonie de Paris. Le premier a été réalisé par l’un des plus meilleurs
orchestres du monde, le Het Concertgebouworkest Amsterdam dirigé par l’un des plus grands chefs de la jeune génération, Andris Nelsons, le second accueillait la Lionne du
piano, l’immense Martha Argerich entourée d’amis, et pas des moindres…
Het Concertgebouworkest Amsterdam Andris Nelsons
Andris Nelsons. Photo : DR
Patron de Boston Symphony
Orchestra, directeur musical désigné du Gewandhausorchester Leipzig, Andris
Nelsons est à 37 ans l’un des chefs les plus demandés dans le monde. Régulièrement
invité par le premier des orchestres hollandais, dont la destinée est depuis le
mois dernier entre les mains de Daniele Gatti, qui vient de quitter l’Orchestre
National de France, Nelsons est venu avec la célèbre phalange dans un programme
consacré aux deux Richard de la musique, Wagner et Strauss, qui se sont
équitablement partagé le concert, le Saxon la première, le Bavarois la seconde.
Le chef letton, qui a dirigé Parsifal à
Bayreuth l’été dernier, a eu l’excellente idée de mettre en regard les deux
ouvrages consacrés au Saint Graal, Lohengrin
et son géniteur Parsifal à qui le
maître saxon s’est attaché à rebours, en 1845-1848 pour le premier, entre 1857
et 1882 pour le second. Le prélude du premier acte de Lohengrin est peu blafard, malgré les couleurs moirées des violons
et la magnificence des instruments à vent, à l’instar de celui de Parsifal, tandis que l’Enchantement du Vendredi saint s’est
avéré trop compacte, moite, le contrepoint wagnérien s’avérant si assourdie que
les différentes voix étaient à peine perceptibles, malgré le lustre de l’orchestre.
En revanche, les deux poèmes
symphoniques de Richard Strauss, dans lesquels ce dernier doit beaucoup à
Richard Wagner sous l’influence de son ami Alexander Ritter, neveu de Richard
Wagner, ont suscité une véritable jubilation sonore. Les deux œuvres se suivent
chronologiquement. Tod und Verklärung
(Mort et transfiguration) op. 24
précédent de cinq ans Till Eulenspiegel
(Till l’espiègle) op. 28.
« J’ai déjà écrit cela
voilà soixante ans, dira-t-il sur
son lit de mort deux heures avant de s’éteindre, le 8 septembre 1949. C’est
étrange, Alice [sa belle-fille], que la mort soit exactement comme je
l’ai écrite dans Mort et transfiguration. Etrange que ce soit… » Mort et transfiguration
est l’un des premiers poèmes symphoniques nés de la plume de Strauss. A
vingt-cinq ans, le compositeur a su de façon incroyable saisir dans cette œuvre
née d’une forme héritée de Franz Liszt la violence du combat du mourant face à
la mort et à ses souvenirs. Commencée à Munich en 1888, achevée à Weimar en
novembre de l’année suivante, cette partition l’a accompagné toute sa vie. Il
en a en effet utilisé les motifs dans plusieurs de ses pages, jusqu’à l’ultime Im
Abendrot (Dans le rouge du couchant), lied avec orchestre où, sur un poème
de Joseph Eichendorff, il fait ses adieux à Pauline, sa compagne de toujours
rencontrée alors qu’il composait le poème symphonique.
Est-ce cela la mort ?
demande Eichendorff/Strauss…
Le poème symphonique décrit l’heure de la mort d’un
homme, qui cherche à atteindre l’idéal. Aussi est-ce probablement un artiste,
avait écrit Strauss à son ami Alexander Ritter de trente ans l’aîné de Strauss
qu’il convertit à la musique « moderne ». Le malade repose en un
profond sommeil et respire difficilement. De délicieux rêves illuminent le
visage du mourant. Le sommeil se fait plus léger. Il se réveille, torturé par
d’atroces douleurs, tremblant de fièvre. Alors que l’attaque s’estompe,
émergent des réminiscences des premières années de sa vie : son enfance,
sa jeunesse, ses quêtes et ses passions. Les souffrances reviennent encore. Il
revit ses vaines tentatives de parvenir au parfait accomplissement artistique,
et réalise que cela reste inaccessible en ce monde. La mort le saisit, l’âme
quitte le corps. Il découvre alors que les idéaux qu’il s’est si âprement
efforcé d’atteindre sur la terre lui sont dorénavant accessibles l’espace
éternel atteint.
