Rennes. Opéra. Mercredi 12 octobre 2016
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao). Photo : (c) Laurent Guizard
Installé en France depuis 1993, Martin
Matalón est à cinquante-sept ans un créateur à la maturité rayonnante et un pédagogue couru, notamment pour ses cours de composition au Conservatoire
d’Aubervilliers-La Courneuve. En outre, depuis 2002, il enchaîne les résidences
jusqu’en Norvège, ce qui lui permet d’être au contact de publics de toutes
origines et des musiciens, étudiants, amateurs et professionnels. Compositeur de grand talent, cet créateur argentin
est un sorcier du son, inventif et doué d’une riche musicalité. Il est
en outre familier de l’informatique, de la transformation et de la spatialisation
de la musique en temps réel.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao), Zlad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard
Expert en musique de film
jouée « live » (en direct) pendant la projection des chefs-d’œuvre du
cinéma muet (Fritz Lang, Luis Buñuel), familier de l’univers de Jorge Luis Borges
(1899-1986) - c’est avec un « parcours
musical » sur La Rosa profunda
présenté Centre Pompidou en 1992 qu’il s’est fait connaître en France -,
Martin Matalón (né en 1958) puise son inspiration dans la littérature et la poésie.
Ces affinités ne pouvaient que s’épanouir dans le théâtre lyrique. C’est ce qu’il
confirme avec son deuxième opéra, L’Ombre
de Venceslao, qui s’avère être un coup de maître. Ce qui n’était pas
évident a priori, considérant le texte, puisé dans le théâtre d'un auteur argentin au langage plutôt cru.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China), Mathieu Gardon (Largui), Thibaut Desplantes (Venceslao). Photo : (c) Laurencine Plot
En fait, l’Ombre de Venceslao n’est pas le premier projet d’opéra de Martin Matalón,
mais le troisième, puisqu’il aborda le genre en 1989 avec le Miracle secret, tandis que le deuxième n’a pu aboutir faute de
coproducteurs. Celui-ci a réussi à se concrétiser grâce à une commande du Centre français
de promotion lyrique présidé par Raymond Duffaut depuis 1996 et qui se lance
pour la première fois dans la création. Un choix pour le moins significatif
pour une association dédiée à la formation de jeunes chanteurs au seuil d’une
carrière professionnelle qui, au lieu de se forger une fois n’est pas coutume
aux grands classiques du répertoire (1), sa
passé une commande expressément dédiée à un compositeur de talent à la
créativité puissante, particulièrement original et loin de tout consensus.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China), Mathieu Gardon (Largui), Zlad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard
Cet opéra se fonde sur la pièce
éponyme écrite en 1977 en espagnol par le dramaturge romancier dessinateur
argentin exilé à Paris en 1962 Copi (1939-1987), adaptée en français par un
troisième argentin de Paris, le metteur en scène Jorge Lavelli, qui créa sa première
pièce en France en 1967 (La journée d’une
rêveuse) et la pénultième, Une visite
inopportune, en 1989 à titre posthume, dix ans avant de traduire en
français et de mettre en scène l’Ombre de
Venceslao Théâtre de la Colline. L’on retrouve dans cette pièce les
caractéristique de Copi, volontiers trivial, obscène, provocateur jusqu’au
limite du supportable, dessinant des personnages hauts en couleurs, mais aussi
innocent, naïf, poète d’une troublante fraîcheur. Car son univers est fait de
souffrance, de solitude, de douleur et de révolte contre le mépris, les interdits,
les moralisateurs, les hypocrisies, « emporté par dans un délire bouffon
baroque, hénaurme », comme le
souligne mon confrère de La Croix
Didier Méreuze.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini) et les quatre bandonéonistes. Photo : (c) Laurent Guizard
Le personnage-titre de la pièce
vit dans la pampa argentine, où il a un double foyer. Marié à Hortensia, qui
lui a donné deux enfants, Lucio et China, Venceslao, d’origine uruguayenne, a
pour maîtresse Mechita, de qui il a eu un fils, Rogelio. Ce dernier entretient
une relation incestueuse avec sa demi-sœur China. Tous deux s’aiment et
entendent se marier. Un certain Don Largui, amoureux transi de Mechita, veut à
tout prix l’épouser. A la mort d’Hortensia, Venceslao et Mechita partent pour
les chutes d’Iguazù, où Largui retrouve Mechita. Envoûtés par un maquereau sans
scrupules, Coco Pellegrini, campé par un danseur de tango muet (Jorge
Rodriguez), Rogelio et China trouvent la mort à Buenos Aires lors du coup d’Etat
militaire qui renverse le général Perón. Venceslao se pend, mais son ombre
revient vers ceux qui sont restés fidèles aux valeurs de l’amitié, pour leur
promettre qu’il ne les oubliera pas. Dans cette tragédie, les animaux tiennent
une place importante, un cheval, Gueule de rat, un singe et, surtout, un
perroquet à l’ironie acerbe à qui Venceslao se confesse avant de se suicider.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini), Estelle Poscio (China), Ziad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard
Constellée d’orages et de
tempêtes, cela dès l’introduction aussi impressionnante que le prélude de La Walkyrie de Richard Wagner, la
