samedi 31 août 2024

Georgia Koumentakou (violon) et Marion Deschamps (flûte) ont brillamment conclu le festival Musicorum de Bruxelles pour jeunes musiciens de talent

Bruxelles. Festival Musicorum. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Salle des concerts. Vendredi 30 août 2024

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Voilà tout juste un an, je publiais dans ces colonnes le compte-rendu d’un concert où je venais de découvrir au plus chaud de l’été le talent extraordinaire d’une toute jeune violoniste belge d’origine gréco-polonaise de onze ans, Georgia Koumentakou (1), dans le cadre d’un récital avec le pianiste Philippe Ivanov (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/08/georgia-koumentakou-violoniste-de-onze.html). Son succès fut tel que les organisateurs de la manifestation bruxelloise fondée en 1986 par l’abbé Jacques Van der Biest et animée avec passion par Marjana Mandi avec la collaboration pour la programmation de la pianiste de renom Eliane Reyes l'ont réinvitée, cette fois comme Premier Prix moins de treize ans du Concours Breughel 2024, manifestation partenaire du festival qui invite chaque année le vainqueur lors de son concert de clôture. Contrairement à sa prestation de 2023, ce n’est pas « en sonate » qu’elle se produisait dans le cadre de ces concerts de midi d’une cinquantaine de minutes mais « en concerto » avec orchestre, partageant l’affiche avec une flûtiste belge de trois ans son aînée, Marion Deschamps.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

En douze mois, Georgia Koumentakou a acquis une maturité saisissante. Sa personnalité est toujours aussi solaire, son tempérament lumineux, sa technique étincelante de naturel et de précision, son jeu éblouissant, le tout au service d’une musicalité d’une profondeur, d’une générosité, d’une spontanéité qui dit la maturité de cette jeune musicienne et son envie de partager son art avec le plus grand nombre. Avec un violon désormais entier au lieu du trois-quarts sur lequel elle s’était produite l’an dernier, un instrument français de grande qualité du célèbre luthier angevin Patrick Robin prêté par la Fondation Roi Baudouin avec le soutien du Fund Strings for Talents, joué avec un archet réalisé par le canadien Emmanuel Bégin qui lui a été offert par l’entremise de son professeur Erik Sluys, la jeune et brillante artiste est la tête pensante et les bras d’un véritable trio d’excellence. En un an, Georgia Koumentakou ne cesse de développer ses dons comme l’atteste son palmarès qui s’est étoffé d’un Premiers prix du 11e Concours International de violon Micka de Prague qui lui a valu le commentaire suivant du président du jury Václav Hudeček : « Georgia Koumentakou est un grand talent, comme si elle était née sur scène avec un violon », tout en continuant à se produire en concert et étant l’élève de master classes de Boris Garlitzki et d’Aylen Pritchin. Sa passion pour la musique, son exigence artistique, son bonheur de jouer et de partager particulièrement communicatif, la plastique somptueuse de sa sonorité incitent clairement Georgia Koumentakou à servir au plus haut degré d’excellence son art.

Georgia Koumentakou, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

Accompagnée avec tact par l’Orchestre Nuove Musiche, du nom du recueil de madrigaux et d’arie pour voix et basse continue de Giulio Caccini (1551-1618) publié à Florence en 1602, et son directeur musical Eric Lederhandler qui l’a fondé en 1992, Georgia Koumentakou a brillé dans le Concerto pour violon et orchestre en mi majeur BWV 1042 de Jean-Sébastien Bach, donnant à cette œuvre à la puissante architecture de brûlantes sonorités renvoyant aux couleurs polychromes de l’original vivaldien (le concerto « Il favorito » op. 11/2 RV 277) dans lequel le compositeur saxon a puisé ouvertement le matériau de ce second concerto pour violon, la richesse contrapuntique et l’écriture dense aux amples développements caractéristiques du maître de Köthen. En musicienne accomplie, Georgia Koumentakou a magistralement mis en évidence la somptuosité du chant, les amples respirations mélodiques, plus particulièrement dans le mouvement lent où elle a su tirer les larmes d’un public littéralement envoûté par son interprétation d’une éblouissante expressivité, sans excès de gestes et d’intentions, restant en permanence dans l’esprit classique. Au point que l’on ne pouvait que regretter que ce sublime Adagio e piano sempre en ut dièse mineur n’ait pas été précédé de l’Allegro initial dans lequel elle eût assurément excellé, à en juger de la rutilante vivacité de sa conception du finale Allegro assai en mi majeur dont le brio de l’écriture soliste a été servi avec un allant d’une plastique irradiante et d’une sereine agilité.

