mercredi 9 avril 2025

Fervente "Messe en si mineur" de Johann-Sebastian Bach par Klaus Mäkelä avec son Orchestre de Paris et le Choeur Le Concert d’Astrée

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Mardi 8 avril 2025 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232.
Klaus Mäkelä, Solistes, Orchestre de Paris, Choeur Le Concert d'Astrée
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco an Co

Dans la perspective de la Semaine Sainte la semaine prochaine, l’Orchestre de Paris a programmé un oratorio sacré de Johann Sebastian Bach. Cette fois, non pas l’une des deux Passions, mais la Messe en si mineur BWV 232 dirigée par son directeur musical, Klaus Mäkelä, avec un dispositif plaçant les bois au centre des effectifs ainsi que les violoncelles et les trois contrebasses derrière, trois trompettes côté jardin, timbales à coté, et le cor côté cour derrière le continuo, les quatre chanteurs solistes s’exprimant de façon usuelle de part et d’autre du chef, le chœur derrière l’orchestre, en petit effectif d’abord puis renforcé à partir du Sanctus. Interprétation dynamique et de grande spiritualité, avec des bois, des trompettes et des cordes superbes, mais un cor solo tétanisé par la crainte des pains, qui du coup n’ont pas manqué de s’enchaîner, si bien que la basse dans sa première aria était inaudible dans son registre grave… 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232. Klaus Mäkelä
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

« L’une des plus grandes joies de ma vie… La Messe en si mineur de Bach ce soir et demain ! », écrivait mardi Klaus Mäkelä sur le mur de son compte Facebook quelques heures avant le premier des deux concerts… Monument suprême de la musique sacrée occidentale, la Messe en si mineur BWV 232 ne cesse de fasciner les générations successives d’interprètes et de mélomanes. Les questions qu’elle soulève tant auprès des musicologues que des chefs d’orchestre sont nombreuses, chacun y trouvant ses propres éléments de lecture avec l’humilité qui s’impose. Composée en 1724 et 1749, dédiée en 1733 à l’Electeur de Saxe roi de Pologne Frédéric-Auguste II par Johann Sebastian Bach pour chœur à cinq voix, cinq chanteurs solistes (deux sopranos, contralto, ténor, basse) et orchestre (cor, trois trompettes, timbales, hautbois da caccia, deux flûtes traversières, trois hautbois, deux hautbois d’amour, deux bassons, cordes et continuo), la partition, qui compte vingt-sept numéros distribués en quatre parties (Missa brevis - Kyrie et Gloria - en douze sections, Symbolum Niceum en dix sections, six pour le Sanctus) dont le genèse s’étend sur un quart de siècle, se présente tel le testament musical du Cantor. Il s’agit en fait essentiellement d’un assemblage de pages puisées dans plusieurs de ses œuvres et réécrites par ses soins selon le procédé dit de la « parodie », qui consiste à reprendre une musique conçue sur un autre texte et de la développer, ou d’en copier le style, à l’instar de ce que Bach a réalisé dans l’Oratorio de Noël. Ainsi, la cantate BWV 12 Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen a fourni le matériau du Crucifixus, la cantate BWV 215 Preise dein Glücke, gesegnetes Sachsen (J’apprécie ton bonheur, Saxe bénie) celui de l’Hosanna, l’Oratorio de l’Ascension BWV 11 à l’Agnus Dei… Seul un tiers de l’œuvre est constitué de pages qui lui sont propres, Credo, Incarnatus et Confiteor étant des dernières compositions de Bach. Côté tonalité, c’est naturellement le si mineur du morceau initial, Kyrie eleison, qui la donne, les autres numéros, à l’exception du n° 26 (Agnus Dei en sol mineur), étant dans les tonalités voisines, essentiellement dans la gamme relative de ré majeur, dans treize des vingt-sept numéros.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232. Nikola Hillebrand (soprano), Wiebke Lehmkuhl (contralto), Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. 
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

La composition de la Messe en si mineur se déploie en deux grandes époques. La première dans les années 1730, tandis que le Cantor de Leipzig cherche la reconnaissance du duc de Saxe et espère être nommé à la cour catholique de Dresde, posant un premier point final en 1733 alors qu’il considère l’œuvre comme terminée, posant une double barre finale au Gloria comme s’il s’agissait d’une Missa brevis, la seconde fois en 1748, après qu’il eût ajouté les parties traditionnelles de l’office liturgique romain, le Credo, le Sanctus et les parties finales de l’ordinaire au moment même où le compositeur est touché par la cécité.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232.
Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris, Choeur Le Concert d'Astrée, Académie du Choeur de l'Orchestre de Paris
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

La Messe en si mineur de Bach a été introduite au répertoire de l’Orchestre de Paris en 1971, cinq ans avant la création du Chœur, sous la direction de Kurt Masur, qui était venu à l’époque auréolé de la tradition saxonne, le chef allemand étant à ce moment-là le titulaire adulé de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. L’été de l’année suivante, lui succédait le grand chef lyrique italien mû par une profonde spiritualité Carlo Maria Giulini sur l’immense plateau du Théâtre antique d’Orange, puis en 1988 Salle Pleyel, tandis qu’en 1976 un autre éminent spécialiste du Cantor, Karl Richter, en avait proposé sa conception au Palais des Congrès, avant qu’un chef baroque se voit confié l’Orchestre de Paris dans cette même œuvre, le Néerlandais Frans Brüggen, en 2001. Puis plus rien pendant un quart de siècle, jusqu’à ce qu’enfin, un chef de la grande tradition quoique le plus jeune de tous, et pour la première fois porteur du titre de directeur musical, Klaus Mäkelä, décide du haut de ses vingt-neuf ans de diriger l’œuvre liturgique phare de Bach. Sans atteindre la force spirituelle d’un Giulini, qui construisait la Messe de Bach comme une grande arche spectaculaire au cœur du mystère chrétien, le jeune Finlandais a su donner au chef-d’œuvre du Cantor une émotion qui a emporté le cœur du public dès la fugue du Kyrie aux accents rayonnants et vivifiants. Le Gloria est empli de compassion, ménageant autant la joie que la tristesse transcendées par des sursauts de vitalité portée à leur summum dans le Cum sancto spirito final. Les arie successives sont contrastées et pleine d’ardeur, chantées avec ferveur par un quatuor de grande qualité (la soprano allemande Nikola Hillebrand qui remplaçait sa compatriote Julia Kleiter, la contralto allemande Wiebke Lehmkuhl, le ténor britannique Nicholas Scott et le baryton-basse Milan Siljanov) aux voix belles et sobres, parfaitement mises en valeur par les solistes de l’Orchestre de Paris constitué de quarante-trois (deux flûtes, trois hautbois, deux bassons, cor, trois trompettes, timbales, clavecin/orgue positif, seize violons, six altos, cinq violoncelles, trois contrebasses), en particulier le violon solo invitée, Sarah Nemtanu, titulaire du même poste à l’Orchestre National de France, le flûtiste Vincent Lucas, les hautbois d’amour Sébastien Giot et Rebecca Neumann, le basson Marc Trénel, les trompettistes Célestin Guérin, Laurent Bourdon, Stéphane Gourval, le continuo dont la brillante Marie Van Rhijn aux claviers. Seul problème de poids, car il a réfréné le baryton-basse Milan Siljanov dans sa première grande aria Quoniam tu solus sanctus dont les graves étaient comme tétanisés au point d’être quasi inaudibles, la complicité chanteur/corniste s’avérant impossible en raison d’une précision fort aléatoire des attaques, annihilant la souplesse majestueuse qu’appelle ce passage, avant que se concluent les douze parties de la Missa brevis initiale sur l’exaltation du chœur Cum sancto spirito dialoguant sur le clair élan des trompettes qui exultent à l’évocation du dôme céleste. Formé de deux ensembles, les effectifs choraux, n’ont été utilisés en leur totalité qu’à la toute fin de l’exécution, l’essentiel étant assuré par le remarquable Chœur Le Concert d’Astrée constitué de vingt-huit chanteurs généralement attachés à l’ensemble instrumental éponyme fondé à Lille par Emmanuelle Haïm voilà vingt-cinq ans, rejoints dans le Sanctus et les sections finales (Osanna, Benedictus, Agnus Dei, Dona nobis pacem) par vingt-huit membres de l’Académie du Chœur de l’Orchestre de Paris constitué de jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans issus des conservatoires parisiens et de la périphérie. 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Messe en si mineur BWV 232
Klaus Mäkelä, Milan Siljanov (baryton-basse)
Photo : (c) Mathias Benguigui / Pasco and Co

Une soirée emplie de grâce fervente et d’humanité pour un vibrant prologue aux fêtes pascales à six jours de la Semaine Sainte 2025…

Bruno Serrou

 

 