Cette intuition de l’agonie, surprenante de la part d’un
jeune homme de vingt-quatre ans qu’était alors Richard Strauss, révèle une
fibre dramatique affirmée, fortement imprégnée de fructueuses lectures. Si les phases
successives de l’acte de mort constituent l’essentiel de l’œuvre, la
transfiguration, brièvement évoquée, n’en est que l’ultime étape, comme si le
compositeur ne cherchait qu’une porte de sortie. Sans doute n’y a-t-il en effet
rien de pro^prement métaphysique ici.
Andris Nelsons et le Het Concertgebouworkest Amsterdam. Photo : (c) Bruno Serrou
Till Eulenspiegels lustige Streiche,
op. 28 (en français Les joyeuses facéties de Till
l'espiègle, d’après l’ancien conte flamand) est un poème symphonique composé par Richard Strauss en 1894-1895. Chronologiquement, il se situe entre Mort et transfiguration et Ainsi
parlait Zarathoustra, bien avant ses opéras majeurs. La première a été donnée à Cologne le 5 novembre 1895 par l’Orchestre du Gürzenich dirigé par Franz Wüllner. Strauss s’appuie sur un
projet d’opéra reprenant l’histoire authentique d’un paysan porte-parole des
classes rurales en rébellion constante contre une bourgeoisie citadine,
prospère et conservatrice. Le personnage de Till vécut dans la première moitié
du XVe siècle, dans la région du Brunswick, et allait périr vers
1350 de la peste. Il devait connaître une gloire posthume dans toute
l’Allemagne, et jusqu’en Flandres comme porte étendard de la libération
flamande contre la tyrannie des Habsbourg d’Espagne. Dans son conte musical
d’un quart d’heure, Strauss en fait un gai luron au lieu d’un révolté, un génie
de la provocation. Côté formel, il adopte le rondeau, genre né au XIIIe
siècle qui alterne refrain, qui peint le personnage principal, et couplets, qui
narrent ses aventures. Cette musique d’une extrême virtuosité nécessitant un
très grand orchestre reprend le thème du héros germanique. Le timbre nasillard
de la clarinette en mi bémol correspond à la perfection à la personnalité de
Till.
Dans ces deux poèmes symphoniques, Richard Strauss,
qui travaillait alors sur la révision du Traité
d’orchestration d’Hector Berlioz, atteste d’une science ahurissante de l’orchestre,
de la diversité de ses timbres, portant à leur sommet les capacités d’un basson
de sonner comme un violon, d’un violon de se fondre dans les timbres de la
trompette, du trombone (posthorn en allemand) fusionnant intimement avec le cor
(horn). Pour amplifier l’éclat de l’orchestration de Straussien par rapport à
celle de Wagner, les trois trompettistes ont troqué leurs instruments à
palettes pour des pistons, ajoutant à la chatoyance des cuivres. Dans ces pages
complètes, à contrario des extraits wagnériens, Andris Nelsons s’est illustré par
son sens du discours, faisant de ces pages de véritables opéras miniatures, les
« héros », leurs angoisses, leurs turbulences, leur environnement semblant
vivre intensément sous les doigts des musiciens et dans la tête de l’auditoire.