Marion Deschamps, Eric Lederhandler; Orchestre Nuove Musiche. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde soliste de ce concert de clôture du festival Musicorum a été la flûtiste de quinze ans Marion Deschamps, qui donnait pour l’occasion son tout premier concert soliste avec orchestre. Elle aussi est une musicienne à l’avenir prometteur. Elève de Bernard Lange au Conservatoire de Verviers, ainsi que de Denis-Pierre Gustin, flûte solo de l’Orchestre National de Belgique, et de Lieve Goosens, flûte solo de l’Orchestre Philharmonique de Liège, lauréate (Troisième Prix) du Concours national Raymond Micha 2023, la jeune musicienne aime à se produire en musique de chambre et au sein de formations orchestrales. L’on sait combien Mozart n’appréciait guère la flûte, du moins si l’on se fie à ses mots assassins souvent cités : « Il faut que j’écrive incessamment pour cette flûte que je ne puis souffrir ». Pour autant, il n’en livra pas moins deux concertos au début de l’année 1778 durant son séjour à Mannheim, le premier long et difficile d’exécution, le second étant une transcription de concerto pour hautbois, ainsi qu’un Concerto pour flûte et harpe composé la même année à Paris. En marge de ces pages, Mozart a laissé l’Andante en ut majeur KV 315 et le Rondo en ré majeur KV 373 d’une grande économie de moyens mais d’un onirisme tendre. Ce sont ces deux dernières pièces que Marion Deschamps a proposées vendredi midi. Jouant elle aussi avec humilité et élégance un instrument aux sonorités pleines et chaleureuses, la flûtiste belge a séduit le public par son interprétation remarquablement chantante et fruitée à laquelle un rien de fluidité supplémentaire eût ajouté à la grâce qui a émané de son souffle d’une engageante plénitude. L’Orchestre Nuove Musiche lui a serti avec diligence un écrin orchestral allégé mais tangible et attentif à soutenir la soliste qui se mesurait pour la toute première fois à un orchestre entier.

Entrée des Musées Royaux des Beaux Arts de Bruxelles pavoisée aux couleurs du festioval Musicorum. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre Nuove Musiche et son directeur fondateur Eric Lederhandler ont conclu le programme avec des pages célébrissimes de Georges Bizet, la seconde suite que le compositeur français a tirée de sa musique de scène en vingt-sept numéros pour un ensemble de vingt-six musiciens pour le drame en trois actes et cinq tableaux d’Alphonse Daudet L’Arlésienne créé à Paris Théâtre de Vaudeville en 1872. Cette seconde suite compte quatre numéros, Pastorale, Intermezzo, Menuetto qui précèdent la fameuse Farandole reprenant la chanson que tous les petits français chrétiens entonnent aux pieds de la crèche habitée de santons de Provence, « De bon matin j’ai rencontré le train,/De trois grands Rois qui allaient en voyage… » dont le finale superpose deux airs provençaux, La Marche des Rois rejointe sous forme de canon par la Danse du Cheval fou, le tout exposé au fifre et à la clarinette repris par l’orchestre entier sur un rythme ostinato de tambourin en un mouvement enivrant fondant les deux thèmes qui se superposent en une véritable allégresse instrumentale. Etait-ce l’acoustique trop sèche de la salle qui aura amenuisé les résonances et la polychromie instrumentale ainsi que les rebonds rythmiques, la vision globale de l’orchestre et de son chef est apparue un rien trop raide et pas assez flamboyante, d’où le saxophone a su néanmoins extraire ses sonorités de braise et son expression mélancolique, le tout affaiblissant l’évocation des climats, des parfums et de la carnation provençaux, ce qui n’a pas empêché le public de réagir chaleureusement pour exprimer le plaisir suscité par ce qu’il venait d’entendre.

Bruno Serrou

1) Parmi les prochains concerts de Georgia Koumentakou, le 27 décembre 2024 à Zuienkerke (Zuyenkerke) dans le Rondo capriccioso en la mineur pour violon et orchestre op. 28 de Camille Saint-Saëns avec le Brussels Sinfionetta dirigé par Leon Blekh, le 31 janvier 2025 Grande Salle du Music Center de Bijloke de Gand avec le Brussels Sinfonietta dirigé par Pascale van Os dans le finale (Allegretto non troppo) du Concerto pour violon et orchestre n° 2 en mi mineur op. 64 de Felix Mendelssohn-Bartholdy et le Rondo capriccioso en la mineur pour violon et orchestre op. 28 de Camille Saint-Saëns, le 29 mars 2025 au AMUZ d'Anvers, dans les trois mouvements du Concerto n° 1 pour violon et orchestre en sol mineur op. 26 de Max Bruch, le 21 avril 2025 à Koksijde (Coxyde) avec le SOV Young (Symfonieorkest Vlaanderen) dirigé par Martijn Dendievel dans les trois mouvements du Concerto pour violon et orchestre n° 2 en mi mineur op. 64 de Felix Mendelssohn-Bartholdy 

 

mardi 27 août 2024

CD : « Surgir », impressionnant hommage en douze œuvres de la Radio de Cologne (WDR Köhln) au compositeur français Hugues Dufourt pour ses 80 ans

Compositeur, musicologue, philosophe, esthéticien né à Lyon le 28 septembre 1943, Hugues Dufourt est l’un des grands penseurs de sa génération. La musique de cet agrégé de philosophie entré au CNRS en 1973, généreuse, sincère, profonde, est le reflet de sa touchante personnalité. Le compositeur entre dans le son pour s’y immerger et en jouir à satiété, au point de s’enfermer avec lui dans une caisse de résonance façon timbales dont il ne tient pas à  s’arracher. A 80 ans, il apparaît plus jeune que jamais, avec son regard d’enfant étonné. Dufourt est un franc-tireur, quoiqu’un temps proche du mouvement spectral de Gérard Grisey, Michaël Levinas et Tristan Murail, formant avec eux le collectif L’Itinéraire dont aura la responsabilité de 1976 à 1981. La grande forme aux vigoureuses pulsions dramatiques est pour lui le seul question artistique qui vaille.

Hugues Dufourt (né en 1943). Photo : (c) Bastille Musique/WDR

D’où des œuvres aux vastes proportions où le temps se dilate plus ou moins au cœur de larges et bouillonnantes respirations aux opulents et denses mouvements se renouvelant constamment, mues par des accords flottant au ralenti, grondant en permanence telle la lave en fusion au point de ne n’engendrer à aucun moment une quelconque impression de longueur. Il faut dire que la palette sonore de Dufourt est d’une ampleur et d’une diversité prodigieuse, dont la polychromie se déploie dans l’art d’engendrer les timbres les plus inouïs digne de tous les grands peintres de la création, particulièrement de ceux, fort nombreux, dont il se sent proche, de Bruegel à Pollock, de Tiepolo à Rothko. Créateur infatigable, Hugues Dufourt ne cesse de composer et de se renouveler. Beaucoup jouée en terres germaniques, davantage qu’en France, sa musique est riche à foison et ne cesse de fasciner. L’art de ce maître de la grande forme aux résonances abondantes, aux harmonies somptueuses et à l’énergie éruptive s’éteignant subitement pour laisser place à de grandes plages apaisées, qui s’exprime pleinement avec la percussion et le grand orchestre.

Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

C’est précisément ce que confirme en le développant le somptueux coffret proposé par l’éditeur berlinois Bastille Musique (bm) en collaboration avec la WDR (Westdeutsche Rundfunk) de Cologne, commanditaire et créateur de la majorité des pages réunies dans un boitier à la présentation graphique aussi originale qu’énigmatique de trois CD enveloppés dans une boite de carton brut partiellement recouverte au recto d’une étiquette blanche illustrée d’un énorme numéro d’ordre - « 27 » - qui correspond apparemment à la chronologie des parutions de l’éditeur prussien, tandis que le nom du compositeur français et le titre du disque sont discrètement inscrits en haut du boitier…

Hugues Dufourt (*1943), manuscrit de L'Enclume du rêve d'après Chillida (2022). Photo : (c) Editions Lemoine / WDR

Sept premières mondiales sur les douze œuvres enregistrées et composées entre 1980 et 2022, telle est le parcours éminemment représentatif de l’art fascinant, à la fois exigeant, profond et d’une enivrante expressivité, d’Hugues Dufourt. Surgir (1980-1984) qui ouvre et donne son titre à l’album, est la partition la plus ancienne du coffret, la première grande page d’orchestre (bois et cuivres par quatre, cinq percussionnistes pour trente-six instruments) de Dufourt qui avait suscité à sa création à Paris l’un des plus fameux scandales de l’histoire de la musique déclenchant une symphonie de sifflets de plus d’une demie heure, tandis que la plus récente est L’Enclume du rêve d’après Chillida de 2022, deux œuvres pour grand orchestre à quarante ans de distance. Au centre du coffret, le cycle pour ensembles de chambre inspiré des quatre continents des fresques de Giambattista Tiepolo (1696-1770) peintes en 1751-1753 pour la décoration de la Résidence de Würzburg composé entre 2004-2005 et 2015-2016 (L’Afrique d’après Tiepolo, L’Asie d’après Tiepolo, L’Europe d’après Tiepolo, L’Amérique d’après Tiepolo) dans lequel Hugues Dufourt développe l’idée d’« instabilité morphologique du son » et dont les quatre vingt douze minutes occupent un CD entier. S’ajoutent à ce cursus deux pièces pour piano et orchestre (L’Origine du monde de 2004 et On the wings of the morning: the pornography of death de 2011-2012, premier grand concerto pour piano de Dufourt, fruit d’une commande de la WDR pour le pianiste Nicolas Hodges, qui tient ici la partie soliste, ainsi que l’intégralité des pages avec guitare électrique (1986-2022) (1), instrument qui peut surprendre de la part d’un compositeur qui s’exprime principalement avec un instrumentarium traditionnel. Ces douze œuvres sont le reflet de la passion du compositeur pour les arts plastiques et pour l’Antiquité, Tiepolo, Gustave Courbet (l’Origine du monde), Henri  Matisse (L’atelier rouge d’après Matisse), la sculpture (L’Enclume du rêve d’après Chillida et ses « ramifications de métal torturé »), l’art grec antique (On the wings of the morning), la photographie (Hommage à Charles Nègre) et pour la littérature (L’Île sonnante). Contrairement à ce que suggèrent les titres, la musique de Dufourt n’est jamais descriptive, mais traduit émotions et impressions suscitées par l’ombre et la lumière, le chatoiement des couleurs et des timbres, la matière, la perspective, profondeur de champs et reliefs, tensions et détentes, le tout avec un art consommé du timbre et des spécificités des instruments de l’orchestre qu’il connaît intimement. Permanence dans la totalité des pièces réunies ici, à l’exemple de L’Asie d’après Tiepolo de 2008-2009 avec parmi la percussion rins japonais, gongs des Philippines, de l’Opéra de Pékin et de Thaïlande. Une musique raffinée, parfois planante, moirée, spacieuse (La Cité des saules dédiée au guitariste compositeur Claude Pavy), exotique avec une influence rock évoquée par mugissements et pleurs (L’Île sonnante), mystérieuse et bruissant (le concerto L’Enclume du rêve d’après Chillida), mais vertébrée qui donne à l’auditeur envie de se laisser porter par son flux voluptueux, son extrême mobilité et sa gestion du temps singulière.

