vendredi 30 juin 2023

"Zémire et Azor" d'André Grétry conclut en conte de fée la saison lyrique parisienne 2022-2023 Salle Favart

Paris. Opéra Comique, Salle Favart. Mercredi 28 juin 2023 

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Julie Roset (Zémire), Philippe Talbot (Azor). Photo : (c) Stephan Brion

C’est à l’Opéra Comique qu’est revenu le soin de présenter l’ultime nouvelle production lyrique de la saison parisienne : Zémire et Azor d’André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813). L’histoire de la Belle et la Bête façon Comédie-ballet de la fin du XVIIIe siècle  

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Philippe Talbot (Azor), Marc Mauillon (Sander). Photo : (c) Stephan Brion

Longtemps négligé en France, André Grétry a connu de son vivant un vif succès partout en Europe, plus particulièrement en France, où il s’installa en 1768. Né le 11 février 1741 à Liège, alors capitale de la Principauté épiscopale du même nom au sein du Saint-Empire romain germanique qui sera intégrée à la France de 1795 à 1814 avant d’être attribuée aux Pays-Bas puis de faire partie du Royaume de Belgique à sa création en 1830. Né de père violoniste, Grétry, qui n’avait aucune prédisposition pour la musique, découvre sa vocation à l’écoute d’opéras bouffes Italiens, si bien qu’il finit par faire des études de chant puis de basse continue et de composition, avant d’obtenir une bourse d’étude à Rome, où il reste cinq ans et compose ses deux premiers opéras, La Vendemmiatrice en 1765, et Isabelle et Gertrude créé en 1766 à Genève, où il devient l’ami de Voltaire alors âgé de 74 ans. « M. Grétry est de Liège, écrira Grimm ; il est jeune, il est pâle, blême, souffrant, tourmenté, tous les symptômes d’un homme de génie. Qu’il tâche de vivre s’il est possible ! » C’est avec le quatuor vocal « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » extrait de Lucile créé en 1769 dont la mélodie sera reprise par Henri Vieuxtemps dans l’adagio de son Concerto pour violon n° 5 qu’il s’impose définitivement. Suivront plus de quarante opéras comiques jusqu’en 1803.

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Julie Roset (Zémire), Philippe Talbot (Azor), les danseurs Alexandre Lacoste, Antoine Lafon (deux Génies). Photo : (c) Stephan Brion

Créé devant la cour réunie château de Fontainebleau le 9 novembre 1771, repris le 16 décembre suivant à la Comédie-Italienne, qui, devenue Opéra Comique, le maintiendra à l’affiche jusqu’en 1802, Zémire et Azor est le treizième ouvrage scénique de Grétry. Opéra-ballet en quatre actes écrit pour les fiançailles du roi Louis XVI et de Marie-Antoinette dont Grétry deviendra le compositeur favori, son sujet se fonde sur un livret de l’encyclopédiste Jean-François Marmontel (1723-1799), proche de Voltaire et antagoniste de Jean-Jacques Rousseau, lui-même inspiré par le conte de fées pour enfants La Belle et la Bête (1756) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1776) transposé dans l’Orient des Mille et une Nuits. L’écho de cette œuvre est tel qu’il sera pendant vingt-cinq ans le cinquième opéra-comique le plus joué en France et en Europe, touchant jusqu’à Mozart, qui acquit un exemplaire de la partition…

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Philippe Talbot (Azor), Michel Fau (une fée). Photo : (c) Stephan Brion

L’intrigue narre l’histoire d’un père commerçant malheureux en affaires (Sander), de ses trois filles (Zémire, Lisbé, Fatmé) et d’un prince hideux mais richissime qui s’avèrera charmant (Azor) dont le lien avec Cendrillon ne tient certainement pas du simple hasard. S’y ajoutent un esclave (Ali) et une Fée odieuse et anonyme. Mêlant poésie et humour, l’œuvre suit le parcours initiatique de Zémire et célèbre la pureté de ses sentiments, amour filial et un si grand amour qu’il transfigurera un monstre en prince charmant. L’on ne peut qu’être séduit par la beauté de la langue versifiée de Marmontel, que l’on se plaît à goûter à satiété dans les dialogues dont on ne se lasse pas, contrairement à ceux de trop nombreuses œuvres du genre.

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Philippe Talbot (Azor), Julie Roset (Zémire), Margot Genet (Lisbé), Marc Mauillon (Sander), Séraphine Cotrez (Fatmé). Photo : (c) Stephan Brion

Au sein d’une scénographie tenant de l’art naïf traversée d’apparitions roulantes et volantes conçue par Hubert Barrère - également auteur des costumes dans le même esprit - et Citronnelle Dufay qui donnent à la production un côté cucul-la-praline façon farce par Michel Fau, qui comme à son habitude, intervient dans son propre spectacle, cette fois en méchante fée ballerine travestie surchargeant assurément le trait aux côtés de deux danseurs accoutrés du même tutu noir que le metteur en scène. Il en résulte néanmoins un spectacle plein de charme, le passage du dialogue parlé au chant s’effectuant sans que l’auditeur y prenne garde, les transitions étant réalisées avec grand naturel. Ce qui n’était possible que par une collaboration étroite entre tous les membres de l’équipe artistique, du chef d’orchestre (Louis Langrée, également directeur de l’Opéra Comique) au metteur en scène (Michel Fau) en passant par le chef de chant et bien évidemment les chanteurs. 