Flamboyant récital de sonates de Janine Jansen et Denis Kozhukhin à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 7 avril 2025

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Duo de sonate violon/piano lundi soir à la Philharmonie de Paris, avec une merveilleuse Janine Jansen dialoguant avec bonheur avec Denis Kozhukhin dans un somptueux programme réunissant deux des trois Sonates de Johannes Brahms d’une densité poétique troublante et une seconde partie entièrement française couvrant les années 1927-1943, avec la rare Sonate, virtuose et virevoltante, de Francis Poulenc, la concentration spirituelle d’Olivier Messiaen de Thème et Variations pour conclure sur l’agilité conquérante de la Sonate n° 2 de Ravel avec un « blues » au groove fascinant. En bis un petit Fritz Kreisler 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Dans ce programme d’une richesse et d’une diversité saisissantes, accompagné par un véritable partenaire de musique de chambre qu’est Denis Kozhukhin instaurant avec elle un dialogue quasi fusionnel, Janine Jansen s’est avérée époustouflante, donnant des œuvres d’une grande variété un concentré du répertoire violonistique une interprétation étourdissante par son dramatisme hallucinant, sa densité expressive, son extraordinaire maîtrise sonore, et sa technique impériale, la violoniste néerlandaise se livrant à un véritable combat pour la vie, avec le clavier rutilant de nuances et de couleurs du pianiste russe, la conception dramatique emmenant l’auditeur au seuil de l’asphyxie. Violoniste remarquable d’aisance et de dynamique, à la technique infaillible au service d'une musicalité fabuleuse, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - délectables transitions entre les nuances fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire musicienne batave a suscité un silence quasi mystique au sein du public, qui en a eu littéralement le souffle coupé tout au long de la soirée par ce qu’il entendait.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La première partie du concert réunissait les deux premières Sonates pour violon et piano de Johannes Brahms, données dans l’ordre inverse de leur genèse. Le programme a donc commencé avec la Sonate n° 2 en la majeur op. 100 composée en 1886, contemporaine de la Sonate pour violoncelle et piano op. 99 et du Trio avec piano op. 101, et de deux ans antérieure à la Sonate n° 3 op. 108. Dans cette deuxième sonate pour violon, l'ouverture exposée par David Kozhukhin aura été particulièrement chaleureuse, tandis que Janine Jansen lui aura répondu par des moments d'une exquise légèreté, avant de reprendre la mélodie lyrique avec une grâce stupéfiante. Le timbre est riche, le vibrato puissant, les attaques solides et assurées aux interjections insistantes, tandis que le développement était enlevé dans une véritable passion partagée par les deux interprètes. Dans le deuxième mouvement, Jansen et Kozhukhin contrastaient harmonieusement l'ouverture intime formant un contraste stupéfiant avec le dynamisme enjoué des rythmes décalés qui suivent. Le magnifique jeu pianissimo de Jansen a engendré une chaleur extraordinaire, jamais aérienne ni voilée. Le finale, par sa structure non conventionnelle, s’est imposé par une grande ampleur, et les deux interprètes ont emporté les auditeurs dans un lyrisme fébrile, imprégné de mystère suscité par les arpèges diminués du piano, jusqu'à sa conclusion intensément dramatique. Composée en 1878-1879 alors que son auteur travaille sur son Concerto pour violon et orchestre, la Sonate pour violon et piano n° 1 en sol majeur op. 78 est elle aussi d’un lyrisme exacerbé, mais le caractère est plus sombre que celui de la sonate de 1886. Surnommée « sonate de la pluie » en raison de la citation empruntée au Regenlied op. 59/3 dans le finale, cette partition dédiée à sa muse Clara Schumann, qui était alors en train de perdre son fils violoniste, constitue l’un des sommets de la musique de chambre romantique. Ne serait-ce que sur le plan expressif, tant elle fait vibrer les âmes et transporte l’auditeur dans une polyphonie d’émotions. Exigeante d’exécution, cette œuvre au climat fortement mélancolique est constituée de trois mouvements aux tendres effusions, le violon exprimant les sentiments les plus subtiles par le biais d’un nuancier d’une ampleur inouïe, tandis que le pianiste donne vie à sa partie avec une précision extrême mais naturelle. Janine Jansen et David Kozhukhin en magnifient les infinies beautés, faisant ressentir chaque nuance, chaque vibration, suscitant la plus vive émotion au détour de chaque phrase, toutes plus sublimes les unes que les autres. 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La seconde partie de soirée était consacrée à trois compositeurs français de la première moitié du XXe siècle. Composée en 1942-1943, la Sonate pour violon et piano de Francis Poulenc est rarement programmée. Dédiée à la nièce du compositeur, Brigitte Manceaux, cette partition est écrite à la mémoire du poète espagnol Federico Garcia Lorca. Elle a été créée le 21 juin 1943 à Paris Salle Gaveau dans le cadre des Concerts de la Pléiade par Ginette Neveu et le compositeur au piano. La grande violoniste disparue trop tôt dans une catastrophe aérienne à qui Poulenc ne pouvait rien refuser, est l’inspiratrice de l’œuvre et donne à l’auteur de nombreux conseils pour la partie violon. Malgré le triomphe de l’exécution par Ginette Neveu le soir de la première, Poulenc, qui regrettait que cette pièce ne soit « pas du meilleur Poulenc », révisera sa partition en 1949. « Le monstre est au point, je vais commencer la réalisation, écrira-t-il tandis qu’il est en train de la composer. Ce n’est pas mal, je crois, et en tout cas fort différent de la sempiternelle ligne de violon-mélodie des sonates françaises du XIXe siècle. Le violon prima donna sur piano arpège, me ait vomir. » Son manque d’intérêt pour les instruments à cordes hors orchestre, Poulenc use d’emprunts thématiques aux Russes Rachmaninov et Tchaïkovski, et d’autocitations, notamment dans le mouvement initial Allegro con fuoco, où l’on retrouve le premier des Trois poèmes de Louise Lalanne, tandis que l’Intermezzo central, sommet de l’œuvre, plonge dans une atmosphère plus ou moins espagnole… C’est ce qu’on admirablement restitué Janine Jansen et Denis Kozhukhin, qui ont donné de cette partition rare du fait même de ce qu’en disait son auteur une interprétation enlevée, chantant à la perfection.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

A l’instar de Poulenc, la mélodie joue un rôle de premier plan dans Thème et Variations que Messiaen a composé alors qu’il n’avait que 24 ans et qui révèle déjà une conception particulière de la technique de la variation, tandis que les accords au piano portent d’ores et déjà l’emprunte du compositeur dauphinois, dans la résonance mais aussi dans les intervalles et la structure interne. Les duettistes en ont offert une interprétation généreuse de souffle et d’expression, en soulignant les traits qui rendent la musique de Messiaen immédiatement identifiable tout le rattachant à la tradition française du premier demi-siècle du XXe avec la tendresse dont l’œuvre est porteuse, une déclaration d’amour du compositeur à sa première femme, la violoniste Claire Delbos (1906-1959) affectueusement surnommée Mi par son mari, pour leur mariage le 22 juin 1932.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Ultime partition de musique de chambre de l’auteur du Bolero, composée entre 1922 et 1927 à la suite de la rencontre avec la violoniste hongroie Jelly d’Aranyi à qui Béla Bartók a destiné deux sonates, dédiée à la violoniste critique musicale Hélène Jourdan-Morhange (1888-1961), amie de Ravel, créée par le compositeur-violoniste Georges Enesco et l’auteur au piano Salle Erard le 30 mai 1927, la Sonate n° 2 pour violon et piano en sol majeur de Ravel est orientée vers le jazz, le blues, terme utilisé pour qualifier le mouvement central où dominent le « riff » du piano ainsi que la fameuse « blue note » tandis que les pizzicati du violon renvoient au banjo tandis que la mélodie mélancolique évoque plus ou moins le saxophone, et la danse, avec une apothéose dans le Perpetuum mobile final. Malgré sa structure conventionnelle en trois mouvements, l’auteur y pousse la forme classique dans ses retranchements, les parties de violon et de piano atteignant une indépendance inédite jusqu’alors. Jansen et Ko donnent à l’Allegretto initial un charme et une sensualité virevoltants, le violon tourbillonnant avec élégance autour du piano, les deux instruments suscitant des contrastes de couleurs et de timbres déroulant un dialogue harmonique délicieusement ambigu, tandis que dans le finale l’archet de Jansen fait songer à l’élan d’une locomotive lancée à plein régime, enchaînant telle une acrobate d’ahurissantes doubles-croches qu’elle décline en gammes, arpèges, accords brisés avec une aisance stupéfiante, en parfaite synchronisation avec Denis Kozhukhin suscitant ainsi un incroyable alchimie mécanique.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Au terme d’une telle prestation, il apparaissait impossible de donner une suite à ce récital magistral. Pourtant, devant l’insistance du public, qui lui était en train de lui réserver une standing ovation, les duettistes n’ont eu d’autre choix que de se lancer dans un bis, aussi bref soit-il, choisissant un morceau parmi les plus pondéré de Fritz Kreisler…

Bruno Serrou

 

 

dimanche 6 avril 2025

Magistral « Siegfried » de Richard Wagner au diapason 435 Hz selon Kent Nagano à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande salle Pierre Boulez. Vendredi 4 avril 2025 

Kent Nagano
Photo : DR

C’est une interprétation claire, énergique, dramatique de Siegfried de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris que Kent Nagano a dirigé à la tête d’un orchestre « historiquement informé » (!) réunissant le Dresdner Festspielorchester et Concerto Köln avec violoncelles sans pique, cors naturels (oups les appels de cor de Siegfried !), soit disant plus aéré et dynamique que la tradition (franchement, à lire les intentions, c’est à croire que Clemens Krauss, Pierre Boulez et consort sont désormais devenus ringards !), avec une distribution dominée par le Mime de Christian Elsner (moins vaillant dans l’acte II), le Voyageur de Derek Welton (de mieux en mieux d’acte en acte), le Fafner muni d’un énorme porte-voix en cuivre de Hanno Müller-Brachmann et surtout l’impressionnante Brünnhilde de Âsa Jäger. L’Oiseau de la forêt était tenu par un garçon du Tölzer Knabenchor 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. 
Photo : (c) DF/CK

Deuxième journée du Ring des Nibelungen de Richard Wagner, Siegfried est des quatre ouvrages de la Tétralogie le plus symphonique, la place de l’orchestre étant centrale dans cet ouvrage, plus encore que dans les autres volets, y compris le dernier, Götterdämmerung. Pourtant, dramatiquement, il se passe beaucoup de choses, dès le premier acte entre le nain Mime et son « fils adoptif » Siegfried, le Voyageur et les énigmes qu’il pose au Nibelung, la forge de Nothung, le deuxième acte avec la rencontre du Voyageur avec Alberich, les prédictions que le maître des dieux exprime au Nibelung et au géant Fafner, l’arrivée de Siegfried à l’entrée de la grotte du dragon conduit par les murmures de la forêt avant de le défier en duel et de le tuer non sans tomber sous le charme du monstre, la rencontre violente des Nibelungen Alberich et Mime, la trahison de ce dernier qui tente d’empoisonner Siegfried qui grâce à l’oiseau de la forêt entend l’intention de Mime de se débarrasser de lui ce qui le conduit à tuer le nain, puis le départ à la conquête de la Walkyrie endormie guidé par l’oiseau, enfin le troisième acte, où la présence féminine s’impose enfin, d’abord lorsque le Voyageur réveille au pied du rocher où dort sa fille Brünnhilde la déesse de la terre Erda pour l’interroger sur l’avenir des dieux, avant l’arrivée de Siegfried qui, guidé par l’oiseau, se débarrasse de l’importun Voyageur qui cherche à l’empêcher d’avancer et brise la lance sacrée, ce qui conduit le Voyageur à se retirer définitivement de l’univers qu’il a créé pour laisser la place au destin promis depuis la conquête de l’or arraché au Filles du Rhin, enfin la sublime scène finale où Siegfried réveille Brünnhilde où l’on entend le thème d’une tendresse ineffable de la Siegfried-Idyll

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Thomas Blondelle (Siegfried), Kent Nagano, Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) DF/CK

Après de longs mois d’analyse, d’étude et de mise au point, Kent Nagano a conçu avec le concours du violoncelliste Jan Vogler, directeur artistique du Festival de Dresde, et d’une équipe de dix chercheurs musicologues, avec le Dresden Festival Orchestra fondé en 2012 et Concerto Köln né en 1985 une version de l’opéra « historiquement informée » selon la pratique d’interprétation de l’époque de la composition à l’instar du cycle entier entrepris en juin 2023 avec Das Rheingold, poursuivi en 2024 avec Die WalKüre, et cette année avec Siegfried et qui s’achèvera en 2026, année de cent-cinquantenaire de la création du Ring à Bayreuth, avec Der Götterdämmerung. Intitulé « The Wagner Cycles », ce projet est le fruit d’une réflexion qui a conduit le chef états-unien à redéfinir les standards de l’interprétation de l’œuvre de Wagner synthétisant les recherches musicologiques et la pratique, autant orchestralement que vocalement, dont il réserve les premières exécutions de chacun des ouvrages à la ville de Dresde, où Wagner fut avant la Révolution de 1848 directeur musical du Semperoper, dont l’architecte dessina les premières ébauches du plan du Festspielhaus de Bayreuth. La question reste tout de même ouverte, considérant le fait que le cycle demanda à son auteur vingt-sept de genèse, et que, entre les deux derniers actes de Siegfried précisément, il s’est passé douze années, entre 1857 et 1869, durant lesquelles ont été composés Tristan und Isolde (1857-1859) et Die Meistersinger von Nürnberg (1861-1867), deux ouvrages majeurs qui ont fait considérablement évoluer le style du maître saxon, ajouté à la construction du Festspielhaus de Bayreuth entreprise en 1872 au cours de laquelle Wagner eut largement la possibilité de réviser la partition de Siegfried terminée le 5 février 1871 et qui, à l’instar de Götterdämmerung, ne sera créé que le 16 août 1876, soit six ans après Die Walküre et sept ans après Das Rheingold, les deux ouvrages à l’Opéra de Munich.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Christian Elsner (Mime), Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Le projet associe travaux scientifiques et pratique musicale, explorant la façon dont Wagner a imaginé le Ring et sa sonorité. Les chercheurs travaillent en étroite collaboration avec Kent Nagano, les musiciens de l’orchestre et les chanteurs sur une reconstitution d’instruments historiques et leurs techniques de jeu, ainsi que sur la redécouverte d’un style vocal chanté et parlé, « qui diffère sensiblement des techniques d’interprétation actuelles, les chanteurs utilisant à l’époque de Wagner non seulement beaucoup moins de vibrato, mais aussi de nombreux procédés dramatiques, allant jusqu’à la parole ». A propos de vibrato, il est évident que si les chercheurs se sont  fondés sur la ligne de chant de Gwynneth Jones dans le Ring du Centenaire de Boulez/Chéreau à Bayreuth, ils n’ont pas eu trop de mal à redresser la ligne de chant, mais s’ils se sont référés à Birgit Nilsson, il est difficile de faire « moins vibré »…

Tout cela pour exprimer des réserves quant à la décision de revenir dans Siegfried à une interprétation dite « historiquement informée », avec des instruments réglés sur le diapason français fixé à 435 Hz en 1859 par arrêté gouvernemental au lieu de 440 Hz pour le diapason moderne établi en 1953 comme norme internationale (soit moins d’un tiers de demi-ton d’intervalle, ce qui n’est donc repérable que par une oreille absolue ou une oreille relative hyper-sensible), avec une tendance à monter constamment (jusqu’à 466 Hz aujourd’hui dans un certain nombre d’orchestres), tandis qu’il existait des diapasons plus élevés encore en Europe à l’époque qui pouvaient atteindre plus de 450 Hz, tandis que la Belgique avait choisi une valeur plus haute encore, 453 Hz…

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Kent Nagano, Christian Elsner (Mime), Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais qu’importe, direz-vous cet argumentaire d’acousticiens et de techniciens, seul le résultat compte. Néanmoins, ce qui est le plus gênant tient au fait que l’on peut lire dans la documentation un argumentaire contestable du genre « Kent Nagano dirige l’opéra de Wagner pour la première fois avec son son original reconstitué », ce qui constitue « une étape importante, un véritable nouveau chapitre dans l’histoire de l’interprétation wagnérienne » peut-on lire dans le Neue Zürcher Zeitung, avec « une sonorité wagnérienne innovante »...

