Suisse. Genève. Grand Théâtre. Lundi 22 janvier 2024
C’est un ouvrage passionnant d’une brûlante actualité mais symbolique de
notre temps qui a été créé lundi soir au Grand Théâtre de Genève, le neuvième
opéra du compositeur catalan Hèctor Parra, Justice, sur un scénario du metteur
en scène, cinéaste, écrivain, dramaturge suisse Milo Rau fondé sur l’histoire
authentique de victimes innocentes d’un terrifiant accident chimique impliquant
une multinationale suisse et impactant les habitants de deux villages de République
Démocratique du Congo. L’œuvre fait intervenir huit chanteurs solistes, des
comédiens, un grand chœur mixte et un orchestre étoffé d’une écriture dense et
bigarrée contenant de grands passages lyriques quasi belcantistes, dans une production
luxuriante devant des projections sur grand écran d’images vidéos d’une
violence et d’un réalisme souvent insoutenables qui ont conduit le prude canton
genevois à décommander le spectacle aux moins de seize ans…
Moins de sept mois après la création de son opéra de chambre Orgia pour trois chanteurs et ensemble instrumental d’après le roman éponyme de Pier Paolo Pasolini au Teatro Arriaga de Bilbao dans une mise en scène de Calixto Bieito, avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse, Hèctor Parra a réalisé pour le Grand Théâtre de Genève un opéra en cinq actes (1) de cinq scènes chacun précédés d’un prélude et suivis d’un postlude d’une durée totale d’une centaine de minutes, le tout joué en continu, Justice pour huit chanteurs, un comédien (2), chœur et grand orchestre (3), commande du Grand Théâtre de Genève et du Festival Tangente de Sankt-Pölten (Autriche).
En amont de la genèse de l’opéra, et pendant son écriture, l’équipe de création de l’ouvrage, scénariste, librettiste et compositeur, s’est immergée dans les villages katangais de Tenke et Fungurume, au sud-est de la République Démocratique du Congo, où le drame qui l’a inspirée s’est déroulé le mercredi 20 février 2019. Un accident de la route sur la voie très fréquentée reliant les deux cités minières (cuivre et cobalt) de Lubumbashi et Kolwezi qui a impliqué un camion-citerne non assuré rempli d’acide sulfurique immatriculé en Tanzanie mais lié à l’entreprise suisse Glencore entré en collision avec un minibus à l’arrêt. L’acide contenu dans la citerne s’est déversé sur les passagers des deux véhicules faisant vingt-et-un morts dont plusieurs enfants, piégés dans les carcasses, sept blessés graves souvent brûlés par l’acide, et un rescapé, tandis que le poison finissait sa course dans la rivière du village de Kabwe. Une fois sur place, l’équipe de création a intégré le poète romancier dramaturge congolais de langue allemande Fiston Mwamza Mujila, auteur notamment du roman Tram 83, originaire de Lumumbashi, pour la rédaction du livret. La force de son texte est d’avoir réussi à éviter la victimisation dans sa dénonciation de la violence politique et économique, de la pauvreté et de la faim, Mwamza Mujila utilisant une langue limpide, lucide et caustique.