André Grétry (1741-1813), Zémire et Azor. Sahy Ratia (Ali), Julie Roset (Zémire). Photo : (c) Stephan Brion

Ces derniers constituent une équipe très homogène avec la charmante et naïve Zémire de la soprano Julie Roset et l’Azor éperdu du ténor Philippe Talbot en scarabée noir qui se métamorphose à la fin en Luis Mariano dont il a le timbre vocal en plus étoffé. A leurs côtés, quatre personnages veules, le père Sander du baryton Marc Mauillon, qui excelle dans son emploi de vieillard faible et pitoyable, l’excellent ténor Sahy Ratia en esclave Ali pétochard mais prêt à tout pour complaire à sa maîtresse dont il est éperdument amoureux, et les sœurs Lisbé et Fatmé (qui ont tout des atours psychologiques des sœurs de Cenerentola, Tisbe et Clorinda dans l’opéra bouffe de Rossini créé quarante-cinq ans plus tard) tenus avec humour par la soprano Margot Genet et la mezzo-soprano Séraphine Cotrez. L’orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Écurie joue avec entrain et ravissement la partie particulièrement inspirée que lui confie Grétry, sous la direction précise, vivifiante et solaire de Louis Langrée, qui met parfaitement en évidence l’élégance de la partition et l’alliage subtile entre déclamation et chant, texte et musique.

Bruno Serrou

mercredi 28 juin 2023

Rutilant concert Shakespeare du Met Orchestra et de son directeur musical Yannick Nézet-Séguin à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 27 juin 2023

Yannick Nézet-Séguin, Met Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Orchestre de fosse se produisant régulièrement en concert, soit sur le plateau du Metropolitan Opera de New York soit à Carnegie Hall ou en tournée, The Met Orchestra et son directeur musical, le Canadien Yannick Nézet-Séguin donnent cette semaine à la Philharmonie de Paris, entourés de quantité de leurs mécènes qui les accompagnent dans leur tournée, deux concerts aux programmes distincts autour de l’œuvre dramatique de William Shakespeare puis d'un programme Hector Berlioz (extraits des Troyens et la Symphonie fantastique).

Yannick Nézet-Séguin, Met Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Son ADN d’orchestre lyrique a conduit le Met Orchestra et son directeur musical Yannick Nézet-Séguin à présenter deux programmes judicieusement centrés sur la figure tutélaire de la langue anglaise, le plus grand poète dramaturge de l’idiome britannique, William Shakespeare (1564-1616), qui a inspiré un nombre considérable de musiciens de tous les pays et de toute envergure, de Thomas Morley et Henry Purcell à Pascal Dusapin et Thomas Ades pour ne citer que quatre parmi les dizaines de compositeurs qui, de la Renaissance à nos jours, auront posé leur musique sur les vers de l’auteur élisabéthain, rendant ainsi un juste hommage à celui qui célébrait la musique à travers quelques deux mille références, les premiers compositeurs à mettre ses vers en musique étant ses contemporains et compatriotes Thomas Morley déjà cité, Robert Johnson, John Dowland et William Byrd.  

Yannick Nézert-Séguin, Met Orchestra, public de la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Alexandre Wallon / Philharmonie de Paris

Devant un tel cursus, il est évidemment inévitable d’effectuer un choix drastique forcément frustrant, mais en deux soirées de deux heures, même aux forceps, il est impossible d'être exhaustif, même en ne sélectionnant qu’une seule mesure de chacun des compositeurs ayant puisé plus de quatre siècles durant leur inspiration chez Shakespeare.

Yannick Nézet-Séguin, Met Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Avant la symphonie dramatique Roméo et Juliette d’Hector Berlioz le mercredi 28 juin, le Met Orchestra a sélectionné pour le premier de ses deux programmes quatre partitions shakespeariennes d’autant de compositeurs des XIXe, XXe et XXIe siècles puisées dans quatre drames du dramaturge né dans le comté du Warwickshire, au centre de l’Angleterre. C’est avec la festive suite de Danses symphoniques de « West Side Story » que le célèbre compositeur chef d’orchestre Leonard Bernstein (1918-1990) tira en 1960 de sa comédie musicale West Side Story, adaptation de Roméo et Juliette dans le Bronx des années 1950 écrite en 1957 pour le chorégraphe Jérôme Robbins que Yannick Nézet-Séguin a débuté la première soirée. Se sont ainsi imposés dès les premiers instants une phalange typiquement états-unienne, malgré une disposition de ses effectifs de cordes à l’allemande, les violons se faisant face, les premiers à jardin les seconds côté cour, séparés par les violoncelles et les altos, contrebasses derrière les violoncelles et à côté des cors. Les sonorités de l’orchestre sont étincelantes, rondes, charnelles, parfois à la limite du clinquant mais toujours sûr, virtuose, extraordinairement musical et expressif, ne révélant pas la moindre faute d’attaque, le plus écart de justesse, le plus léger décalage. Une telle homogénéité est proprement fascinante. Après ces brillantes danses de Bernstein, Story, il a fallu traverser un tunnel dont la dizaine de minutes est apparue interminable, une musique mielleuse écrite au kilomètre dont seuls les Etats-Unis ont le secret, un « création » insipide d’un compositeur sans personnalité, l’ennuyeux Heath - King Lear Sketches (Bruyère - Fragments du Roi Lear) du compositeur Bostonien polymorphe Matthiew Aucoin (né en 1990, il est également chef d’orchestre, pianiste, écrivain, directeur de compagnie lyrique). L’œuvre qui suivait a a contrario soulevé l’enthousiasme, tant l’interprétation s’est avérée extraordinairement tendue, dramatique, déchirante, éperdue, brûlante, en un mot une hallucinante « ouverture-fantaisie » Roméo et Juliette de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893).

