Paris. Philharmonie de Paris / Festival d'Automne à Paris. Cité de la Musique, Salle des Concerts, et Philharmonie de Paris, Salle Pierre Boulez. Vendredi 16 et lundi 20 novembre 2023
Portant avec force et conviction le
gigantesque projet que constitue la réalisation du cycle complet des sept opéras
Licht de Karlheinz Stockhausen totalisant
plus d’une trentaine d’heures qu’il aborde dans un ordre différent de ceux de
la genèse des œuvres et des jours de la semaine qu’elles évoquent, Maxime
Pascal vient de donner le cinquième volet de sa production, en fait le dernier composé
par son auteur. C’est en effet Sonntag aus Licht (Dimanche de Lumière), opéra en cinq scènes et un
adieu, que le chef français vient de diriger à la tête de dix chanteurs
solistes, une voix d’enfant, quatre instruments solos, deux chœurs, deux
orchestres, électronique et projection du son, avec le collectif Le Balcon, la
Maîtrise de Paris, le Chœur Stella Maris, l’Orchestre de Chambre de Paris,
l’Orchestre de l’Académie du Conservatoire National Supérieur de Musique et de
Danse de Paris, six chefs d’orchestre et cinq chefs de chœur. Une aventure
mystique fantastique qu’il faut avoir vécu au moins une fois dans sa vie. Captivant !
Pour donner les quatre heures trente-six minutes de musique de Sonntag aus Licht Maxime Pascal a choisi de répartir l’exécution de l’œuvre en deux soirées, la première étant dédoublée parce que donnée dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique tandis que la seconde investissait la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie deux fois plus vaste. Ainsi les scènes 1 et 2 ont été données vendredi et samedi, les trois dernières scènes lundi, la cinquième étant jouée deux fois, à la Philharmonie la version orchestre et chœur (ce dernier retransmis en direct sur grand écran), et à la Cité de la Musique celle pour chœur et orchestre, le dispositif étant préservé tandis que le public changeait de salle.
Il aura fallu vingt-et-un ans (1972-2003) à Karlheinz Stockhausen (1928-2007) pour arriver au terme de son grand-œuvre, le cycle autobiographique de sept opéras réunis sous le titre générique de Licht (Lumière). Il en faudra huit (2018-2026) à Maxime Pascal pour monter la première production intégrale française. Pour la cinquième journée qu’il a choisi de monter, après Donnerstag aus Licht en novembre 2018 (http://brunoserrou.blogspot.com/2018/11/donnerstag-aus-licht-de-karlheinz.html), Samstag aus Licht en juin 2019, Dienstag aus Licht en octobre 2020, et Freitag aus Licht en novembre 2022 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/11/a-lopera-de-lille-avec-la-creation.html), Sonntag aus Licht (1), le chef d’orchestre a associé sa propre structure, Le Balcon, à la Philharmonie de Paris et au Festival d’Automne à Paris, partenaires constants du cycle en son ensemble. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires, se félicitait Maxime Pascal en 2018 lorsque je l’interviewais peu avant le commencement de son cycle Licht ouvert sur Donnerstag aus Licht (Jeudi de Lumière) Salle Favart, suivi la même année de Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) à la Philharmonie. Avec Pierre Henry, Stockhausen a exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) d’une trentaine d’heures composé entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Rappelons ici que le directeur-fondateur de l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand et siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des master-classes par des proches de Stockhausen, dont la clarinettiste Suzanne Stephens pour qui il écrivit la partie de cor de basset représentant le personnage d’Eve. « J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Stockhausen lui-même, tous ayant participé à la création du cycle », rappelait Maxime Pascal, qui avait donné des extraits de Jeudi de Lumière dès le tout premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la mort du compositeur.