partition polychrome et aux contrastes marqués de Matalón suinte la moiteur, la
volupté, la passion et la mort de façon extraordinairement volubile. Le
compositeur a su surmonter subtilement les difficultés de la mise en musique d’un
texte cru et iconoclaste, en variant les modes d’expression vocale en parfaite adéquation
avec la partie instrumentale, du parlé libre au chant pur, de l’aria au quintette vocal, en passant par
le sprechgensang. La langue colorée
de Copi, lorsqu’il est excessif, stoppe la verve lyrique du compositeur, qui
opte pour le langage parlé, gêné autant que le public, comme c’est le cas dans
une scène à la thématique scatologique. L’orchestre est de formation Mannheim
(Mozart), ajouté de quatre bandonéons, l’instrument argentin par excellence,
dont deux sont intégrés à l’orchestre, et enrichi d’un dispositif électronique,
qui l’amplifie et le complète tout en ajoutant des sons en fonction des
situations du livret, coït, bruits de la ville et de la nature, explosions,
fusillades, interventions du perroquet. L’intégration d’une chanson argentine,
d’un tango et d’une samba célèbres au sein d’une texture sombre aux
pigmentations serrées est si judicieusement élaborée que le spectateur n’a
jamais le sentiment de collage ou de « à la manière de », mais
apparait au contraire naturelle et particulièrement originale. L’électronique a
été élaborée au GRAME, Centre de recherche musicale de Lyon, sur les plans
logistique et outils de diffusion du son.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Mathieu Gardon (Largui), Thibaut Desplantes (Venceslao), Sarah Laulan (Mechita), Ziad Nehme (Rogelio). Photo : (c) Laurent Guizard
La musique polychrome du compositeur argentin instille un
foisonnement de couleurs d’une hardiesse et d’une virtuosité saisissantes, l’œuvre
est
riche en timbres et en dynamiques et, comme toujours chez Matalón, expressive,
prenant l’auditeur par la main pour ne plus le lâcher, grâce notamment à
l’atmosphère onirique exaltée par les bandonéons, qui instaurent un véritable moment
de grâce lors de l’interlude où ils jouent seuls, évoquant la nostalgie du pays
perdu.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Sarah Laulan (Mechita). Photo : (c) Laurent Guizard
La mise en scène de Jorge Lavelli
est taillée au millimètre, avec une direction d’acteur au cordeau au sein d’une
scénographie simple mais évocatrice à dominance de cordages et de bois de
Ricardo Sanchez-Cuerda remarquablement éclairé par Jean Lapeyre et Jorge Lavelli
en personne.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Thibaut Desplantes (Venceslao), Sarah Laulan (Mechita). Photo : (c) Laurent Guizard
Les neufs chanteurs (dont une voix
enregistrée pour le perroquet) ont tous moins de trente-deux ans. Ils participeront
tous à la tournée de vingt-quatre représentations échelonnées jusque fin 2018
(2) - il est regrettable qu'aucun point de chute ne soit prévu à Paris, alors que l'ouvrage est taillé pour la Salle Favat. Ils sont tous parfaits dans leurs rôles respectifs. Le baryton français Thibaut
Desplantes campe un Venceslao puissant et rustre, le ténor libanais Ziad Nehme
est un Rogelio d’une vitalité irrépressible, le baryton français Mathieu Gardon
un Langui haut en couleur. La soprano suisse Estelle Poscio atteste en China d’une
santé vocale incroyable, avec une souplesse dans l’aigu pourtant fort
sollicité, chantant avec brio et dansant avec un naturel confondant, tandis que
la mezzo-soprano belge Sarah Laulan est une attendrissante Mechita.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Chutes d'Igazu. Photo : (c) Laurencine Lot
Dans la fosse, l’Orchestre Symphonique
de Bretagne pourtant peu aguerri à la création contemporaine la plus exigeante
mais dirigé avec allant et précision par le chef catalan Ernest Martinez
Izquierdo, exalte les infinies beautés sonores de la partition de Matalón.
Martin Matalón (né en 1958), l'Ombre de Venceslao. Estelle Poscio (China). Photo : (c) Laurencine Lot
Une réussite totale qui ne va qu’aller
en se bonifiant au cours des vingt-et-une représentations restantes, bien qu’à
chaque reprise, un orchestre différent est prévu.
1) Après deux premières productions, le Voyage à Reims de Rossini et les Caprices de Marianne de Sauguet qui ont précédé l'Ombre de Venceslao, la prochaine production du Centre français de promotion lyrique sera le Barbier de Séville de Rossini. 2) Tournée qui, après Rennes où a été donnée la création, emmenera l'opéra de Matalón sur les scènes des Opéras d'Avignon, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Marseille, Montpellier, Reims, Toulon, Buenos-Aires et Santiago du Chili
Bruno Serrou
1) Après deux premières productions, le Voyage à Reims de Rossini et les Caprices de Marianne de Sauguet qui ont précédé l'Ombre de Venceslao, la prochaine production du Centre français de promotion lyrique sera le Barbier de Séville de Rossini. 2) Tournée qui, après Rennes où a été donnée la création, emmenera l'opéra de Matalón sur les scènes des Opéras d'Avignon, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Marseille, Montpellier, Reims, Toulon, Buenos-Aires et Santiago du Chili
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