Enregistré live à Baden-Baden, Cologne et Witten, ce  passionnant programme, qui s’adresse à tous les mélomanes tant la musique d’Hugues Dufourt est d’une force et d’une expressivité saisissantes, est défendu avec virtuosité, élan et assurance par de merveilleux musiciens réunis au sein des Ensemble Recherche, Nikel et Remix, et du WDR Sinfonieorchester dirigés par Sylvain Cambreling, Mariano Chiacchiarini, Johannes Kalitzke, Peter Rundel, Ilan Volkov avec en solistes Yaron Deutsch (guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano).

Bruno Serrou

3 CD Bastille Musique BM27 EAN 4270003477253. Durée : 4h 03mn 10s. Enregistrements : 2009-2023. DDD (www.bastillemusique.com)

1) Hommage à Charles Nègre pour sextuor (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, vibraphone et guitare électrique, 1986), L’Île sonnante pour percussion et guitare électrique (1990), La Cité des saules pour guitare électrique et transformation du son (1997), L’Atelier rouge d’après Matisse pour guitare électrique, piano, saxophones et percussion (2019-2020) et L’Enclume du rêve d’après Chillida pour guitare électrique et orchestre de chambre (2022)

 

mercredi 14 août 2024

Festival Pablo Casals de Prades, de la musique de chambre à l'orchestre symphonique sous la dynamique impulsion de Pierre Bleuse, son directeur artistique

Prades (Pyrénées Orientales). Grottes des Canalettes ; Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa. Jeudi  8 août 2024

Abbatiale romane de Saint-Michel-de-Cuxa. Photo : (c) Bruno Serrou

Seule manifestation estivale à laquelle j’ai pu assister cet été 2024, le Festival Pablo Casals de Prades a pris depuis 2021 une nouvelle dimension, sous la dynamique impulsion du chef d’orchestre violoniste Pierre Bleuse, actuel directeur de l’Ensemble Intercontemporain (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html) et de l’Orchestre Symphonique d’Odense au Danemark qui a rétabli en Conflent les concerts d’orchestre dès sa nomination en 2021, à l’instar du fondateur de la manifestation 

Eglise Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Fondé en 1950 par le violoncelliste chef d’orchestre catalan dont il porte le nom, le Festival Pablo Casals de Prades a retrouvé voilà trois ans l’esprit universel de son initiateur en accueillant sous l’impulsion de Pierre Bleuse, son actuel directeur artistique, non seulement les grands chambristes internationaux dans la tradition instaurée par son prédécesseur Michel Lethiec, mais aussi les concertistes les plus éminents de notre temps, lui donnant ainsi un nouvel essor, renouvelant chaque été les artistes invités, qu’ils soient célèbres ou en début de carrière internationale, et couvrant un répertoire allant du soliste à l’orchestre symphonique, de la musique ancienne à la création contemporaine.

Le retable de l'église Saint-Pierre de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

L’élément le plus caractéristique du festival de Prades formule Pierre Bleuse est la présence d’un orchestre de quarante-cinq musiciens spécialement constitué pour la manifestation et réunissant musiciens à l’aube de leur carrière encadrés par des titulaires de pupitres solistes de grandes phalanges d’Europe. Cela grâce au mécénat réuni au sein du Fonds de Dotation du Festival, qui représente près de trente pour cent du budget, et avec le soutien de l’International Menuhin Music Academy « Esmuc » (Escola Superior de Musica de Catalunya) pour les concerts Jeunes Talents & Friends. Le tout en synergie avec les écoles de musique européennes les plus réputées afin d’accompagner les jeunes talents en favorisant les échanges intergénérations à travers master classes et ateliers, accueillant des musiciens émergeant en résidence. En douze jours, vingt-deux concerts ont été proposés cet été dans la diversité du riche patrimoine architectural et historique du Conflent au pied du mont Canigou qui culmine à 2785 mètres d’altitude, le point de ralliement central étant depuis l’origine l’emblématique église abbatiale bénédictine romane millénaire de Saint-Michel-de-Cuxa, tandis que l’église Saint-Pierre de Prades érigée sur les bases d’une église de style lombard du XIIe siècle et son somptueux retable baroque doré du XVIIe siècle, le plus grand d’Europe (1), réalisation du sculpteur catalan Josep Sunyer (1673-1751), accueille trop peu de concerts, distribués en outre entre les églises d’Eus, de Catllar, Codalet, Collioure, Molitg-les-Bains, Ria, Saint-Vincent-d’En-Haut-d’Eus, de Vernet-les-Bains et de Villefranche-de-Conflent, ainsi qu’au Prieuré de Marcevol, dans les Grottes des Canelettes, et au Mémorial de Rivesaltes, tous lieux auxquels il faut ajouter le Parc du Château Pams de Prades pour les nocturnes de jazz et d’improvisation.

Grottes des Canelettes. Photo : (c) Bruno Serrou

Une fois n’est pas coutume pour moi, qui me déplaçais toujours dans les premiers jours des manifestations estivales afin d’en rendre compte au plus tôt, j’ai choisi d’assister à la toute fin des festivités pradoises, avec deux concerts présentant des œuvres contemporaines, dont une en création. Le premier dans la fraicheur et l’humidité des grottes des Canelettes à l’aplomb de la Têt dont les eaux descendent du massif du Canigou jusqu’à la Méditerranée à une centaine de kilomètres en aval. Un lieu peu recommandable en vérité pour les instruments de musique en raison d’une forte hygrométrie et d’une fraicheur extrême. Il s’est agi cette fois d’un récital de la brillante accordéoniste catalane Fanny Vicens, membre de l’Ensemble Flashback et qui se produit régulièrement avec les meilleurs ensembles de musique contemporaine, comme l’Intercontemporain, le Modern Ensemble, 2e2m et l’Instant Donné, mais aussi avec des formations instrumentales « historiquement informées ». 