Le cycle entier est centré sur le combat entre deux anges qui se confrontent. Michaël, combinaison des figures de l’archange Michel, du Christ, de saint François d’Assise, de Jupiter et de Donner, s’incarne parmi les hommes. Il tombe en empathie avec l’humanité, les animaux et la nature. Michaël s’oppose à Lucifer, ange déchu qui abhorre les hommes. Les sept opéras sont centrés sur la confrontation de ces deux anges. Dans le premier volet qu’il a composé, Donnerstag aus Licht, Stockhausen dépeint sa propre jeunesse En effet, très tôt, il a vu sa mère enfermée dans un hôpital psychiatrique où elle allait être euthanasiée par les nazis, puis son père sera tué sur le front de l’Est, tandis que lui-même sera embrigadé comme ambulancier à seize ans. « Jeudi de Lumière, rappelait Maxime Pascal en 2018, conte cette enfance tragique et traumatisante d’où est née sa nature profonde de créateur, comme la fuite d’un enfant dans un monde surnaturel de sons cosmiques. Les gens s’en moquaient, jusqu’à Pierre Boulez, qui lui écrivait ’’Tu es un fou naïf’’, phrase que Stockhausen a reprise pour la mettre dans la bouche de Lucifer... »
Composé entre 1998 et 2003, se présentant en cinq scènes - Lumière-Eau-Salut de Dimanche (1998-1999), Processions d’Anges (2000), Lumière-Images (2002-2003), Parfums-Signes (2002), Mariages (2001-2002) - suivies de L’Adieu du Dimanche (2001-2003), Sonntag aus Licht constitue l’ultime volet du cycle et se présente comme sa synthèse. Dans l’opéra, la Terre et la vie qu’elle engendre résultent de l’union de la lumière et de l’eau, éléments présents dès la scène d’entrée. Centré sur le système solaire et les relations des planètes qui tournent autour du soleil, et s’agissant du jour du mariage des personnages centraux de l’œuvre, Eve, mère cosmique qui engendrera Montag aus Licht (Lundi de Lumière), et Michaël, souverain de l’Univers, les cinq scènes, plus rituels et méditations que drames, content la célébration mystique de leur union par le biais de propagations de sons, de lumières, d’eau, de symboles, d’encens et autres parfums. Alors qu’un jeune garçon s’envole dans les airs sur un cheval-Pégase, arrivé au terme de l’ouvrage, le cycle Licht peut recommencer en son entier… La célébration de l’Amour, du mariage et de la nature intervient dans la scène ultime jouée deux fois en cinq langues (hindi, chinois, arabe, anglais et swahili).
Chacune des scènes adopte une forme et des effectifs qui lui sont propres, toutes enrichies d’un dispositif électronique et spatialisées. La première scène, qui s’ouvre sur un duo avec synthétiseur spatialisé entre Eve (soprano) et Michaël (ténor), qui accompagnent l’entrée des vingt-neuf musiciens de l’orchestre, les dix-sept les plus aigus correspondant à la formule de Michaël portant une lumière bleue, les douze les plus graves se voyant chargés de la formule d’Eve dotés d’une lumière verte. La circulation des timbres qui découle de leurs mouvements engendre des tournoiements dans l’espace sur deux couches simultanées en douze vagues successives évoquant les planètes et les lunes du système solaire dont les noms imprègnent le livret. A la fin, les instrumentistes boivent de l’eau et se retirent, tandis que les deux chanteurs se lancent dans un duo.
La
deuxième scène est pour soprano, contralto, ténor, basse et chœur a capella.
Sept groupes d’Anges se meuvent continuellement dans l’espace, chantant des
prières en autant de langues. Le septième groupe, formé de quatre solistes,
Anges de Joie ou Anges du Dimanche, s’exprime en allemand, les six autres
chœurs sont les Anges de l’Eau (Anges du Lundi), les Anges de la Terre (Anges
du Mardi), les Anges de la Vie (Anges du Mercredi), les Anges de la Musique
(Anges du Jeudi), Anges de la Lumière (Anges du Vendredi), Anges du Paradis
(Anges du Samedi) qui s’expriment en hindi, chinois, espagnol, anglais, arabe
et swahili. La scène trois est pour ténor, flûte avec modulation à anneau, cor
de basset, trompette avec modulation à anneau, clavier
électronique/MIDI/synthétiseur et images de lumières (ad libitum), la musique est accompagnée par des
projections d’images extrêmement lumineuses, ce qui donne le titre de cette
scène, Licht-Bilder. La flûte et le cor de basset sont
l’incarnation d’Eve tandis que le ténor et la trompette représentent Michaël,
chaque paire s’exprimant de concert.
La quatrième scène est pour soprano aiguë, soprano, alto, ténor aigu, ténor, baryton, basse, voix d’enfant, cheval, clavier électronique/MIDI/synthétiseur, tandis que la cinquième est pour chœur mixte, maîtrise et orchestre, chacun étant assemblé en cinq groupes de six membres dirigés par autant de chefs, les tempi étant différents et en constante évolution, tandis que s’extraient des binômes et des trinômes instrumentaux dialoguant et joutant en cinq duos et deux trios virtuoses et ludiques à l’avant-scène. Les groupes instrumentaux dont ils émanent sont formés en cinq sextuors en vis-à-vis de trois violoncelles et trombones, trois bassons et cors, trois clarinettes et altos, trois hautbois et trompettes, trois violons et flûtes, tandis que les cinq groupes choraux sont en sextuors et octuors et chantent le même matériau que l’orchestre mais avec un retard de quelques secondes. De caractère planant, au point que les non-adeptes de cette posture peuvent ressentir quelques longueurs dans chaque scène, remarquablement écrit, avec de sublimes parties vocales et chorales riches d’une polyphonie rutilante dont Stockhausen a le secret, magnifiquement orchestré, doté d’une partie électronique extraordinaire, l’œuvre est emplie de sortilèges, dégageant un magnétisme subjuguant, non loin de l’hypnose tant il capte l’auditeur qui en oublie le temps qui passe et qui se laisse volontiers porter au rêve tout en étant fasciné par la variété, la densité de l’œuvre, la diversité des couleurs, les sons inouïs que Stockhausen invente à chaque page.
