Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Lundi 25 mars 2024
Splendide et bouleversant Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) de Gustav Mahler (1860-1911)
au Théâtre des Champs-Elysées par un orchestre Les Siècles qui, disposé à
l’allemande et dirigé avec précision et intensité par son directeur-fondateur
François-Xavier Roth, a émerveillé par ses sonorités flexibles, chaudes et
profondes sur instruments des années 1905-1915 (bois, cordes onctueux, cuivres
feutrés), magnifiant la polyphonie et le jeu délicat des timbres bruissant
comme la nature. Un excellent ténor, Andrew Staples, et une Marie-Nicole
Lemieux à la voix trop claire mais allant s’épanouissant dans l’Abschied (Adieu) jusqu’à l’expression de bouleversants « Ewig ». Cette interprétation d’une spiritualité exaltante
répondait à la tristesse dans laquelle beaucoup ont sombré samedi et dimanche,
ce qui explique que je n’ai personnellement pas pu goûter la première partie,
la suite Les Indes galantes (1735-1736)
de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) jouée musiciens debout et sur des instruments du début du XVIIIe
siècle réglés sur un diapason de 415 Hz - tandis que les instruments du Chant de la Terre l'étaient sur 442 Hz - qui m’est apparue interminable…
Symphonie en six mouvements avec
deux voix obligées, ténor et contralto (ou baryton), Das Lied von der Erde a été exclu par le compositeur lui-même de
son cursus symphonique, qui fait pourtant régulièrement appel à la voix soliste
(Symphonies n° 2, 3, 4 et 8).
Si Mahler en a décidé ainsi, c’est uniquement par superstition, tant il
craignait le mur de verre que constituait pour lui le chiffre
« neuf », qui, estimait-il, ne porta pas chance à trois de ses
compositeurs favoris, Beethoven, Schubert (mais qu’en est-il de la Symphonie n° 7 de ce dernier ?) et
Bruckner… Si bien que, le recul du temps aidant, l’on ne peut que s’étonner que
la grande majorité des intégrales des symphonies de Mahler, autant au concert
qu’au disque, excluent ce fabuleux chef-d’œuvre, qui servira de référent à
nombre de partitions, à commencer par la Suite
lyrique pour quatuor à cordes d’Alban Berg, la Symphonie lyrique et le Quatuor
à cordes n° 4 d’Alexandre Zemlinsky, tandis qu’Arnold Schönberg réalisera
en 1920 une brillante réduction de la partie instrumentale pour orchestre de
chambre…
Composée à Toblach (Tyrol autrichien) durant l’été 1908, créée le 20 novembre 1911, six mois après la mort de son auteur le 18 mai 1911, à la Tonhalle de Munich par la contralto Sara Cahier et le ténor William Miller, deux chanteurs étatsuniens, sous la direction de Bruno Walter, publiée en 1912, cette œuvre a été conçue avant le succès en 1910 de la première exécution, à Munich déjà mais sous la direction de Mahler, de la Symphonie n° 8 « des Mille ». Le cycle du Chant de la Terre suit la période la plus douloureuse de la vie de Mahler, et les poèmes qu’il a sélectionnés abordent les thèmes de la vie, de la séparation et du salut. En 1907, lorsqu’il se met au travail, Mahler avait subi trois frames. Les manœuvres politiciennes et l’antisémitisme de la municipalité viennoise l’avaient contraint à démissionner de son poste de directeur de l’Opéra de la Cour de Vienne, sa fille aînée Maria mourut de la scarlatine et de la diphtérie, et Mahler lui-même s’était vu diagnostiquée une malformation cardiaque congénitale. « D’un seul coup, écrit-il alors au jeune Bruno Walter, qu’il avait engagé comme chef permanent de l’Opéra de Vienne, j’ai perdu tout ce que je pensais être et je dois réapprendre mes premiers pas comme un nouveau-né. » Au début de cette même année 1907, le poète allemand Hans Bethge (1876-1946) publiait une traduction libre de poèmes chinois dans le recueil intitulé La Flûte chinoise (Die chinesische Flöte). Captivé par la vision de la beauté terrestre et sa fugacité exprimée dans les vers, Mahler sélectionne sept poèmes pour les mettre en musique dans ce qui allait devenir Das Lied von der Erde, qu’il achèvera en 1909.