Mais toutes ces intentions et explications plus ou moins convaincantes ne portent pas à conséquence tant ce que Kent Nagano et ses troupes proposent un Siegfried particulièrement convainquant, autant dramatiquement que musicalement et vocalement. Ce que cette équipe allemande donne à entendre est un véritable bonheur pour les oreilles, les yeux, le cœur et l’esprit. Les cinq heures de concert, avec deux entractes de vingt minutes inclus, passent à la vitesse de l’éclair. L’auditeur est transporté au sens littéral du terme au point de ne pas se faire à l’idée que l’on arrive au terme de l’épopée, tant l’interprétation est multiple, vive, dynamique, tendue, épique, poétique, mobile, intense, troublante, ensorcelante, imagée, non dépourvue d’humour. Depuis des années déjà, l’on sait combien est viable l’exécution concertante de la Tétralogie, beaucoup plus suggestive et onirique que dans la plupart des réalisations scéniques, et l’on prend un plaisir suprême à suivre les circonvolutions de l’orchestre enveloppant les chanteurs placés devant l’orchestre et qui souvent se plaisent à donner une vérité théâtrale à leurs personnages.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Thomas Blondelle (Siegfried), Christian Elsner (Mime), soliste du Tölzer Knabenchor (l'Oiseau de la forêt), Kent Nagano, Daniel Schmutzhard (Alberich), Hanno Müller-Brachmann (Fafner). Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln. Photo : (c) Bruno Serrou

Tendue et dramatique, la conception de Kent Nagano, fluide et aérée, est en adéquation avec ce que l’on attend du deuxième volet du Ring. Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner mû par une énergie conquérante, le chef états-unien donne à la partition de Wagner une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des cuivres dont la prestation s’avère perturbante, surtout le cor solo dans les sublimes sonneries de Siegfried réveillant le dragon. Ce qui est remarquable en revanche est le moelleux des cordes en boyau, la chaleur envoûtante des bois (flûte, clarinette et basson solos, cor anglais), la rondeur des cuivres, dont la trompette basse, les tuben, les trombones et surtout le tuba. Allégeant les textures de son double orchestre, Nagano permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer. Pas même le personnage central tenu à Thomas Blondelle dont la voix est fraîche et juvénile, malléable à merci bien que le timbre et la consistance n’ont rien des caractéristiques des voix de heldentenor, mais elle est souple et finalement assez puissante pour passer la rampe sans forcer, ce qui permet au ténor belge de camper un Siegfried aussi fanfaron qu’arrogant. Le ténor allemand Christian Elsner est un Mime ahurissant, dans la ligne d’excellence d’un Graham Clarke ou d’un Heinz Zednik, surtout au premier acte, où il affronte notamment un Voyageur avec lequel il forme un duo d’exception dans la scène des énigmes, et s’impose par une présence scénique extraordinaire face à Siegfried, mais le rapport de force s’inverse dans le deuxième acte, Elsner se faisant moins vindicatif face à un Siegfried ayant acquis la connaissance après avoir fait passer Fafner ad patres. Le Wanderer de Derek Welton est étonnant de naturel et de tenue, la voix coule avec un naturel séduisant et traduit tous les méandres de l’âme du maître des dieux qui cherche la déchéance divine pour attendre sereinement la fin des dieux, son maintien étant celui d’un étranger à l’action qu’il suit avec autant d’attention que de détachement fataliste tout en restant constamment vaillant et maître de sa destinée. Sans être opulente, la voix du baryton-basse australien est colorée, les graves profonds, la vocalité souple, l’expression limpide. Le baryton autrichien Daniel Schmuyzhard, solide et autoritaire, excelle dans le court rôle d’Alberich, mais c’est l’impressionnante basse allemande Hanno Müller-Brachmann qui cumule tous les suffrages en incarnant un Fafner à la voix de stentor aux graves abyssaux s’exprimant du milieu de l’orchestre, entre les contrebasses et les flûtes, par le biais d’un gigantesque porte-voix en cuivre. Réduite à la portion congrue, les deux voix de femmes n’intervenant que dans le troisième acte, Erda trop brièvement hélas, les deux cantatrice ne déméritent pas, bien au contraire, la contralto allemande Gerhild Romberger imposant une voix sombre au timbre charnu, mais la véritable héroïne de la soirée est la rayonnante Brünnhilde de la soprano suédoise Âsa Jäger, dont la voix solaire illumine soudain la salle dès les premières mesures de sa prestation. Son « Heil dir, Sonne ! Heil dir, Licht ! » saisit le cœur et l’âme de l’auditeur, touché jusqu’aux larmes, et son  « Ewig war ich, ewig bin ich, ewig in süss sehnender Wonne » (Eternelle j’étais, éternelle je suis, éternelle dans un doux bonheur de nostalgie) sur la citation de la Siegfried-Idyll composée pour la Noël 1870 pour Cosima et leur jeune fils Siegfried est d’une beauté cosmique, tout l’amour du monde y étant inclus… Autre élément distinctif de cette production concertante, le rôle de l’Oiseau de la forêt est non pas confié à une soprano colorature mais à un excellent chanteur du brillant chœur de garçons du célèbre Tölzer Knabenchor qui s’exprime joyeusement autour de son ami Siegfried, mais il est condamné à l’anonymat, son nom étant tu dans le programme de salle. Ce passionnant Siegfried suscite l’impatience de la découverte de l’ultime volet de la Tétralogie annoncé pour avril prochain qui sera, on l’espère, présenté au public parisien dans le cadre du cent-cinquantenaire de la création du Ring des Nibelungen… Il n'empêche, les grandes versions dans la tradition ont encore de beaux jours devant elles, non seulement les Clemens Krauss et Pierre Boulez, mais aussi les Georg Solti, Herbert von Karajan, Bernard Haitink, et même Marek Janowski sont loin d'être obsolètes !

Bruno Serrou 

samedi 5 avril 2025

La tristesse oppressante de « Il Viaggio, Dante » de Pascal Dusapin a tétanisé l’Opéra Garnier

Paris. Opéra national. Palais Garnier. Jeudi 3 avril 2025 

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Le onzième opéra de Pascal Dusapin, Il Viaggio, Dante, à l’instar de Perelà, uomo di fumo (2003) et d’une partie de Passion (2008), se fonde sur un texte en langue italienne, cette fois inspiré par son chantre le plus universel de l’ère médiévale, Dante Alighieri. Servi par une distribution engagée, le compositeur français est si fasciné par le verbe dantesque, qu’il en souligne les élans par un orchestre de magiciens virtuoses tandis que le chant reste toujours proche de la déclamation, comme pour en préserver la clarté et en magnifier les aptitudes naturelles au lyrisme.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Opéra en un prologue et sept tableaux créé le 8 juillet 2022 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, son commanditaire avec l’Opéra de Paris, l’Opéra de Saarbrücken et les Théâtres de la ville de Luxembourg, Il Viaggio, Dante s’appuie sur un livret de Frédéric Boyer, antérieurement signataire de celui de Macbeth Underworld créé en 2019 au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, inspiré cette fois du poème épique et allégorique Divina Commedia (Divine comédie, 1303-1321) de Dante Alighieri (1265-1321) écrit en dialecte toscan que les auteurs de l’opéra ont préservé. Ces derniers ont élaboré une dramaturgie où Vita nova de forme autobiographique narrée par le personnage-titre dédoublé, le jeune Dante dialoguant avec l’homme mûr qu’il va devenir dans la Divine Comédie, avec pour fil conducteur les réminiscences de Béatrice. Ce voyage, qui se présente comme une errance mentale, est à la fois descente aux enfers et plongée dans l’âme humaine, que Dante explore dans son propre texte tandis que les épisodes de sa vie qu’il rappelle le mènent à sa condamnation au bûcher. Familier de Dante et de sa Divine Comédie dont il s’est inspiré dans Passion créé à Aix-en-Provence en 2008, après Comœdia pour soprano solo et six instruments en 1993, Pascal Dusapin qualifie Il Viaggio Dante, qui amalgame opéra profane et oratorio sacré, d’opératorio, terme qu’il a précédemment utilisé pour La Melancholia créé au Théâtre du Châtelet en 1992. Le prologue, à la façon de Lulu d’Alban Berg, est confié à un narrateur, qui s’exprime ici à l’aide d’un micro sur pied qui introduit l’opéra en tant que tel et ses sept (chiffre divin) tableaux intitulés respectivement Le départ, Chant de deuil, Les Limbes, Les neuf cercles de l’Enfer, Sortir du noir, Purgatoire et Paradis.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Amoureux de la langue italienne, plus spécifiquement de l’idiome toscan, Pascal Dusapin, ex-pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, veille attentivement à la compréhension du texte en évitant notamment de le faire chanter à l’excès pour ne pas risquer d’affecter la clarté de son expression, le seul personnage à qui est réservée une vocalité véritablement lyrique étant celui de la muse du poète, Béatrice. Tout en fait est exprimé par l’orchestre de trente-neuf musiciens d’une densité, d’une flexibilité et d’une plastique sonore extrêmes, tandis que le chœur, qui compte à peu près le même nombre de membres que l’orchestre, est fondu avec les instrumentistes dans la fosse où il s’expriment comme un murmure venant des profondeurs, le tout créant une atmosphère étrange faite de climats sonores mystérieuse et de détresse saisissante, trahissant les tourments de l’ultime voyage de Dante, qui se situe entre la vie et la mort.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéa national de Paris