Martha Argerich. Photo (c) Adriano Heitman/Philharmonie de Paris
Martha
Argerich & Friends
Comme chaque année, à Pleyel et désormais à la
Philharmonie, Martha Argerich recevait ses amis à l’occasion d’un concert de
musique de chambre qui aura attiré les foules, aucun des deux mille trois cents
fauteuils étant inoccupé (1). Il faut dire que non seulement la pianiste
argentine est considérée à juste titre comme l’une des plus grandes interprètes
du clavier des temps présents, mais, pour célébrer à Paris ses soixante-dix ans,
elle a réuni autour d’elle un plateau de musiciens parmi les plus appréciés du
grand public. En raison d’une confusion de dates de concerts, je me suis tout d’abord
retrouvé Salle Gaveau où je ne devais être que le lendemain, ce qui m’a fait
arriver à la Philharmonie avec vingt minutes de retard, la liaison entre les
deux salles nécessitant de changements de métro, avec le risque d’ « incident
de signalisation » qui est bien évidemment survenu sur la ligne 5…
Martha Argerich entourée d'Edgar Moreau et Renaud Capuçon. Photo : (c) Bruno Serrou
Du coup, je n’ai pas pu écouter les deux premières pièces,
le Prélude à l’après-midi d’un faune
dans sa transcription pour deux pianos de Claude Debussy qu’Argerich a joué
avec le père de sa fille aînée, Stéphanie Argerich, l’immense Stephen
Kovacevich, qui donnait ensuite seul la Mazurka
op. 17/4 de Frédéric Chopin, puisque je ne suis entré dans la grande salle
qu’au milieu de la troisième œuvre, Six
Etudes en forme de canon pour piano à trois ou quatre mains de Robert
Schumann transcrites pour deux pianos par Claude Debussy confié à la
germano-russe Lilya Zilberstein et la Japonaise Akane Sakai qui ont interprété
ces pages avec retenue, après une mise en perspective du recueil par la seconde
fille de Martha Argerich, Annie Dutoit, dont le père est le chef d’orchestre
suisse Charles Dutoit. Il est à noter que ces présentations, un peu longues, préludant
à chaque œuvre jouée, ont conduit le concert à se terminer vingt minutes après
l’heure annoncée. La première partie s’est terminée par le Trio pour violon, violoncelle et piano n° 2 en mi mineur op. 67 de
Dimitri Chostakovitch, Martha Argerich dialoguant avec un plaisir clairement
partagé avec deux artistes français, Renaud Capuçon et Edgar Moreau. Ce trio se
place dans la tradition romantique russe, de Tchaïkovski à Rachmaninov, et
reprend dans le tragique finale un thème klezmer traditionnel également présent
dans le Quatuor à cordes n° 8 op. 110
de 1960. Placé où j’étais, considérant mon retard, tout en haut de la
Philharmonie, il m’est apparu pour la première fois que le piano est remarquablement
défini dans cette salle, ses timbres, ses résonances étant restitués avec
éclat, tandis que les cordes me sont apparues moins valorisées, car plus acides,
le violon, et sèches, le violoncelle, plus effacé encore que le violon. Néanmoins,
l’interprétation de ces trois artistes éminents a manqué de violence, de
mordant, de sauvagerie dans les deux mouvements vifs, particulièrement l’Allegretto final, tandis que l’Andante initial et le Largo se sont montré oniriques.
Martha Argerich, Nicolas Angelich, Jean-Claude Gengembre, Camille Baslé. Photo : (c) Bruno Serrou
La seconde partie du concert s’est ouverte sur La Valse de Maurice Ravel dans sa
version pour deux pianos, interprétée avec élégance et allant par les sœurs géorgiennes
Gvantsa et Khatia Buniatishvili, qui se sont montrées trop retenues pour mettre
en évidence la violence désespérée de cette impressionnante mise en abîme des
horreurs qui allaient emporter le XXe siècle. Regrettons qu’Edgar
Moreau et Akane Sakai n’ait donné du compositeur polonais exilé en France et
survivant d’Auschwitz Szymon Laks (1901-1983) qu’un le troisième mouvement de
la Sonate pour violoncelle et piano de 1932, qui annonce curieusement à un demi-siècle
de distance l’école minimaliste américaine. Pour conclure, c’est sur l’extraordinaire
Sonate pour deux pianos et percussion Sz.
110 de Béla Bartók que s’est terminé le concert. L’on connaît le splendide
enregistrement que Martha Argerich réalisa en mai 1977 avec Stephen Kovacevich
et deux percussionnistes britanniques (2). Cette fois, la « Lionne »
argentine l’a donnée avec Nicholas Angelich, se « contentant » du
second piano, laissant le premier à son cadet franco-américain, tandis que les
timbales étaient tenues par Jean-Claude Gengembre, le marimba, la grosse caisse
et les métaux revenant à Camille Baslé. Mus par une musicalité commune,
perceptibles dès les premières mesures jouée en susurrant par les timbales, les
quatre artistes ont donné à cette grande sonate qui allait définitivement marquer
les compositeurs après sa création en janvier 1938 la dimension d’un grand
classique, avec une variété de timbres, d’inflexions et de sensations, avec un
élan et une densité stupéfiants.
Bruno Serrou
1) Ce concert filmé par Arte.concert est accessible sur
ce site ainsi que sur celui de la Philharmonie (http://concert.arte.tv/fr/martha-argerich-friends-la-philharmonie-de-paris)
pendant six mois et sera ultérieurement diffusé par Mezzo et sur France Musique
2) Initialement paru sous étiquette Philips en 1977,
cet enregistrement de la Sonate de Bartók a été réédité, remasterisé et publié en
2015 dans un coffret Decca de 25 CD (Decca 478.8662) (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/11/dossier-limmense-pianiste-stephen.html)
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