Yannick Nézet-Séguin, Met Orchestra, solistes d'Otello (à droite, Russell Thomas et Angel Blue). Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie était entièrement dévolue à l’Otello de Giuseppe Verdi (1813-1901). Au seul Acte IV hélas, car la distribution et l’interprétation enflammée qui étaient offertes par les forces du Metropolitan Opera étaient extraordinairement prenantes (mais il manquait ici les chœurs, qui tiennent une place considérable dans la partition de Verdi, seul l'acte IV en est dépourvu)...  Ce fabuleux quatrième acte d’Otello joué avec une tension inouïe par un orchestre de braise (magnifique cor anglais de Pedro R. Diaz) a été chanté par une distribution afro-américaine portée par une fulgurante Desdémone chantée par une solaire Angel Blue aux aigus rayonnants découverte à l’Opéra de Paris en Marguerite de Faust de Charles Gounod puis dans Tosca à Aix-en-Provence et avec qui Yannick Nézet-Séguin était venu à la Philharmonie en septembre dernier avec le Philadelphia Orchestra (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/le-philadelphia-orchestra-et-yannick.html) et, face à elle, un Maure de Venise puissant du ténor Russell Thomas, entendu pour la première fois à Paris cette sanson dans La Forza del Destino de Verdi à l’Opéra de Paris. Il est regrettable que les noms des cinq chanteurs qui complétaient la distribution n’aient pas pu figurer dans le programme de salle, et soient restés anonymes, particulièrement l’excellente Emilia… dont j'apprends le nom de la titulaire du rôle après publication du présent compte-rendu, Deborah Nansteel (mezzo-soprano), ainsi que ceux d'Errin Duane Brooks (ténor), Michael Chioldi (baryton), Richard Bernstein et Adam Lau (basses). 

En bis, Yannick Nézet-Séguin a dirigé une page d’orchestre de la première compositrice afro-américaine à avoir écrit et fait jouer une symphonie par un grand orchestre de son pays, le Chicago Symphony Orchestra, Florence Price (1887-1953), également organiste et pédagogue.

Bruno Serrou

lundi 26 juin 2023

Troisième semaine du Festival ManiFeste de l’Ircam : remarquables prestations au service de la création du SWR Vokalensemble et des Orchestres Philharmonique de Radio France et National d’Ile-de-France

Paris. Festival ManiFeste de l’Ircam. Philharmonie de Paris-Cité de la Musique, Radio France-Studio 104, Centre Georges Pompidou-Grande Salle. Lundi 19, vendredi 23, samedi 24 juin 2023 

Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 19 juin, ManiFeste proposait à la Cité de la Musique un concert extraordinaire d’œuvres chorales a capella consacrées à l’Eternité de l’Âme et à sa lumière, par le fantastique SWR Vokalensemble dirigé à la perfection, le geste précis, clair, limpide, fluide, par son chef permanent depuis deux ans, Yuval Weinberg, avec deux partitions magistrales de György Ligeti (1923-2006), un fabuleux Lux aeterna (1966) d’une force, d’une précision phénoménales, d’une fluidité, d’une tension dramatique inouïes, à plus de mille coudées au-dessus de ce qu’avait donné à entendre le Chœur de Radio France le 1er juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/dirige-par-le-tcheque-jakub-hrusa.html), et les transcendantes Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (Trois Fantaisie d’après Friedrich Hölderlin), les vers du grand poète allemand au psychisme tourmenté Friedrich Hölderlin (1770-1843) inspirant en 1982 au compositeur hongrois des pages intensément lyriques empreintes d’harmonies nocturnes aux lumières constellées et des micropolyphonies à exécuter à une vitesse telle qu’elles transmettent à l’auditeur de façon irrésistible la folie du poète. 

Justė Janulytė, Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Ces deux grandes partitions chorales du maître hongrois ont préludé à une pièce intense de son compatriote Márton Illés (né en 1975), Chorrajzok op. 24 (Dessins chorals) sur trois poèmes d’Árpád Tóth (1886-1928) - Les couleurs sombres rougeoient, Fièvre, colère, agonies…, L’air tournoie dans le vortex de parfums voluptueux -, donné en création française contenant des pages à l’archaïsme touchant, d’autres adoptant la luminosité nocturne des Fantaisies de Ligeti, la création mondiale du planant et enveloppant Iridescence pour voix vocal et électronique en temps réel, fruit d’une commande de la SWR et de l’Ircam à la compositrice lituanienne Justė Janulytė (née en 1982) pour le centième anniversaire de György Ligeti, métaphore musicale réussie en forme de vagues de la lumière à partir de son Lux aeterna sur une phrase tirée du poème Star Hole de l’écrivain étatsunien Richard Brautigan (1935-1984) - « Je suis assis là tout au bord d’une étoile » - répétée à l’infini...

Alberto Posadas (né en 1967), Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

... Et surtout, en première audition française, le bouleversant Ubi sunt pour vingt-quatre voix a capella en double chœur, réponse à une commande des mécènes français Françoise et Jean-Philippe Billarant et de la SWR à l’Espagnol Alberto Posadas (né en 1967), qui, à chacune de ses œuvres nouvelles, s’impose comme l’un des compositeurs les plus considérables de notre temps. Le compositeur, qui a voulu créer ici une passerelle entre présent et passé, a puisé le titre de l’œuvre dans les premiers mots d’une phrase latine de la littérature médiévale dont les origines remontent à la Bible, « Ubi sunt qui ante nos in hoc mundo fuere? » (Où sont ceux qui étaient avant nous dans ce monde ?). Posadas y associe la poésie de Novalis, Stefan George et Maître Eckhart, des versets de l’Evangile selon saint Marc, une inscription trouvée dans la crypte d’une église romaine et des textes écrits pour l’œuvre-même. Se fondant dans la tradition de la musique vocale depuis le haut Moyen-Âge (antienne, psalmodie, récitatif accompagné, ritournelle, superposition de quatre langues - allemand, espagnol, italien, anglais), cette pièce d’une vingtaine de minutes est en fait d’une fructueuse originalité, avec ses vingt-quatre voix réparties en deux chœurs symétriques d’où découlent une diversité saisissante de relations, du tutti à la division en vingt-quatre voix selon des modalités telles que la circularité du son, la spatialisation, les contrastes de registres entre voix de femmes et voix d’hommes.  

Pascal Rophé, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le neuvième concert ManiFeste auquel j’ai assisté avait pour cadre vendredi 23 juin le Studio 104 ex-Messiaen de Radio France. Or, il s’agissait d’un concert symphonique à gros effectifs qui aurait dû avoir sa place dans l’enceinte de l’Auditorium, tant le « 104 » aura ressemblé à une boîte de sardines pour un orchestre de cent musiciens et les dégagements terriblement étriqués pour que le public puisse écouter les œuvres avec le recul nécessaire aux oreilles humaines souhaitant goûter pleinement les sons et les polyphonies des œuvres proposées. Annoncé sans entracte, le concert en aura finalement compté deux, tant les changements de plateaux se seront éternisés en raison d’effectifs, de dispositions et de dispositifs incompatibles les uns avec les autres… L’Orchestre Philharmonique de Radio France était en partie associé à l’Ensemble Intercontemporain, tous deux dirigés de main de maître par un infaillible Pascal Rophé. La soirée s’est ouverte sur une pièce réunissant un orchestre symphonique de quatre vingt dix musiciens et l’électronique sans personnalité consistante de l’Iranienne Aida Shirazi (née 1987), commande de l’Ircam et de Radio France intitulée T O  R     N (« DE C  H   I  R    E ») donnée en création mondiale qui semblerait vouloir décrire des sentiments suscités par le déracinement et l’exil, l’électronique étant censée être l’expression de l’âme souffrant sans répit et interagissant tel un miroir avec l’orchestre.

Rebecca Saunders (née en 1967), Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Suivait le puissant Wound (Blessé) pour ensemble de douze instruments (hautbois, trompette en ut, clarinette basse et clarinette en si bémol, trombone, percussion, deux pianos, guitare électrique, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et orchestre (deux flûtes dont une aussi piccolo, deux hautbois, trois clarinettes en si bémol dont une aussi clarinette basse, deux bassons dont un aussi contrebasson, quatre cors, trois trompettes en ut, trois trombones ténor, tuba basse, quatre percussionnistes, accordéon, harpe, dix violons I, dix violons II, huit altos, huit violoncelles, six contrebasses) de la Britannique Rebecca Saunders (née en 1967) fourmillant d’idées tendues jusqu’à la déchirure entrecoupée de silences tels des lézardes cutanées et proposant un véritable concerto pour deux formations bien mises en relief par un travail clairement distinct, complémentaire et parfois fusionnel, mais l’œuvre de quarante minutes apparaît trop longue d’une dizaine de minutes tant le développement reste figé sur les mêmes séquences. 

Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux semaines après Amériques par l’Orchestre de Paris dirigé par Alain Altinoglu à la Philharmonie de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/premiere-semaine-du-festival-manifeste.html), l’on retrouvait vendredi 23 juin avec grand plaisir Edgar Varèse (1883-1965) pour l’extraordinaire et trop rare Arcana, qui concluait le concert en apothéose, sur le plateau hélas trop étroit du Studio 104, et assis au quatrième rang, ce qui aura nui à la polyphonie et aux saillies des pupitres solistes. Ce qui est d’autant plus regrettable que l’Orchestre Philharmonique de Radio France était en très grande forme et il est apparu clairement que Pascal Rophé, gestes précis, poignets souples, profil engagé dans l’œuvre et se fondant dans l’orchestre comme pour chanter avec les pupitres à chacune de leurs interventions, ce qui témoigne à la fois de sa connaissance de l’œuvre, de son plaisir de la diriger, de sa grande estime pour cette partition hors normes.

Léo Margue, Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le dixième rendez-vous de ManiFeste 2023 se déroulait dans la Grande Salle du Musée d’Art Moderne Georges Pompidou, remplie à ras bord côté public comme sur le plateau. Jamais en effet n’avaient été réunis autant de musiciens à la fois sur cette scène : cinquante-deux instrumentistes de l’Orchestre National d’Ile de France dirigés par Léo Margue, pianiste, saxophoniste, ex-assistant de Matthias Pintscher à l’Ensemble Intercontemporain, actuel directeur de l’Ensemble 2e2m pour la finale du Concours de jeunes compositeurs Élan, deuxième édition du prix international de composition pour orchestre créé par l’Ircam et l’Orchestre National d’Île-de-France (1). Trois finalistes ont été retenus, deux sud-coréennes et un polonais, chacun ayant dû composer une œuvre en cinq courts mouvements pour flûte solo et orchestre interprétée par chacune des trois flûtistes de l'ONDIF, Hélène Giraud, Sabine Raynaud et Nathalie Rozat

Leehwa Hong (née en 1995), Hélène Giraud (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Le premier candidat dans l’ordre de passage déterminé par tirage au sort a été une candidate, la Sud-Coréenne Leehwa Hong (née en 1995), étudiante en troisième cycle du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, qui a proposé Rivière d’écoute, dont la gageure voulait être une métaphore musicale de l’eau portée par le courant. La deuxième pièce était celle du jeune Polonais Andrzej Ojczenasz, né à Cracovie en 1992, élève de l’Académie de musique Krzysztof Penderecki de Cracovie. Ses Deux essences révèlent un musicien qui aime l’orchestre, tant son écriture met en valeur le potentiel sonore des différents pupitres instrumentaux, avec la flûte solo qui représente « l’essence personnelle » et l’orchestre « l’essence sociale », selon le compositeur. 

Selim Jeon (née en 1994) vainqueur du Concours Elan 2023, Nathalie Rozat (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Troisième candidat, seconde Sud-Coréenne, Selim Jeon (née en 1994), avec Kiss (Baiser) inspiré par le freudien concept de libido, ce qui n’apparaît pas clairement à l’écoute, mais où l’on apprécie le travail instrumental sophistiqué et fort judicieux avec structure, durée, rythme, orchestration sont en constante évolution à l’intérieur de chacun des cinq mouvements d’une durée moyenne de deux minutes. C’est cette dernière œuvre qui a été couronné vainqueur du Concours, avec le Premier Prix du  jury et le Prix des musiciens de l’Orchestre National d’Île-de-France, tandis que Deux essences d’Andrzej Ojczenasz s’est vu attribué le Prix du public. 

Alexandre Jamar (né en 1995), Joao Svidzinski (réalisateur en informatique musicale Ircam), Florence Dumont (harpe), Orchestre National d'Îme-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

Pendant que le jury délibérait, l’Orchestre National d’Île-de-France et sa harpiste Florence Dumont dirigés par Léo Margue donnaient en création mondiale We will not waste a vowel (Nous ne perdrons pas une voyelle, titre puisé dans la Disparition de Georges Perec) pour harpe, orchestre et informatique en temps réel remarquablement orchestrée mais à la partie de harpe trop minimaliste (une exposition systématique de gammes ascendantes) du Français Alexandre Jamar (né en 1995), vainqueur de l’édition 2022 du concours Élan (2).

Bruno Serrou

1) Membres du jury 2023 : Isabel Mundry (compositrice, présidente du jury), Frank Madlener (directeur de l’Ircam), Edith Canat de Chizy (compositrice), Blandine Berthelot (conseillère artistique de l’Orchestre National d’Île-de-France), Hélène Giraud (première flûte solo de l’Orchestre National d’Île-de-France), Léo Margue (chef d’orchestre), Estelle Lowry (Maison de la Musique Contemporaine), Elsa Vautrin (Editions Durand Salabert Eschig - Universal Music), Anne Montaron (France Musique)

2) La troisième édition du Prix Elan, Concours international de composition pour orchestre se déroulera du 10 au 15 juin 2024. Les candidatures sont à déposer avant le 9 novembre 2023 à l’adresse Internet suivante : www.ulysses.network.eu


dimanche 25 juin 2023

Alliage de passion, de drame et de burlesque, dirigé par Lorenzo Passerini et mis en scène par Eric Ruf, "La bohème" de Puccini a suscité les rires et les larmes Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 22 juin 2023 

Giacomo Puccini (1858-1924), La bohème. Acte IV. Selene Zanetti (Mimi), Pene Pati (Rodolfo). Photo : (c) Vincent Pontet / TCE

Composé en 1892-1895, créé le 1er février 1896 Teatro Regio de Turin sous la direction d’Arturo Toscanini, La Bohème de Giacomo Puccini est l’un des opéras les plus populaires de l’histoire du théâtre lyrique et les plus programmés dans le monde. Pourtant, l’on ne se lasse jamais de l’écouter et de le voir tant il s’y trouve d’éléments de renouveau et d’actualité pérenne. Cette œuvre est en effet riche en teneurs dramatiques et musicales d’une efficacité rare, que ce soit sur les plans vocal, harmonique, technique, instrumental et qu’en contenu psychologique, théâtral, culturel, sentimental. Assurément placé dans l’héritage de la tradition lyrique tendance lacrymal mais sans excès car ponctué d’humour et de légèreté, cet ouvrage est en vérité d’une créativité, d’une force psychologique, d’une efficiance dramaturgique et musicale exceptionnelle, le tout concentré en moins de deux tours d'horloge.

Giacomo Puccini (1858-1924), La bohème. Acte I. Marc Labonnette (Benoît), Antoine Duhamel (Marcello), Guilhem Worms (Colline), Francesco Salvadori (Schaunard), Pene Pati (Rodolfo). Photo : (c) Vincent Pontet / TCE

Pour son quatrième opéra après Le Villi (1884, révisé en 1885 et 1889), Elgar (1889, révisé en 1892 et 1905) et Manon Lescaut (1893), Giacomo Puccini (1858-1924) s’est montré particulièrement exigeant envers ses deux librettistes, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, au point de prendre une part extrêmement active à son élaboration à partir du roman-feuilleton en partie autobiographique de l’école réaliste paru à Paris en 1851 d’Henri Murger (1822-1861) et de la pièce qui s’ensuivit, Scènes de la vie de bohème, document majeur sur la vie des artistes-bohèmes parisiens au XIXe siècle. Murger présente en effet la bohème comme un état social transitoire de jeunes artistes ambitieux vivant entre Montmartre, les Iles Saint-Louis et de La Cité, le Louvre et la rue de la Harpe sans autre moyen d’existence que leur art, ce qui n’est possible qu’à Paris, et pouvant déboucher soit sur la reconnaissance institutionnelle (l’Académie) soit sur la maladie (l’Hôtel Dieu) voire la mort (la Morgue). Ainsi, le poète Rodolfo, le peintre Marcello, le musicien Schaunard et le philosophe Colline vivent joyeusement dans une mansarde sous les toits d’un immeuble, jusqu’au jour où Lucia, jeune brodeuse que l’on appelle Mimi, frappe à leur porte pour demander du feu afin de rallumer sa chandelle. Rodolfo en tombe immédiatement amoureux. Mais il s’avère très vite que Mimi est malade, ce qui conduit Rodolfo à prendre du recul dans le but de la pousser à trouver un amant plus riche que lui qui puisse prendre en charge les soins dont elle a besoin. Parallèlement, se poursuit difficilement une intrigue amoureuse entre Marcello et Musetta. Cette dernière informe les quatre amis qu’elle a croisé dans l’escalier Mimi, qui est très malade et veut retrouver Rodolfo. Musetta, Marcello, Colline et Schaunard réunissent le peu de biens qu’ils ont pour payer le médecin, mais il est trop tard : Mimi meurt, laissant Rodolfo effondré…

Giacomo Puccini (1858-1924), La bohème. Acte II, le Café Momus. Photo : (c) Vincent Pontet / TCE

La production inédite que propose le Théâtre des Champs-Elysées pour la fin de sa saison 2022-2023 est une grande réussite. La mise en scène et la scénographie d’Eric Ruf sont un véritable écrin au service de l’œuvre et des intentions des auteurs, romancier, librettistes et compositeur réunis. En fond de scène, dans les deux actes extrêmes, Marcello peint grandeur nature et sans vraiment avancer dans son travail, le rideau de scène de la Comédie-Française, dont Eric Ruf est l’actuel administrateur général. La direction d’acteur au cordeau fait des chanteurs d’authentiques comédiens formant une véritable troupe dont il émane une réelle connivence. Les costumes chamarrés et seyants de Christian Lacroix participent à la véracité de l’action, à l’instar des lumières de Bertrand Couderc qui magnifient non seulement les décors de Ruf mais aussi les costumes et les personnages, y compris le peuple de Paris et du café Momus dans le deuxième acte. La distribution est enthousiasmante, chaque personnage étant incarné avec authenticité, y compris les personnages secondaires, comme l’Alcindoro/Benoît de Marc Labonnette et le Parpignol de Rodolphe Briand. 

Giacomo Puccini (1858-1924), La bohème. Acte III, une barrière de Paris. Selene Zanetti (Mimi), Pene Pati (Rodolfo). Photo : (c) Vincent Pontet / TCE

Les rôles principaux sont magistralement tenus. A commencer par l’époustouflant Rodolfo du ténor samoan Pene Pati, au timbre lumineux et au chant naturel et fluide dignes d’un Luciano Pavarotti rayonnant de jeunesse. Le baryton français Alexandre Duhamel est un Marcello magistral, voix pleine et d’une grande élégance, le baryton italien Francesco Salvadori (Schaunard) et le baryton-basse français Guilhem Worms (Colline) complètent avec vaillance le quatuor d’artistes désargentés, tandis qu’Amina Edris, voix de velours, solide et fruitée campe une attachante Musetta. Reste l'ardente Mimi de Selene Zanetti, poignante, brûlante, généreuse, la voix est belle mais un rien trop sombre, les aigus sont parfois tendus, le vibrato est légèrement marqué. Le Chœur Unikanti, d’où s’extraient trois solides solistes (le douanier de Théo Kneppert, le sergent d’Arthur Cady, le vendeur ambulant de Simon Bieche) et la Maîtrise des Hauts-de-Seine sont très en place et participent joyeusement à l’acte II. Sous la direction mobile et expressive associant adroitement drame et bouffe du jeune chef lombard Lorenzo Passerini, tromboniste de fotmation - qui doit connaître et pratiquer mieux que personne la fameuse recommandation de Richard Strauss aux jeunes chefs d’orchestre : « Ne regarde jamais les trombones, cela ne fait que les encourager » -, l’Orchestre National de France exalte ce morceau de roi qu’est cette stupéfiante partition d’orchestre avec ses sonorités soyeuses, envoûtantes, judicieusement charnelles.

Bruno Serrou 

mercredi 21 juin 2023

Sombre et brûlant Roméo et Juliette de Charles Gounod à l’Opéra de Paris de Garnier à Bastille magnifié par la déchirante Juliette d’Elsa Dreisig et son ardent Roméo, Benjamin Bernheim

Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Mardi 20 juin 2023

Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette. Elsa Driesig (Juliette), Benjamin Bernheim (Roméo). Photo : (c) Vincent Poncet / Opéra national de Paris

Retour réussi à l’affiche de l’Opéra de Paris, où il a fait son entrée au répertoire le 28 novembre 1888, de Roméo et Juliette de Charles Gounod après trente-huit ans d’absence dans une noire coproduction avec le Teatro Real de Madrid

Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, production de Thomas Jolly. Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

L’on oublie trop systématiquement que Charles Gounod (1818-1893) n’est pas uniquement l’auteur de l’inoxydable opéra Faust et du néo-folklorique Mireille. Messe à sainte Cécile, Rédemption, Mors et vita sont d’oratorios significatifs. Parmi ses douze opéras, Roméo et Juliette, composé en 1866-1867 huit ans après Faust et trois ans après Mireille, constitue le troisième volet de ce triptyque lyrique universellement célèbre.

Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, production de YThomas Jolly. Photo : (c) Vincent Pontet / OnP

Après avoir puisé dans des œuvres romanesques chez Wolfgang von Goethe puis chez Frédéric Mistral, le compositeur français se tourne vers le théâtre de Shakespeare déjà adapté avec succès par Vincenzo Bellini pour la scène lyrique en 1830 et Hector Berlioz en 1839 pour la symphonie qualifiée de « dramatique », pour ne citer que les plus célèbres aujourd’hui qui sont aussi celle qui ont marqué Gounod, le premier opéra référencé datant de 1776 sous le titre Julie and Romeo du Bohémien Georg Anton Benda (1722-1795). Créé avec dialogues parlés au Théâtre-Lyrique à Paris le 27 avril 1867 avec un tel succès qu’il fit aussitôt l’objet d’une parodie de Joseph Eugène Dejazet sous le titre Rhum et eau en juillet, l’opéra de Gounod se fonde sur un livret en cinq actes des célèbres duettistes Jules Barbier et Michel Carré adapté de la tragédie éponyme de William Shakespeare (1564-1616) publiée à Londres en 1597. L’ouvrage fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris le 28 novembre 1888 sous la direction du compositeur dans une version remaniée à laquelle a été ajouté un ballet. La résonnance de l’œuvre repose sur ses quatre duos et trois airs de Roméo « Ange adorable » à l’acte I qui précède le premier duo, « Ah ! Lève-toi soleil » à l’acte II qui prélude au deuxième duo, et « Salut tombeau… Ô ma femme, ô ma bien aimée » qui précède l’ultime duo « Viens ! Fuyons au bout du monde ! » au terme duquel les deux amants de Vérone se meurent, ainsi que ceux dévolus à Juliette, la valse du premier acte « Je veux vivre dans ce rêve », et la scène du philtre, « Amour ranime mon courage » dans le quatrième acte.

Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette. Elsa Driesig (Juliette). Photo : (c) Vincent Pontet / OnP

Si l’on voit beaucoup de balcon sur le monumental décor tournant de Bruno de Lavenère, ce n’est pas uniquement dû au lieu de l’action et à la fameuse scène du balcon, mais parce que le metteur en scène Thomas Jolly a été fort marqué par la période du confinement de 2020 qu’il a vécu dans son appartement doté d’un balcon sur lequel il a déployé en mars une nappe en papier sur laquelle il avait écrit « Ce soir. 21h. Théâtre au balcon, Roméo et Juliette », son compagnon danseur vêtu en Juliette. C’est donc dans le grand escalier du Palais Garnier et les balcons qui l’environnent transplantés sur la scène de l’Opéra Bastille qu’il situe la totalité de l’action, synthétisant ainsi son vécu de confiné et le cadre de la tragédie de Shakespeare, Vérone, et sa fameuse scène du balcon, naissance de l’amour dans le contexte de la mortelle pandémie de la peste qui bouleverse alors Vérone, fusion d’Eros et de Thanatos… Les lumières noir et blanc d’Antoine Travert amplifient l’effet d’oxymore voulu par le metteur en scène, rendant fantomatiques non seulement les personnages mais aussi leur environnement, les volumes du décor prenant amplement le tour de la demeure baroque imaginée par Alfred Hitchcock pour son terrifiant Psychose (1959-1960). La direction d’acteur est impressionnante de vérité, jusques et y compris la précision des réglages de la funeste querelle entre les Capulet et les Montaigu de la seconde scène de l’acte III. Intégrées au centre du décor plus ou moins placés sous la protection des violents éclairages de néons, les scènes d’amour sont clairement évoquées, à l’instar de la scène ultime du tombeau. Seul la seule partie du ballet retenue pour cette production, dans le second tableau de l’acte IV, réglée par Josépha Madoki, réunit une douzaine de « mariées » des deux sexes vêtu.e.s telle Juliette dont les pas sont loin d’être aériens tant les gestes sont lourds, ce qui suscite le seul moment qui détonne avec la profondeur et la vérité du propos.

Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette. Elsa Driesig (Juliette), Benjamin Benheim (Roméo). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Les deux protagonistes des rôles titres forment un couple idéal. Non seulement ils sont séduisants et fort crédibles en jeunes gens sortant à peine de l’adolescence, mais leurs voix sont radieuses et parfaitement assorties, et ils s’imposent comme d’excellents comédiens. La soprano franco-danoise Elsa Dreisig est une merveilleuse Juliette, voix solaire, présence rayonnante, éperdument éprise du magistral Roméo du ténor franco-suisse Benjamin Bernheim, voix au velours délicat, ligne de chant sans faille, amoureux éperdu de sa jeune femme, chacun ayant des aigus clairs, solides, héroïques, étincelants. A leurs côtés, une distribution où se distinguent l’exquis Stephano de la mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre, les excellents Tybalt du ténor polonais Maciej Kwasnikowski, Benvolio du ténor français Thomas Ricart et Mercutio du baryton britannique Huw Montague Rendall. La basse française Jean Tietgen, bizarrement accoutré par la costumière Sylvette Dequest d’une soutane avec blaser serré brodé d’or, est un Frère Laurent à la voix large et ferme mais le chant un peu trop sonore, Laurent Naouri campe un Capulet physiquement froid et vocalement fragile, entrant ainsi en écho à l’oxymore voulu par le metteur en scène, la mezzo-soprano française Sylvie Brunet-Grupposo est une Gertrude à la voix solide et chaude mais aux graves trop poitrinés. Les personnages secondaires sont tous bien tenus, à l’instar d’un chœur impressionnant autant dans sa diversité que dans son unité, admirablement préparé par sa chef de chœur Ching-Lien Wu. L’excellent chef italien Carlo Rizzi, qui le dirige avec flamme, fait de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, jusques et y compris l’orgue préludant au second tableau de l’acte IV, un personnage à part entière et souligne la modernité de la partition, tant et si bien que l’on admire dans la fosse le sans faute de la phalange parisienne électrisée par la direction étincelante mais nuancée de Carlo Rizzi, qui se plaît clairement dans les arcanes de la musique richement instrumentée de Charles Gounod.