Associant le film noir et le music-hall, Claus Guth invite le spectateur à un voyage intérieur d’un homme qui, victime d’un accident, s’éveille au souvenir de sa vie et de la femme aimée, en une succession de tableaux évoquant l’univers du cinéaste David Lynch, le metteur en scène allemand soulignant ainsi le tragique propre au doute ahurissant du poète confronté à sa propre existence, peuplée de regrets, d’angoisses et d »appréhensions. L’essentiel du décor d’Etienne Pluss sert d’appui à la projection d’une vidéo omniprésente de Roland Horvath qui introduit l’action dans un couloir lugubre où Dante suit Virgile au bout duquel ils retrouvent des damnés aux comportements déviants, avant de cheminer vers une vaste salle de spectacle défraîchie où s’animent les âmes en peine. Les cercles que traverse Dante s’apparente à des numéros de cabaret aussi inquiétants qu’étranges lorsque se fait entendre la voix sardonique du truculent Dominique Visse, fulminant en travesti flétri.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Bernd Uhlig, Opéra national de Paris

Narrateur vêtu de blanc miroitant à la façon de Monsieur Loyal, la basse génoise Giovanni Battista Parodi s’exprime avec un micro sur pied réglé de façon un peu trop puissante pour l’équilibre vocal général du plateau. Puissant et noble, le baryton suédois Bo Skovhus, qui succède à Sébastien Bou titulaire du rôle à Aix, est un Dante vieillissant particulièrement bouleversant tant le tourment qui l’habite est patent, si bien que l’on fait rapidement abstraction de sa voix, qui n’a plus la consistance et la vaillance d’antan. Outre l’indestructible contreténor français Dominique Visse déjà cité, l’on retrouve de la distribution aixoise la mezzo-soprano allemande Christel Loetzsch en double de Dante, vaillant et généreux, tandis que face à ce Dante dédoublé la soprano britannique Jennifer France est une Béatrice impétueuse. En guides de Dante, le personnage de sainte Lucie est tenu par la soprano colorature grecque Danae Kontora aux aigus vertigineux, et celui de Virgile revient au baryton-basse états-unien David Leigh aux graves profonds.

Pascal Dusapin (né en 1955), Il Viaggio, Dante
Photo : (c) Ber,d Uhlig,; Opéra national de Paris

Dans la fosse également, l’on retrouve un autre protagoniste de la création aixoise, Kent Nagano, également présent à Paris pour y diriger entre deux représentations de l’ouvrage de Pascal Dusapin une version concertante de Siegfried de Richard Wagner à la Philharmonie de Paris. Le chef états-unien, qui apprécie particulièrement la création contemporaine (il fut un temps directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain entre Péter Eötvös et David Robertson), communique pleinement l’angoisse existentielle qui émane de l’œuvre, insufflant à la partition les sourds et troubles bourdonnements provenant de l’Enfer, les couleurs ténébreuses de l’orchestre étant amplifiées par la présence d’un orgue et de l’électronique assurée par le fidèle collaborateur du compositeur Thierry Coduys dont les sonorités graves forment un contraste singulier avec celles aux contours célestes du glass harmonica. Ample et coloré, doué d’une vie intérieure luxuriante, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris intensifie le climat de tristesse qui émane à flot continu de la partition.

Bruno Serrou

jeudi 3 avril 2025

Le compositeur François-Bernard Mâche, magicien de la musique, des langues et de la nature, a 90 ans le 4 avril 2025

François-Bernard Mâche (né en 1935), chez lui, à Paris
Photo : DR/Archives personnelles du compositeur

La génération de dix ans antérieure à celle des Luigi Nono, Bruno Maderna, Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen est souvent considérée, y compris par ceux qui en font partie, comme une « génération sacrifiée » car prise en sandwich entre les « sériels » ou « Ecole de Darmstadt » et les « spectraux » ou « musique liminale » selon l’expression de Gérard Grisey, initiateur de cette dernière. En revanche, au sein de cette « génération perdue », l’un de ses éléments les plus éminents en France, François-Bernard Mâche (né le 4 avril 1935), à qui Pierre Schaeffer (1910-1995), fondateur du GRM (Groupe de Recherche Musicale dont il sera lui-même le directeur quelques mois) mit le pied à l’étrier, tandis que parmi ses aînés, il sera un proche d’Iannis Xenakis (1922-2001), à la mort de qui il succéda en 2002 à l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France. En voici un portrait tracé selon une forme adoptée à la demande du magazine espagnol Scherzo paru dans le numéro de janvier dernier 

François-Bernard Mâche (né en 1935)
Photo : DR

A 90 ans ce jeudi 4 avril 2025, toujours aussi actif malgré le temps passé, François-Bernard Mâche reste l’un des compositeurs les plus originaux et novateurs de notre temps. Sa préoccupation centrale est le langage sous toutes ses formes, humaines, animales, minérales, végétales, urbaines, industrielles… Au cœur des controverses esthétiques, ayant mené de front création musicale et travaux universitaires, irrigant les premières de son travail de chercheur en linguistique et en musicologie, le compositeur a été invité dès 1965 par Hermann Scherchen dans son studio de Gravesano en Suisse, puis dans une trentaine de pays, Pologne, Iran, Finlande, Grèce, Israël, Japon, Argentine, Etats-Unis, Chine, Mexique, Corée du Sud, Bali entre autres. Sa musique d’orchestre est dirigée par des chefs tels que le japonais Hiroyuki Iwaki, le polonais Witold Rowicki, les français Roger Albin, Charles Bruck, l’allemand Michael Gielen, le finlandais Esa-Pekka Salonen, le vénézuélien Gustavo Dudamel…

François-Bernard Mâche à l'UPIC fondé par son ami Iannis Xenakis
Photo : DR

Né à Clermont-Ferrand, dans le centre de la France, le 4 avril 1935 dans une famille de musiciens, archéologue, linguiste, François-Bernard Mâche est le parangon de l’homme cultivé. Musicien, il a conçu les notions de « zoo-musicologie » et de « phonographie » dans les années 1960, et il a été le premier à réaliser en France une œuvre de nature « spectrale » en transcrivant à l’orchestre en 1964 les sonorités d’un poème de Paul Eluard récité par son auteur. Il est surtout l’initiateur du courant « naturalisme sonore » né en 1970, année où il a introduit le concept d’archétype au cœur de sa réflexion. Héritier de trois générations de musiciens, il a effectué ses premiers essais de composition à l’âge de huit ans, et il est devenu l’élève d’Emile Passani au conservatoire de sa ville natale, puis d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris. Il se revendique aussi de Claude Debussy et d’Edgar Varèse. Intellectuel authentique, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (ENS), institut universitaire le plus réputé de France, diplômé d’archéologie grecque, agrégé de lettres classiques, Docteur ès musicologie, passionné de cultures orientales, d’ornithologie, d’anthropologie et de plongée sous-marine, membre fondateur du Groupe de Recherche Musicale (GRM), producteur d’émissions de radio, ses goûts l’ont conduit à mener de front plusieurs carrières. Farouche indépendant, ce qui l’a incité à se consacrer à l’enseignement scolaire puis universitaire enfin à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), spécialiste du langage, particulièrement des langues rares et éteintes, il a élaboré une théorie et une méthode personnelles de composition centrées sur les notions de modèle et d’archétype auxquelles il associe la nature, les instruments acoustiques et l’électronique qui gouvernent l’essentiel de ses deux cents œuvres.