Chanteurs et instrumentistes solistes jouent par cœur une partition pour le moins complexe, même si les textes sont durant de longues séquences réduits au strict minimum, voire carrément style grenouille de bénitier, et d’autres sont plus alambiqués et peu évidents à mémoriser, notamment dans la quatrième scène, dont l’axe est le chiffre mystique « 7 », emblème de Licht, expliqué par six solistes vocaux, tandis que les sept parfums attachés à chaque jour de la semaine évoquent des zones géographiques spécifiques, cuchulainn, parfum d’origine celte le Lundi, kyphi, fragrance sacrée dont la formule a été découverte sur les murs d’un temple égyptien le Mardi, le mastic grec le Mercredi, la rosa mystica italienne le Jeudi, le tate yunanaka venu des Andes le Vendredi, le bois d’agar indien ud le Samedi et l’encens naturellement pour le Dimanche qui embaument à tour de rôle la salle entière. Les solistes, aux gestes et aux couleurs codifiés, suivent un rituel, enchaînant trois solos, autant de duos et un trio sur les thèmes des jours de la semaine tout en brûlant les parfums un à un en évoquant origines et bienfaits jusqu’à ce que Eve appelle Michaël, qui apparait accompagné d’un cheval sous les traits d’un enfant, et entonne avec lui un duo mystique avant de pénétrer dans un autre monde…
Fascinante
et hypnotique, l’interprétation l’est tout autant que l’œuvre-même, à laquelle
elle instille la tenue et la dimension d’un authentique rituel. Mis en espace
avec simplicité et clarté mais une hauteur de vue impressionnante par Ted
Huffman et Maxime Pascal d’après les indications de Karlheinz Stockhausen, avec
des costumes richement colorés et clairement différenciés de Pascale Lavandier
bien mis en lumières par Bertrand Couderc et la vidéo de Pierre Martin Oriol,
la distribution est d’une unité et d’une musicalité imposantes. Côté chanteurs
solistes, il convient de saluer dès l’abord la remarquable prestation du ténor
Hubert Mayer, que l’on retrouve en quasi deus ex
machina dans les scènes 1, 3 et 4. A ses côtés, les
excellentes sopranos Michiko Takahashi qui ouvre l’opéra, Jenny Daviet et Pia
Davila dans la scène 4, ainsi que Marie Picaut dans la scène 2, la
mezzo-soprano Emmanuelle Monier elle aussi dans la scène 2, la contralto Léa
Trommenschlager dans la scène 4, les ténors Josue Miranda (scène 2) et Safir
Behloul (scène 4), les basses Florent Baffi (scène 2), Damien Pass et Antoin
Herrera-Lopez Kessel (scène 4), et l’enfant Aurélien Segarra (scène 4), ainsi
que les instrumentistes solistes Alice Caubit (cor de basset), Julie
Brunet-Jailly (flûte), Henri Deléger (trompette) dans la scène 3, Claire
Luquiens (flûte), Quentin d’Haussy (hautbois), Ghislain Roffat et Iris Zerdoud
(clarinette), Julien Abbes (basson), Matthias Champon (trompette et bugle),
Lucas Ounissi (trombone), Valentin Broucke (violon), Elsa Seger (alto) et
Clotilde Lacroix (violoncelle dans la scène 5, ainsi que Haga Ratovo (scène 1)
et Sarah Kim (scène 4) au synthétiseur et Augustin Muller au modulateur à
anneaux. L’Ensemble Le Balcon, l’Orchestre de Chambre de Paris, l’Académie du
Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, la Maîtrise de Paris et
le Chœur Stella Maris tous placés sous la direction polymorphe, solide et
onirique de Maxime Pascal ont somptueusement servi cette énorme partition aux
saveurs et aux difficultés multiples, à commencer par l’extraordinaire fluidité
liquoreuse et la variété de timbres, de couleurs et nuances de cette œuvre
d’une densité et d’une diversité singulières.
La suite de l’immense cycle Licht de Stockhausen est annoncé dans le programme de salle de Sonntag aus Licht à l’automne 2025 pour Montag aus Licht (Lundi de Lumière) et à l’automne 2026 pour Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière)... Deux ans... De quoi trouver la solution (logistique et financière) pour l’Helikopter-Streichquartett pour quatuor à cordes embarqué dans un quatuor d’hélicoptères avec équipements audio et vidéo et autant de pilotes et de techniciens que nécessitent les trente-deux minutes de la troisième scène de ce dernier opéra.
Bruno Serrou
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