Fanny Vicens. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois c’est en soliste qu’elle se produisait avec son accordéon microtonal XAMP, dans un programme créé à Toulouse le 2 novembre 2021 et qui a déjà fait l’objet d’un disque intitulé Turn On, Tune In, Drop Out (1) réunissant quatre œuvres avec électronique en temps réel et dispositif lumineux d’autant de compositeurs d’aujourd’hui conçues en étroite collaboration avec l’accordéoniste et l’artiste vidéaste suisse Thomas Köppel pour un spectacle immersif qui met en résonance la corporalité des œuvres musicales, la spatialisation sonore et l’imaginaire visuel concrétisé par le corps à corps de la soliste avec son instrument. Cette tétralogie est constituée de Cantiga (Chanson) qui allie fragilité sonore de l’instrument et puissance du flux électronique composé en 2006 par le Brésilien installé en France Aurelio Edler-Copes (né en 1976), qui fut l’élève de Georges Aperghis à Berne et de Yann Maresz à l’IRCAM, membre fondateur de l’Ensemble Krater en Pays Basque espagnol, suivi de Something Out of Apocalypse, hommage au film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola du compositeur toulousain Pierre Jodlowski (né en 1971), directeur artistique associé du studio éOle et du Festival Novelum de Toulouse, compositeur associé au cursus de composition de l’IRCAM, qui fait entendre coups de canons, cris et guitares saturés avec de vieux fragments d’accordéons récupérés dans de bals de villages d’où s'exrait avec difficulté une voix off. Troisième partie, De l’intérieur, pièce délicate et furtive pour accordéon microtonal et bande magnétique composée en 2021 par la Catalane Nuria Giménez-Comas (née en 1980), élève de l’Esmuc, de Helmut Lachenmann, Michaël Levinas, Klaus Huber, et à Genève de Michael Jarrell et Luis Naon qui travaille régulièrement à l’IRCAM, dont elle a suivi le cursus voilà quelques années, enfin la pièce qui donne le titre à la soirée, la puissante et énergique Turn On, Tune In, Drop Out conçu en 2014 par le  « compositeur polyvalent » Alexander Vert, directeur de l’ensemble Flashback, professeur de composition au Conservatoire de Perpignan, le tout étant interprété avec raffinement et flexibilité mettant remarquablement en exergue la richesse des coloris de son instrument.

Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa et ce qui reste de son cloître, la ville de New York d'étant octroyé l'autre partie qu'elle a remontée au musée The Cloisters de l'île de Manhattan en 1907

Fort couru,  comme l’a attesté la nef de l’abbatiale archi-comble, le concert de clôture du festival réunissait la totalité des jeunes musiciens en résidence et leurs aînés des grandes phalanges européennes au sein de l’Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades sous la direction solide et lyrique du directeur artistique de la manifestation, Pierre Bleuse, qui a emporté le concert dans les hautes sphères, dirigeant avec un plaisir et un engagement communicatifs un programme dédié habituellement à des phalanges symphoniques plus étoffées côté cordes mais sous la direction ample et souple du chef toulousain a sonné ample, large, dense et contrastée faisant résonner dans l’enceinte de l’abbaye Saint-Michel-de-Cuxa un orchestre de chambre sonnant tel un grand orchestre au complet dans une acoustique incroyablement équilibrée, l’entente chef/orchestre étant totale. En prologue d’un programme axé sur Tchaïkovski, une création mondiale de Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986).

Jean-Frédéric Neuburger (né en 1986), f'élicite Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Célébré par le public mélomane du monde pour ses immenses qualités de pianiste, excellant dans un vaste répertoire courant de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, professeur d’accompagnement au Conservatoire de Paris (CNSMDP), Neuburger est également l’un des compositeurs les plus brillants de sa génération. Elève de Michaël Jarrell et Luis Naon à la Haute Ecole de Musique de Genève, il publie sa première œuvre en 2010, une Sinfonia pour deux pianos et percussion suivie de Souffle sur les cendres pour violoncelle et piano. Cinq ans plus tard, le Boston Symphony Orchestra donne sous la direction de Christoph von Dohnanyi la création mondiale d’Aube. Pierre Bleuse a fait sonner pour la première fois en public son Prélude pour cordes, commande du NDR Elbphilharmonie Orchester de Hambourg dont la création programmée le 7 mai 2021 n’a pu avoir lieu pour cause de pandémie de Covid-19. Composée pendant les confinements et couvre-feux décrétés par les autorités publiques et sanitaires, ce prélude est placé sous le signe de la solitude, de l’isolement. Comme en convient le compositeur, il s’agit d’une musique sur le thème du manque : l’orchestre manque, il n’y a que les cordes. La musique manque, il y a beaucoup de silence. « Cette pièce est faite pour qu’au milieu de ce silence, chaque personne qui en a envie puisse se rappeler quelque chose d’elle-même, un souvenir, un manque ou encore d’autres choses. » De fait, l’œuvre s’ouvre sur de courtes expositions de quintes à vide de cordes dans le grave entrecoupées de longs silences, jusqu’à ce que le discours s’élabore en une tension extrême au sein duquel se fait entendre un motif éruptif confié au premier violoncelle. L’œuvre se déploie sur un large ambitus dont l’assise est le registre sombre des contrebasses qui résonne dans l’aigu des violons d’une rare expressivité débouchant sur un mouvement où le temps s’étire dans la douleur et la désolation, tonalité que l’on retrouvera à la fin du concert dans l’Adagio lamentoso de la « Pathétique » de Tchaïkovski. Comme en convient Neuburger, la partition mérite amplement d’être développée et sans doute étoffée sur le plan instrumental par l’ajout d’instruments à vent, bois et cuivres confondus. 

Anastasia Kobekina, Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Plus souriantes, en dépit de passages plus ou moins introspectifs, l’hommage à Mozart que constituent les Variations Rococo pour violoncelle et orchestre de Tchaïkovski ont été remarquablement servies par la violoncelliste russe vivant à Paris Anastasia Kobekina aux sonorités larges, tour à tour brillantes et feutrées, d’une musicalité extrême servie par une technique infaillible auquel l’orchestre dirigé avec allant par Pierre Bleuse a serti un écrin chamarré. En bis, la soliste a été rejointe par sa sœur pianiste mais jouant ce soir-là des castagnettes pour un joyeux Fandango de Luigi Boccherini, où la violoncelliste traite son instrument telle une guitare (il s’agit d’une transcription d’un passage du quintette avec guitare) tout en tapant du pied tandis qu’elle joue de son archet avec une vélocité hallucinante. La seconde partie de ce concert de clôture était entièrement occupée par l’ultime symphonie de Tchaïkovski, la Sixième en si mineur « Pathétique » op. 74, l’une des pages du genre les plus populaires du répertoire. Avec ses deux mouvements vifs encadrés par deux adagios, sa structure annonce celle de la Neuvième Symphonie de Mahler, aux climats plus ou moins comparables. Mais, contrairement à l’effet produit par cette dernière, qui appelle inéluctablement sa conclusion Adagissimo, l’auditeur se laisse tellement porter par le tournoiement fou du second allegro, qu’il en oublie le finale, incapable de réfréner son émotion devant la vitalité foudroyante, la scansion rythmique étourdissante qui emporte cet Allegro molto vivace. Pourtant, la « Pathétique » est en fait une introspection autobiographique entreprise en 1893 qui se présente tel un requiem pour le compositeur-même, comme une prémonition qu’il aurait eue de sa propre mort, poussé au suicide par un scandale privé. 

Pierre Bleuse et l'Orchestre de Chambre du Festival Pablo Casals de Prades. Photo : (c) Bruno Serrou

Malgré un effectif de cordes réduit, Pierre Bleuse a réussi à donner toutes les couleurs, l’élan, l’énergie vitale d’une course folle vers l’abîme (éblouissant Molto vivace), la nostalgie, les angoisses fiévreuses et la désolation contenus dans cette œuvre déchirante, avec des pupitres solistes d’une dextérité exemplaire, bois et cuivres confondus, tandis que les cordes, à l’exemple des deux contrebasses à quatre cordes (Ivy Wong et Blanche Inacio) qui ont ouvert et conclu magistralement la symphonie entière, ont paru si étoffées, charnelles et fusionnelles qu’elles ont fait oublier leur nombre limité (dix premiers et huit seconds violons, six altos, cinq violoncelles), tandis que Pierre Bleuse a montré combien il a d’affinité avec cette partition si souvent dénigrée par le monde de la création musicale contemporaine.  

Bruno Serrou

1) Réalisé entre 1695 et 1699, le retable de l’église de Prades mesure dix-huit mètres de haut sur treize mètres de large, tandis que le personnage central, saint Pierre revêtu et porteur de ses attributs pontificaux, mesure quatre mètres.

2) CD Eole Records