« Tel un peintre, j’ai caressé l’utopie d’entrer non pas dans mon tableau mais dans ma musique, confie François-Bernard Mâche, c’est-à-dire de considérer que je vis dans un monde qui peut être écouté comme une musique, et que, si je parvenais à l’écouter comme telle, je n’aurais plus besoin d’en faire, puisque je la vivrais. Mais c’est pure illusion, parce que nous ne sommes pas là pour contempler le monde, mais aussi pour agir. Il nous faut donc veiller à ce que cette action ne soit pas seulement destructrice et que l’on puisse réaménager le monde sans que notre action soit irréversible. » L’une des originalités les plus marquantes de Mâche est d’avoir associé dès ses débuts acoustique et électronique, tant et si bien qu’il est difficile de le situer sur l’échiquier de la création musicale, ou de l’associer à quelque groupe ou courant que ce soit, même s’il s’est lui-même intégré au sein du GRM dès 1958, et bien qu’il soit souvent situé à la source des naturalistes. « Je pense, dit-il, que l’important n’est pas de me mettre dans un tiroir, mais de me laisser dehors. Quant à avoir un style, j’aimerais que ce soit le cas, parce que s’il est un élément qui compte, c’est bien le style. Mais, considérant ma démarche fondée sur une curiosité et des explorations multiples, s’il y a un style Mâche, cela ne se saura qu’après ma mort, tant j’essaie d’intégrer d’éléments hétéroclites. » Parmi ses multiples explorations esthétiques figurent les modèles linguistiques. Dès 1959 dans Safous Mèlè, il transpose instrumentalement la structure phonétique d’un poème grec. Il fait également œuvre de pionnier en 1964 dans Le son d’une voix avec l’analyse par sonogrammes pour élaborer une écriture instrumentale préfigurant l’école spectrale. Depuis, il a exploité le potentiel musical d’une quarantaine de langues rares ou disparues, et proposé des méthodes d’analyse structurale inspirées par ses études de linguiste. Autre modèle récurrent dans sa création, celui inspiré par son attrait pour les cultures musicales extra-européennes. Dès 1970, avec Kemit et surtout après un voyage d’études dans le sud-est asiatique en 1972, il s’y réfère jusque dans les titres de ses œuvres, Korwar, Naluan, Maraé, Tembouctou, Guntur Madu, Chikop. Les modèles les plus insolites dont Mâche s’est emparé sont les sons bruts enregistrés qui l’ont conduit à se définir comme chef de file d’une esthétique dite « naturaliste ». Il intègre en effet souvent des sons élémentaires ou d’animaux dans une écriture instrumentale au sein de laquelle il les fond. Cet effacement délibéré des frontières entre nature et culture apparaît en 1969 dans des œuvres comme Rituel d’oubli, où les bruits sont transcrits et intégrés dans la partition, à l’instar de La Ville sonore (1971). Enfin, son activité d’helléniste fait qu’il se réfère fréquemment à la mythologie grecque, avec des partitions comme Danaé, Andromède, Kassandra, Styx, Khnoum, l’Estuaire du temps, Tanaris. Il a théorisé l’ensemble de ses travaux dans deux livres, Musique, mythe, nature publié en 1983, 1991 et 2015, et Musique au singulier en 2001. Deux ouvrages qui présentent les démarches qui font de lui une figure originale dans l’histoire de la musique.

François-Bernard Mâche
Photo : DR/Source Cirm

Due à son intérêt pour l’Antiquité, l’étude des lettres classiques, plus spécifiquement grecques, n’avait à l’origine rien de musical. Lorsqu’il passe son diplôme d’Etudes supérieures d’archéologie, il enseigne à l’Université de la Sorbonne comme assistant de l’archéologue Pierre Demargne (1903-2000) pour un cours consacré au portrait grec. « Ce n’est que plus tard que je réussirai à faire plus ou moins converger mes deux penchants, convient-il. Il m’a malheureusement fallu sacrifier, et tout n’a pas été agrégé dans une personnalité cohérente. » 1958 est pour Mâche une année charnière. Il passe en effet son agrégation ès lettres classiques, se présente au concours d’entrée au Conservatoire de Paris dans la classe de Messiaen et fait ses débuts au GRM tout juste fondé par Schaeffer. Se séparant de Pierre Henry, ce dernier cherchait à réunir une nouvelle équipe, mais peu de candidats se présentaient l’avant-garde officielle et son représentant le plus actif, Pierre Boulez, ayant décrété que la musique concrète était sans importance, la voyant comme du bricolage. Si Mâche ne se tourne pas vers ce dernier, c’est parce qu’il considérait que ce que Boulez pouvait lui offrir était une discipline intellectuelle, ce qu’il avait déjà reçu en abondance comme universitaire. « Pour faire de la musique, j’avais beaucoup plus besoin de liberté, de fantaisie que de rigueur. Même si la musique concrète était de l’amateurisme, ce qui était exagéré car ce que j’y entrevoyais était beaucoup plus ce dont j’avais besoin. La rencontre avec Messiaen a été capitale parce qu’il m'apparaissait à la fois comme le véritable fondateur du néo-sérialisme, avec son Mode de valeurs et d’intensités qui a été pris pour référence par l’avant-garde ouvrant ainsi de véritables pistes sur lesquelles ses cadets se sont engouffrés, et parce qu’il avait une autre piste, les chants d'oiseaux, qui me paraissait un peu aberrante à l’époque, mais qui lui avait permis de créer une écriture originale. » Par ailleurs, le GRM représentait pour Mâche l’exploration d’un monde inconnu qui, à l’époque, était inenvisageable avec des moyens personnels. Pas question en effet d’avoir un studio chez soi, le matériel nécessaire étant alors loin d’être miniaturisé. Seules trois institutions permettaient de travailler dans ce domaine, le Studio de musique concrète à Paris, le Studio de musique électronique à Cologne, et, à Milan, le Studio di fonologia musicale.

C’est à la radio, adolescent, que François-Bernard Mâche découvre la musique concrète. Sa curiosité éveillée, il achète deux disques de la collection Musique concrète. « Je me revois encore dans la cabine du disquaire écoutant ces enregistrements avant de les acheter. Le vertige m’a saisi en entendant pour la première fois un son inversé, l’attaque arrivant après la résonance. Il s’y trouvait un monde sonore nouveau qu’il me fallait explorer, et je me suis rendu chez Pierre Schaeffer en février 1958 après m’être présenté à Pierre Henry. Michel Philippot, Jean Barraqué, Isabelle Chandon et Philippe Arthuys étaient également là, travaillant sur les applications au film, au théâtre et au ballet. Ils étaient heureux que des jeunes s’intéressent à leurs recherches, parce que l’on ne se bousculait pas pour les rejoindre. Le GRM s’est constitué autour de Schaeffer avec Luc Ferrari, Odile Vivier, Ivo Malec et moi. Il s’y ajoutait des gens de passage, souvent remarquables. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Iannis Xenakis. » La classe de Messiaen conduit Mâche à développer son appétence. Avec Messiaen tout pouvait devenir musique. Le maître était prêt à admettre que tout bruit peut se faire musique, si bien qu’il encourageait les recherches de la musique concrète. « Son ouverture aux autres cultures a marqué ma vie entière, convient Mâche, et j’ai voulu aller plus loin, notamment avec la culture balinaise. Il ne faisait pas davantage d’analyses fouillées des musiques indienne et tibétaine. Les données qu’il utilisait provenaient d’encyclopédies et de listes de rythmes. Il en a tiré un catalogue de formules qu’il a intégrées à son langage. De même, pour les chants d’oiseaux qu’il faisait voisiner avec des rythmes grecs, indiens ou des formules arithmétiques particulières. » Messiaen s’intéressait à son élève pour son activité d’helléniste, l’incitant à parler de métrique grecque dont il avait une vision arithmétique et qu’il employait dans une terminologie désuète, comme les « vers logaédiques ». Si Messiaen n’a jamais composé sur des vers grecs, Mâche a aidé Xenakis qui travaillait sur Eschyle en le guidant dans la scansion grecque qu’il maîtrisait car indispensable pour l’agrégation. Mais l’exemple de Messiaen lui a appris à ne pas tenir compte de la précision scientifique sans pertinence. « J’étais chez Messiaen pour aviver mon sens de l’imaginaire. Il en est ainsi de tout ce que j’ai entrepris, même lorsque je pouvais entreprendre une approche plus authentique. Pour un compositeur, la légende est plus forte que l’histoire. Par bonheur, Messiaen parlait parfois de sa musique à sa classe, dont son Catalogue d'oiseaux. Mesurant l’importance de cette séance, j’avais apporté mon magnétophone. Je crois que c’est le seul cours de Messiaen qui ait été enregistré, et j’ai déposé ce document aux archives du GRM. Ses chants d’oiseaux m’agaçaient, comme son langage trop bien-pensant autour des ’’petits messagers du ciel’’, son côté saint François d’Assise. Si bien que j’ai fait l’impasse sur les oiseaux, et je me suis intéressé aux grenouilles. Ces dernières me paraissaient en effet beaucoup plus richement dotées, leurs polyrythmies m’intéressaient plus que les mélodies des oiseaux. Pendant dix ans, j’ai laissé les volatiles dans leur cage jusqu’à ce que je réalise que Messiaen n'avait pas tout dit sur eux. » Pendant une décennie, Mâche s’est refusé de se servir de chants d’oiseaux autres que percussifs et discordants, particularités que Messiaen avait peu utilisées. Si bien que Mâche choisit d’explorer le monde des grenouilles et des insectes. Mais il finira par changer d’avis en mesurant combien, dans le monde animal, les chants d’oiseaux sont les plus variés. Accédant à des enregistrements de baleines, Mâche est le premier à les intégrer dans sa musique, en 1972, dans Korwar. Néanmoins, pour Mâche les oiseaux sont supérieurs en tout, particulièrement dans les dimensions majeures de la culture que sont l’innovation et la transmission. En effet, pour qu'il y ait vie culturelle, la première est vitale, car une culture qui se contente de reproduire des recettes est fatalement en voie d’extinction. La seconde est aussi indispensable, parce qu’une culture qui se veut vivante mais qui n’attire pas l’adhésion des jeunes générations est vouée à une disparition rapide. Or, il se trouve dans le monde des oiseaux l’innovation est collective, avec par exemple des accents et un vocabulaire régionaux pour une même espèce. La transmission est plus individuelle, c’est pourquoi les amateurs d’oiseaux, en Chine comme en Flandres, organisent des auditions de leurs meilleurs chanteurs en vue d’améliorer les performances des individus moins doués. Les oiseaux sont ainsi d’authentiques inventeurs, malgré les limites dues à la syntaxe propre à l’espèce et à une communauté de sonorités. La force de la transmission peut se manifester de façon telle que, comme chez l’homme, l’adoption dès la petite enfance d’une langue apprise peut être plus forte que toute sollicitation naturelle.

François-Bernard Mâche au Festival Messiaen au Pays de La Meije en juillet 2015
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est au Festival de Bilthoven, en Hollande en 1959, que François-Bernard Mâche a fait jouer en public son opus 1. « Ce qui m’a étonné, parce que je ne savais pas encore si j’étais un grotesque amateur ou un apprenti compositeur véritable. » Puis le GRM a programmé sa première pièce électroacoustique, Prélude, à Paris. Après un premier échange au GRM, c’est à Darmstadt qu’il a sa première vraie rencontre avec Xenakis, qui lui est apparu tel un loup doté d’une volonté délicieuse de convaincre. Seule la mort devait les séparer… « Il a été très explicite quant à sa démarche, se souvient Mâche, et ce qu’il disait me fascinait, notamment sa critique du sérialisme qu’il reprenait telle qu’il l’avait faite dans son article La crise de la musique sérielle publié alors que le sérialisme était à son acmé. En 1954, l’émergence de Xenakis a été un phénomène fulgurant. Xenakis ne cessera d’explorer de nouveaux mondes sonores. Il n’était pas un mathématicien, mais un tragique. Ce qu’il n’admettait pas, disant, en bougonnant : ’’Bon, si l’homme est tragique, sa musique l’est aussi.’’ Connaissant son histoire, je savais qu’il était profondément marqué par ses expériences traumatisantes, et qu’il avait besoin des mathématiques pour les rendre aussi anodines que des lois physiques et entrer dans l’ordre du Cosmos. La première œuvre de musique concrète qui me soit apparue comme un chef-d’œuvre a été son Diamorphoses. » Ce qui les a d’emblée rapprochés est le fait que Mâche pouvait s’exprimer en grec, ce qui permettait à Xenakis de s’adresser à lui dans sa langue natale. Il portait encore en lui les séquelles du traumatisme qui l’avait défiguré, et il se trouvait dans une situation sociale délicate, car sans passeport et avec des papiers d’apatride. « Eperdu d’admiration pour la Grèce depuis 1954, rappelle Mâche, j’avais le sentiment que cette langue que je croyais morte était vivante. La découvrir sur place a constitué une sorte de quête archéologique puisque je pouvais mesurer à quel point des phrases entières sont parfois identiques en grec ancien et moderne. Globalement, les deux idiomes sont très différents, mais il se trouve des points de convergence comparables à ce qui se trouve entre la langue française médiévale et celle d’aujourd’hui. Outre le grec, nous partagions les mêmes fascinations. S’il appréciait Edgar Varèse, c’est parce que, comme moi, il estimait son archaïsme. Il aimait prendre les choses à leur naissance plutôt que dans leur plein épanouissement. Plus l’époque était archaïque, plus il l’appréciait. Lorsque, peu après son déchiffrement, je lui ai parlé du linéaire B, le syllabaire grec mycénien, il s’est montré intéressé au point qu’il l’utilisera pour la rédaction de son programme ou « porogarama » du Polytope de Mycènes. »

Après Prélude, François-Bernard Mâche compose Volumes où il intègre la mixité. Caractéristique qui le singularise de ses utopistes collègues du GRM qui partageaient l’idée que la musique électroacoustique remplacerait l’acoustique parce qu’elle permet de contrôler tous les paramètres du son en échappant aux aléas de l’interprétation. Concept auquel Mâche n’a jamais adhéré, pensant que la musique électroacoustique ne devait pas ambitionner davantage qu’être un appoint ou un alliage. Dans Volumes, il se sert d’instruments enregistrés, notamment de clavecins. Mais l’électroacoustique lui offrait la possibilité d’envisager l’impossible, comme un  orchestre de dix clavecins et trente-six bassons. Il a enregistré l’ambitus d’instruments rares, comme le saxophone contrebasse, a fait venir un clavecin pour l’enregistrer alors qu’il improvisait dessus. Il a ainsi pu manipuler des matériaux sonores issus du monde acoustique, mais auxquels ce dernier ne lui permettait pas d’accéder en direct. Pour Mâche, la partie enregistrée des œuvres mixtes doit être conçue en premier, car elle ne peut pas être corrigée aussi aisément que l’acoustique. Il part donc souvent des enregistrements qu’il entend utiliser, commençant par le montage de la bande, prévoyant les interruptions nécessaires aux interventions instrumentales. La combinaison des deux matériaux de l’œuvre impose la transcription. « Je ne fais pas de fond ou de paysages sonores, même pour mes œuvres aux sources les plus réalistes, et j’utilise la transcription pour que les sons sortant des haut-parleurs soient identifiés avec précision. Cette exactitude est indispensable, puisque je cherche à créer des timbres hybrides qu’il serait impossible de distinguer si le son provenait de l’électronique, de l’acoustique, ou des deux à la fois. La transcription doit avant tout servir à la synchronisation avec le musicien. Il m’est arrivé de faire des transcriptions si précises qu’elles se sont révélées peu exploitables par l’instrumentiste. Il s’est passé la même chose pour Bartók avec les chants folkloriques : ses transcriptions sont si précises qu’elles intéressent certes le musicologue, mais personne ne peut les chanter en partant d’elle seule. Dans les œuvres où j’utilise des chants d’oiseaux, il m’a fallu transcrire ces derniers, mais, aujourd’hui, nous disposons d’outils qui facilitent ce travail, débroussaillant le terrain de façon automatique, et il ne reste plus qu’à comparer avec ce que l’oreille entend effectivement. Au tournant des années 1960-1970, cet outil n’existait pas. »

Iannis Xenakis et François-Bernard Mâche
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L’imaginaire de Mâche l’incite à attribuer au verbe quantité de fonctions musicales. Bruit de la nature parmi d’autres, ou complexe comme les chants d’oiseaux, l’analyse de sa structure le passionne. Il met entre parenthèses sa fonction de communication, éliminant généralement son aspect sémantique. Autre démarche de Mâche, il observe qu’en matière linguistique, catégories et outils d’analyse sont extrapolables à la musique. Ce qu’il a essayé de faire au début des années soixante avec le programme de recherches qu’il a soumis à Pierre Schaeffer autour de l’analyse structurale. Démarche qu’il reprend au début des années 1970, alors qu’il est déjà l’auteur de Safous Mélè (1959), où il a transcrit instrumentalement, phonème par phonème, le texte de Sappho chanté en même temps, puis dans La Peau du silence (1960-1962, 1966, 1969), dont la partie centrale est la transposition phonétique d’un poème grec moderne de Georges Seféris. Il s’est fixé plusieurs systèmes de transcription où chaque consonne est représentée par un même son de percussion. Les voyelles sont figurées par des agrégats changeant en fonction de la voyelle de la syllabe précédente et de la suivante. Cette matrice récursive représentait de façon métaphorique les modifications d’une syllabe dans l’articulation naturelle selon son environnement sonore. Il a ainsi adopté une systématisation dérivée du langage, qu’il envisageait comme une grande métaphore structurelle. Il lui est aussi arrivé, comme dans le mouvement central de La Peau du silence, d’intégrer le débit de sa propre élocution. Ici, ce ne sont plus seulement les structures du langage qui sont assimilées, mais la parole. « J’ai poussé cette démarche à l’extrême dans Le Son d’une voix (1964) sur un poème de Paul Eluard, pour ses répétitions et son attrait sonore, rappelle-t-il. J’ai réalisé pour l’occasion des sonagrammes de chaque vers, que je prononçais sur un rythme que je jugeais adapté, et je me suis fixé un système de transcription de ces sonagrammes, qui ont pris la forme d’une écriture instrumentale. » Cette pièce peut être considérée comme une préfiguration du courant spectral, comme le reconnaîtra l’un de ses initiateurs, Michaël Levinas.

Le langage a souvent été une source de l’imaginaire de Mâche, soit dans ses dimensions structurelles, soit dans sa réalité physique, et la parole reste l’un de ses modèles privilégiés. Il se fixe néanmoins pour limites le moment où les dimensions structurelles du langage pourraient le ramener à une combinatoire de type sériel, ce qu’il refuse, parce que, s’il atteint un niveau d’abstraction qui conduit de nouveau à composer avec des notes et non plus des sons, il s’écarte de la démarche qui l’attire le plus. Le sonagramme du Son d’une voix représente les trois dimensions du son. Le graphique présente le développement du temps, les registres du grave à l’aigu, et l’image étant plus ou moins sombre selon l’intensité, les trois dimensions du son sont représentées. « Lorsque j’ai commencé à analyser le langage à l’aide d’un sonagraphe, j’ai fait des découvertes que je n’aurais pu faire à l’oreille. La première est que l’intensité réelle des consonnes est presque toujours beaucoup plus faible que celle des voyelles, alors que nous avons l’impression que la consonne est la charpente, le squelette du langage, et que du coup leur percussion doit être plus intense. Or, les occlusives P, T, K, sont à peine perceptibles, ne laissant que de petites traces, généralement blanches, parce que l’occlusif est en fait un silence avant l’arrivée brutale du son. Autre facteur d’étonnement, l’allure de certaines consonnes, les sifflantes, qui ont un comportement analogue à ce que l’on appelle les semi-voyelles. Un « l », par exemple, se comporte à l’image comme une voyelle, et quand on écoute et apprend certaines langues, on repère des « l » et des « r » voyelles. C’est donc ainsi que j’ai découvert des éléments d’ordre linguistique et rythmique. J’analysais le texte phonème par phonème et je transcrivais un rythme propre à l’élocution selon mon articulation. Considérant le rythme, au lieu de le garder dans le même tempo que celui de la récitation du poème, je l’agrandissais à l’aide d’un microscope sonore qui me permettait d’entrer dans les détails les plus fins de la parole prise comme modèle. Cette démarche correspond à ce qu’allait développer la musique spectrale. »

François-Bernard Mâche chez lui, dans sa maison dessinée par Iannis Xenakis sur l'île grecque d'Amorgos, entouré de sa femme Marie-Luce Mâche et du musicologue grec Pavlos Antoniadis
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Dans Rituel d’oubli (1968), Mâche intègre pour la première fois des sons bruts sans manipulation. S’y trouvent un lion aussi brut que celui de la Metro Goldwyn Mayer, et un orchestre brut lui aussi. Cette œuvre se présente comme une pièce baroque sur les bruits du monde. On entend des bruits de guerre, de piscine, deux langues mortes ou presque. L’une provient de la Terre de Feu sur laquelle la partition se conclut, le selk’nam. Les Selk’nams, que l’on appelle aussi Onas, sont des Indiens de Patagonie qui ont été exterminés à la mitrailleuse par des chasseurs de prime argentins au début du XXe siècle. Il restait de cette tribu une chamane dont Mâche utilise la voix. Il utilise aussi la langue des Indiens Guayakis du Paraguay qui ont été placés dans des camps de concentration où ils achèvent de perdre leur culture. « J’y intègre les enseignements de Messiaen et de Schaeffer tout en leur tournant le dos, insiste Mâche. Messiaen n’a jamais intégré d’enregistrements d’oiseaux dans sa musique, et Schaeffer n’a pas considéré légitime la démarche consistant à exploiter des sons naturels sans les manipuler. J’étais en contravention avec l’un et l’autre, tout en suivant, à ma façon, certaines de leurs pistes. J’intégrais en effet pour la première fois dans l’écriture instrumentale des sons bruts reconnaissables, pariant sur le fait que, selon le contexte, ils prenaient un sens différent. » L’œuvre s’ouvre sur un cri de calao, gigantesque oiseau tropical qui fait des sons très rauques et répétitifs. Ce calao s’enchaîne à l’instrument peut-être le plus ancien du monde, le rhombe, qui, produisant un son rauque et répétitif, accompagnait des cérémonies en Afrique, en Australie et dans les grottes de nos ancêtres du paléolithique.

En 1972, avec Kowar pour clavecin et bande, Mâche intègre le composite du cabinet de curiosités, avec la volonté d’affirmer l’unité sonore de l’univers à travers des éléments aussi extrêmes qu’un clavecin, des cochons et des baleines. Korwar s’achève sur des sons de baleines au milieu de la mer, rejointes par des crevettes qui menacent les intruses représentées par un hydrophone. Mâche mêle le crépitement des crevettes à de la pluie et qui finit par les confondre avec le crépitement des sautereaux du clavecin. Puis un son émerge timidement du silence, de petites notes de clavecin d’abord sans amplification qui, comme un animal retrouvant son champ après la pluie, prolifèrent en toccata au crescendo démoniaque. Mâche obtient cet effet en démultipliant le clavecin en direct par deux enregistrements de l’instrument, l’un descendant vers le grave, l’autre montant dans l’aigu. C’est ainsi qu’est finalement né un trio de clavecins, l’un réel, les deux autres virtuels.

François-Bernard Mâche en quête de sons de la nature dans les Alpes
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En 1980, Mâche compose Quatre phonographies de l’eau, vingt ans après avoir lancé le terme à la suite de la découverte des films de Walter Ruttmann (1887-1941), pionnier du cinéma abstrait qui a réalisé des films pour l’oreille en s’appuyant sur les capacités du cinéma parlant. Ce procédé était tombé dans l'oubli jusqu’à l’apparition de la musique concrète, qui repartait du bruit. Mais Schaeffer n’était pas partisan de cette relation, son idée principale étant de faire oublier l’origine des sons utilisés, a contrario de Wochenende de Ruttmann qui revendique cette origine et conte une histoire avec les seuls sons. Mâche a pensé qu’il était possible de faire de la musique concrète l’équivalent de la photographie, un art authentique. Luc Ferrari (1929-2005) l’a fait avant lui dans ses paysages nommés Presque rien. En 1960, Mâche se contente d’en évoquer la possibilité, l’utilisant aussi dans Rituel d’oubli. Il adopte cette démarche dans Quatre phonographies. Chacune porte un titre inspiré par l’eau ou ses habitants : Ianassa, divinité grecque secondaire qui signifie « la dame violette », prête son nom à la pluie ; Proteus, dieu marin qui prend toutes les formes imaginables, correspond ici à une variété de sonorités d’amphibiens ; avec Regmin, ce sont les brisants de la mer ; Speio est une nymphe des grottes marines. Ces enregistrements ont été réalisés en Grèce, mais l’entrée de la grotte étant trop basse, Mâche n’a pu y pénétrer que la mer apaisée, et pour y faire entrer un magnétophone, il lui a fallu le placer sur un kayak qu’il a poussé tout en évitant de mouiller le micro. Quatre phonographies utilise des sons naturels sous forme de paysages recomposés, mélanges, tuilages, manipulation.

Couverture du livre d'entretiens paru aux Editions Michel de Maule en 2006

En 1986, Mâche présente Uncas comme « la mort du langage », illustrant le fait que de nombreuses langues meurent chaque année. Le titre Uncas est le nom du pénultième Mohican, héros du roman de James Fenimore Cooper (1739-1851). Tous les ans, des langues s’éteignent, et Mâche tenait à terminer l’œuvre en montrant que leurs spécificités se dissolvent dans l’indifférenciation de l’expression, se mettant à ressembler à un chant d’oiseau. Le compositeur a développé pour cette pièce un dispositif d’échantillonneurs dont l’un, le DHM Publison, surnommé The French Infernal Machine aux capacités étonnantes, l’une consistant à faire entendre un son à l’envers après qu’il soit entré à l'endroit, tandis qu’un clavier harmoniseur multiplie la voix. Dans Uncas, Mâche utilise un déclencheur en temps réel mû par un dispositif analysant instantanément le son d’une syllabe parlée, sa hauteur moyenne, pour envoyer un signal Midi correspondant à cette hauteur, et restituer en temps réel le son préalablement programmé associé à cette syllabe. Cela déroule à une telle vitesse que l’oreille croit que l’action est simultanée. La mort du langage conduit à des onomatopées qui ramènent l’homme à un bredouillage de chant d’oiseau. On y entend aussi un récit de chasse inuit, du tchérémisse, langue finno-ougrienne de populations de l’Oural, ainsi que des langues quasi mortes comme le lude, le dargwa, ou le kawi, dialecte liturgique balinais. Ces idiomes rares ou particuliers sur le plan phonétique composent une symphonie à la gloire des langues et leur diversité, et expriment l’inquiétude du compositeur quant à leur mort annoncée. L’extinction des langues est un phénomène réel, à l’instar de la mort des musiques…

Bruno Serrou

1) Ce texte puise une part de sa teneur dans le livre d’entretiens adapté de l’interview filmée de onze heures que j’ai menée pour l’INA (Institut national de l’audiovisuel) avec François-Bernard Mâche (voir https://entretiens.ina.fr/entretien/39/francois-bernard-mache/video/), publié en octobre 2006 sous le titre De la musique, des langues et des oiseaux par les Editions Michel de Maule en coédition avec l’INA et la SACEM