Après Les Bienveillantes, opéra dénonçant l’horreur de la Shoa par balles fondé sur le roman éponyme de Jonathan Littel, prix Goncourt 2006, créé à l’Opéra d’Anvers en avril 2019 empli de bruits et de fureur lyriques suscitant un « intense malaise » selon les critiques présents à la création, Hèctor Parra (né en 1978) renoue avec un sujet de dimension universelle tout aussi déchirant d’inhumanité et d’injustice des puissants à l’abri de toute poursuite judiciaire à l’égard des faibles, avec un sujet qui, bien que se déroulant de nos jours dans un pays pas encore revenu de l’ère coloniale, reste soumis à l’exploitation économique d’entreprises occidentale. La réussite de Les Bienveillantes aura conquis le directeur de l’Opéra flamand, Aviel Cahn, au point que sitôt nommé à la tête du Grand Théâtre de Genève, il lui a passé la commande d’un nouveau drame lyrique puisant cette fois dans l’histoire du canton de Genève. La rencontre du compositeur avec le scénariste bernois Milo Rau s’est faite au moment où ce dernier mettait en scène au Grand Théâtre de Genève son tout premier opéra, La clemenza di Tito de Mozart. « A partir du moment où Milo Rau me proposa le sujet, écrit le compositeur, il ne faisait aucun doute dans mon esprit que mon avenir immédiat était intimement lié à cette région d’Afrique centrale, à ses habitants, à ses cultures, à son art et à ses aspirations. »
Pour s’immerger pleinement dans le projet, ses tenants et
aboutissants, compositeur, scénariste et librettiste se sont rendus sur les lieux
de l’accident, partant à la rencontre de ses habitants, des victimes de l’accident au
contact direct du syncrétisme africain, de leur langage métaphorique, du
rapport qu’ils entretiennent avec la mort, de l’omniprésence de leurs
ancêtres dans leur quotidien, de l’importance de la communauté, de la terre, du
passé, du corps. Ces séjours au Congo ont inspiré à Parra un langage ardent et
ouvert, jamais anecdotique ni folklorisant bien que puisant dans les rythmes les couleurs et le climat de l’Afrique centrale, notamment la rumba et la salsa congolaises,
mais aussi le free jazz et un fonds de chansons traditionnelles
centre-africaines (Katanga, Kasaï, Zambie du nord, la mélodie du prélude venant
d’un chant de lutte du peuple kaonde), le tout engendrant une musique pleine de
bruits, de fureur, de dissonances, d’une libre inventivité qui, parfois, tend à
paraître comme improvisée, rehaussée de rythmes puissants, d’immenses
crescendos d’une amplitude considérable et des diminuendos extraordinairement rugueux.
L’opéra s’articule sur l’alternance persistante entre de longs passages
statiques permettant la méditation et des interludes où l’orchestre déverse des flots de sons torrentiels et brutaux, tandis que la vocalité peut se faire particulièrement
tendre, voire candide dans l’épisode évoquant la jeune fille morte qui cherche
sa mère dans l’obscurité. C’est d’ailleurs aux femmes que sont le plus souvent
réservés les moments les plus émouvants et lyriques, la mère de la jeune fille
morte, la jeune fille elle-même, sommet émotionnel de la partition situé dans
la première scène du cinquième acte, la conductrice du camion accidenté et
l’épouse du directeur, auxquels il convient d'ajouter la voix de contralto aigu du jeune homme
amputé confiée à un contre-ténor, tous rôles inspirés de la culture luba caractéristique de
la région. Parra signe ici une partition d’un lyrisme singulièrement expressif
qui suscite les émotions les plus variées soutenues et amplifiées par une
orchestration dense, richement colorée d’une polyphonie amplement variée en timbres, nuances et intonations, des phrasés alliant vitalité et
transparence qui, avec des instruments plus ou moins conventionnels, comme
le waterphone et la guitare électrique country jouée sur le plateau par le
Kinois Kojack Kossakamvwe spécialiste de la rumba, enluminent le texte de leur précieux écrin.
La mise en scène du scénariste Milo Rau, claire, dépouillée, mue par une direction d’acteur au cordeau, se déploie avec naturel au sein d’une scénographie d’Anton Lukas particulièrement lisible avec en fond de scène la carcasse calcinée et défoncée d’un énorme semi-remorque renversé, avec à l’aplomb un écran de cinéma sur lequel sont projetées des images d'un film documentaire tourné sur les lieux du drame par Moritz von Dungern parfois insoutenables tant il y a de corps déchirés, déchiquetés, enfants et adultes confondus.
Bruno Serrou
1) Les cinq actes portent des titres distincts, respectivement Les richesses de la terre, Le milliardaire, L’acide sulfurique, Les mondes disparus et Les adieux.
2) Distribution des rôles : Le
Directeur (ténor), la Femme du Directeur (mezzo-soprano), le Chauffard
(mezzo-soprano), le Prêtre (basse), le jeune Prêtre (basse), le Garçon qui a
perdu ses jambes (contre-ténor), l’Avocate/l’Enfant mort (soprano), la Mère de
l’enfant mort (soprano), le Librettiste et victimes (rôles parlés)
3) Nomenclature de l’orchestre de Justice (soixante-dix musiciens) :
flûte piccolo, deux flûtes, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes en si
bémol, clarinette basse, deux bassons, contrebasson, quatre cors en fa, trois
trompettes en ut, trois trombones, tuba, timbales, trois percussionnistes
jouant des instruments à lamelles (vibraphone, xylophone, marimba), piano,
harpe, guitare électrique, douze premiers violons, dix seconds violons, huit
altos, six violoncelles, quatre contrebasses
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