Ecrit pour un orchestre de quatre
vingt quinze musiciens (piccolo, trois flûtes, trois hautbois (le troisième
aussi cor anglais), trois clarinettes en si bémol, clarinette en mi bémol,
clarinette basse, trois bassons (le troisième aussi contrebasson), quatre cors,
trois trompettes, trois trombones, tuba, quatre timbales, caisse grave,
cymbales, triangle, tambourin, tam-tam, glockenspiel, célesta, mandoline, deux
harpes, cordes (16, 14, 12, 10, 8, les dernières à cinq cordes)), l’œuvre se
déploie sur un tour d’horloge et six mouvements, le dernier occupant à lui seul
la moitié de la durée. Les tutti de
l’orchestre ne sont utilisés que dans les premier, quatrième et sixième
mouvements, le célesta ne s’exprime qu’à la toute fin du finale, et seul le
lied initial requiert les trois trompettes, deux jouant dans le quatrième et
aucune dans le sixième. Nombre de passages sont traités comme de la musique de
chambre, les thèmes bondissant de pupitres à pupitres à travers tout
l’orchestre. L’œuvre commence de façon explosive, par le lied en la mineur Das Trinklied vom Jammer der Erde (Chanson à boire de l’affliction de la Terre)
d’après le pathétique poème de Li Bai « Bei
Ge Xing » obligeant le ténor au cri musical exprimé dans le souffle
face à un orchestre hurlant auquel il va confronter son registre aigu. Suit Der Einsame im Herbst (Le Solitaire en automne) en ré mineur
est traité à la façon d’une musique de chambre sur un poème adapté de Qian Qui
permet à la cantatrice de faire son entrée sur une déploration sur la mort des
fleurs et l’éphémère de la beauté et exprime le désir du sommeil. Retour du
ténor dans le mouvement le plus court de l’œuvre, Von der Jugend (De la
jeunesse) en si bémol majeur, auquel Mahler donne le tour le plus asiatique
du cycle. C’est la contralto qui chante Von
der Schönheit (De la beauté),
méditation en sol majeur sur des jeunes filles cueillant des fleurs de lotus au
bord d’une rivière, interrompue par un long interlude instrumental durant
lequel les demoiselles s’occupent de charmants jeunes hommes. La dernière
intervention du ténor se fait sur le scherzo en la majeur Der Trunkene im Frühling (L’Homme
ivre au printemps) qui, comme le premier lied, s’ouvre sur un thème confié
au cor, tandis qu’au centre s’instaure un sublime duo entre le premier violon
et la flûte solo. Survient alors l’immense et douloureux finale en trois
sections, Der Abschied (L’Adieu) qui évolue continuellement
entre les tonalités d’ut mineur à ut majeur et dans lequel Mahler associe deux
poèmes, auxquels il ajoute à la toute fin ses propres mots, tandis qu’il
introduit dans l’orchestre la mandoline qui représente le luth de la
cantatrice, et confie aux bois le soin d’imiter le chant des oiseaux, qui se
clôt sur l’assurance de l’éternité de la vie et de la Terre. Le mouvement est
difficile à conduire, car les tempi ne
sont pas clairement définis, Mahler se contentant de prévenir « Sans considération de
tempo »…
Fidèle à sa conception de l’exécution musicale « historiquement informée », François-Xavier Roth a choisi de donner le Lied dans les conditions de sa création post-mortem avec un orchestre disposé de la même façon, dite « à l’allemande » (violons I, violoncelles, altos, violons II, sept contrebasses à cinq cordes alignées les unes à côté des autres au fond, harpes côté jardin, bois au centre entourés des cuivres, percussion derrière) et avec des instruments selon la facture et le mode de jeu de l’époque de Mahler. Le chef français a gommé tout excès de sentimentalisme, laissant ce dernier s’exprimer librement à travers la seule partition, mettant en évidence l’angoisse plutôt que la nostalgie, à l’instar d’un Pierre Boulez ou d’un Otto Klemperer. Le jeu d’une souplesse et d’une fluidité extrêmes, avec les instruments qui se répondent avec une chaleur et une clarté délectables, est proprement fascinant, et l’on se régale de cette virtuosité éblouissante au service d’une expressivité sans aucune tendance à l’emphase, ce qui donne à cette conception une brûlante humanité. L’on ne peut qu’admirer à titre collectif autant qu’individuel tous les pupitres de Les Siècles, qui mériteraient tous d’être cités, au moins les chefs de pupitres, si les noms avaient figuré dans le programme de salle. Côté vocal, le ténor londonien Andrew Staples a réalisé une performance époustouflante, claire, puissante, engagée, sans jamais forcer sa voix qui passe sans effort au-dessus de l’orchestre ou se fondant en lui, ajoutant en couleurs et en énergie tel un instrument supplémentaire, tandis que la cantatrice canadienne Marie-Nicole Lemieux, plus mezzo-soprano que contralto, la voix ayant moins de graves dans sa tessiture qu’une Christa Ludwig ou qu’une Jessye Norman, les harmoniques étant moins larges et pleines, et semblant sur la réserve dans les deux premiers lieder que Mahler a confiés à cette voix, pour se libérer dans le déchirant lied conclusif dans lequel elle se livre pleinement, dans des derniers vers d’une noble et sereine douleur, « Du liebe Erde allüberall / Blüht auf im Lenz und grünt aufs neu! / Allüberall und ewig blauen licht die Fernen. Ewig… ewig… ewig! » (Toi Terre bien-aimée en tout lieu / Refleurit au printemps et verdoie de nouveau. / Partout et éternellement les horizons bleuissent ! Eternellement… éternellement… éternellement !)…
Etait-il possible hier soir de rendre plus bel hommage aux deux immenses musiciens disparus pendant le week-end, le pianiste italien Maurizio Pollini et le compositeur chef d’orchestre pédagogue hongrois Péter Eötvös, deux grands artistes engagés dans leur temps ?...
Bruno Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire