Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 19 mars 2024
Abstraction faite de longs tunnels dans la partition, le public a pris plaisir
de voir et écouter au Théâtre des Champs-Elysées la production venue du Théâtre
de Caen de David et
Jonathas de Marc-Antoine Charpentier
par le brillant Ensemble Correspondances et son directeur-fondateur Sébastien
Daucé mis en scène et en somptueuses lumières par Jean Bellorini avec une
distribution très homogène, dont le ténor aigu Petr Nekoranec et la soprano
Gwendoline Blondeel dans les deux rôles titres face au Saül, impressionnant dépressif,
de Jean-Christophe Lanièce.
Plus de treize ans après Médée dirigé par Emmanuelle Haïm et mis en scène par Pierre Andi en novembre 2012, le Théâtre des Champs-Elysées a donné cette semaine deux représentations de l’autre opéra de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), David et Jonathas H.490. Huit ans après l’Histoire sacrée Mors Saülis et Jonathae H.403, Marc-Antoine Charpentier offrait en création le 28 février 1688 au Collège jésuite Louis-le-Grand situé dans le cinquième arrondissement de Paris derrière l’université de la Sorbonne, pour l’édification spirituelle des élèves, cette tragédie lyrique en un prologue et cinq actes sur un livret du père jésuite prédicateur François de Paule Bretonneau (1660-1741) qui s’était inspiré du récit de l’amitié de deux adolescents de l’âge des collégiens, celle du roi David, plus jeune fils du berger Jessé élevé par le roi Saül, et de Jonathan, l’aîné de Saül tel que rapporté par l’Ancien Testament dans les deux Livres de Samuel. A leur rencontre, Jonathan a été immédiatement sous le charme de David, si bien que tous deux conclurent une alliance. Le peuple d’Israël accepta rapidement David parmi les siens sitôt l’échange du serment d’amitié éternel, ce qui provoqua la fureur et la jalousie de Saül, qui n’aura de cesse de tenter d’assassiner David, jusqu’à ce que les deux hommes finissent par se réconcilier. Lorsque Jonathan est tué par les Philistins au sommet des montagnes de Gilboé, David pleure sa mort, s’écriant « ton amour était pour moi plus merveilleux que l’amour des femmes ».
La création de l’opéra a été donnée sous une forme alternant acte par acte une tragédie latine aujourd’hui perdue, Saül, du père jésuite Etienne Chamillard (1656-1730), l’opéra se concentrant sur les conflits psychologiques des personnages et la pièce exposant l’action. Contrairement à Lully, son grand rival, Charpentier réduit le plus possible les récitatifs tout en se passant des grands effets de machinerie pour se focaliser sur le drame des protagonistes et sur leur psychologie exprimés avec beaucoup de tact et de force dramatique à travers la musique, tandis que le prologue n’est plus un simple portique à la gloire du souverain mais bel et bien une introduction à l’action. Dans la production née à Caen présentée par le Théâtre des Champs-Elysées, la pièce a été remplacée par un texte suffisamment court pour ne pas être envahissant de l’écrivain-chanteur franco-congolais Wilfried N’Sondé (né en 1968) qui contextualise et universalise le propos en un hommage aux victimes anonymes des conflits passés, présents et à venir dit en partie en voix « off » ou sur scène par la comédienne Hélène Patarot à la voix maternelle créditée dans la répartition des rôles comme « Reine des oubliés ».
Le metteur en scène Jean Bellorini propose une narration vécue par le biais des souvenirs du roi Saül, qui, emporté par la paranoïa d’un complot fomenté par David pour le destituer, vit ses derniers jours interné dans une chambre d’un asile. Tandis que l’action proprement dite se déroule sur le plateau noir et nu, un praticable qui apparaît et disparaît selon les besoins, matérialise la chambre de l’hôpital psychiatrique où est enfermé le roi que la folie a emporté dans le royaume des songes. Saül en descend parfois, en fonction des situations, tandis que David finit par y monter pour lui suggérer le suicide que Saül simulera, puisqu’il lui faudra assurer jusqu’au bout l’expression de ses souvenirs, qui sont le moteur de la mise en scène… Le plateau sombre et désert est habillé et vivifié par une mise en lumière exceptionnelle, finement réalisée par Jean Bellorini qui souligne admirablement le songe, morcelant l’obscurité, esthétisant les contre-jours, magnifiant les ombres portées, au point d’obtenir une véritable œuvre d’art jouant sur la diversité des noirs qui renvoie plus ou moins à Pierre Soulages. Mais la direction d’acteurs, conventionnelle, et sans vie n’est pas à la hauteur des éclairages, ni les textes ajoutés dont l’expression manque de vitalité, ni les déambulations du chœur, ni l’utilisation des mannequins - si ce n’est à la fin l’apparition frappante dans une trappe fait songer à l’armée de terre cuite enterrée de la Chine du IIIe siècle avant notre ère découverte en mars 1974 -, ce qui suscite une impression de monotonie interminable des trois premiers actes qui constituent la première partie de la représentation. Portant, la distribution est très homogène. Le ténor tchèque Petr Nekoranec est un David à l’élocution française irréprochable qui surmonte avec aisance une tessiture particulièrement tendue et exigeante, et donne au personnage puissance et carnation. Face à lui, le Jonathas ardent et touchant de la soprano belge Gwendoline Blondeel au timbre clair et aux aigus étincelants, particulièrement émouvante dans l’air « A-t-on jamais souffert une plus rude peine » dans le quatrième acte. Moins puissant et à la voix veloutée, l’excellent baryton français au timbre clair Jean-Christophe Lanièce campe brillamment un Saül dépressif. Dans le double rôle de roi philistin Achis et d’Ombre de Samuel, la basse californienne Alex Rosen impose sa voix abyssale, tands que dans les rôles plus épisodiques de la Pythonisse et de Joabel, la mezzo-soprano Lucile Richardot et le baryton Etienne Bazola complètent le cast avec talent.
L’Ensemble Correspondances, constitué d’un chœur (vingt-deux choristes qui s’exprimaient sur la scène), et d’un orchestre de trente-deux instrumentistes installés dans une fosse peu profonde sous la direction claire, précise et généreuse de son directeur fondateur et organiste Sébastien Daucé, s’est avéré magistralement préparé, sonnant juste, clair et équilibrée, au service d’une énergie et d’une théâtralité particulièrement prenante qui vivifiait quasi à lui seul la totalité de la production.
Bruno Serrou
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