Bruno Serrou

Jusqu’au 15 juillet 2023. Attention, distribution alternée des trois principaux rôles. www.operadeparis.fr

lundi 19 juin 2023

IRCAM ManiFeste 2023 : remarquables contributions de Joëlle Léandre et de l’Ensemble Court-Circuit brillamment dirigé par Jean Deroyer

Paris. Centre Pompidou, Galerie 3 et Grande Salle. IRCAM, Espace de projection. Vendredi 16 et samedi 17 juin 2023  

José Miguel Fernandez (né en 1973), Sources rayonnantes. Jean Deroyer, Ensemble Court-Circuit, Espace de Projection de l'IRCAM. Photo : (c) Ircam

Le premier des quatre rendez-vous fixés le week-end passé le festival ManiFeste 2023 de l’IRCAM était présenté Galerie 3 du Centre Georges Pompidou sous le titre «  Le geste et le temps - Holding Present », public assis sur des coussins disposés sur des praticables entourant l’espace de jeu et au milieu des instruments de musique (timbale, flûte basse, clavier électronique, console informatique) joués par des musiciens de l’ensemble Ictus pour un simili-ballet à huit d’Ula Sickle sans but précis sinon le plaisir de faire vivre des corps ensemble, musique minimaliste puisée chez Alvin Lucier, Pauline Oliveros, Stellan Veloce et Didem Coskunseven, avec deux moments ludiques de triangles, d’abord en solo puis en quatuor.

Horse Lords. Photo : (c) Bruno Serrou

La Grande Salle du Centre Georges Pompidou accueillait un concert intitulé « REACHing OUT! » qui mettait en valeur les logiciels IRCAM d’IA (Intelligence Artificielle), ManiFeste étant de ce fait en parfaite harmonie avec l’actualité scientifique. La première partie était dévolue à un groupe rock étatsunien, les Horse Lords, assourdissant, brouillons et sans personnalité (des boules Quies étaient discrètement distribuées à l’entrée de la salle à qui en demandait), loin de valoir les bons vieux groupes des années 1960-1970, avec Beatles, Rolling Stones, Cream, Pink Floyd, Who, Jimmy Hendrix Experience, Stevie Wonder, Doors, Deep Purple, Led Zeppelin, etc., etc., etc…

Joëlle Léandre (née en 1951). Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie de ce même concert, une extraordinaire Joëlle Léandre (née en 1951) dans ses propres œuvres, instaurant en authentique musicienne, inventive, généreuse, constituant un véritable couple fusionnel avec sa contrebasse, maniant l’humour avec finesse et un bonheur non feint, son jeu virtuose, ses sonorités d’une richesse impressionnante, sa voix au large ambitus, la prestation de Joëlle Léandre étant magnifiée par Gérard Assayag, Mikhail Malt et Marco Fiorini aux claviers et écrans de l’A Interactive Somax2, Marco Fiorini jouant également de la guitare électrique en duo avec Joëlle Léandre. 

Parker Ramsay. Photo : (c) Ircam

Samedi après-midi, Espace de projection de l’IRCAM, un récital de harpe avec ou sans électronique live était intitulé « Anyway », titre de l’œuvre la plus développée du programme donnée en première mondiale par le harpiste étatsunien Parker Ramsay. Auparavant, ce dernier a interprété Offrande de 2001 pour harpe solo de Michael Jarrell (né en 1958), suivi de l’immatériel Immaculate sigh of stars (Immaculé soupir des étoiles) de David Fulmer (né en 1981) en création mondiale, avant l’interminable soporifique et désarticulé Anyway pour harpe électroacoustique et électronique live de l’Etatsunien Josh Levine (né en 1959).

José Miguel Fernandez (né en 1973), Jean Deroyer. Photo : (c) Ircam

Le quatrième concert du deuxième week-end de ManiFeste était confié au remarquable Ensemble Court-Circuit pour une création pour douze instruments (flûte, hautbois, clarinette, basson, deux cors, trompette, trombone, violon, alto, violoncelle, contrebasse) répartis autour du public et électronique immersive en temps réel, le dense et inventif Sources rayonnantes, partition dans laquelle le compositeur chilien José Miguel Fernandez (né en 1973) écrit un nombre copieux de pizz. Bartók  particulièrement dévolus à la contrebasse dans une œuvre magistralement dirigée, tel un athlète de haut vol, par Jean Deroyer dont le public, qui l’avait face à lui, a pu goûter à satiété l’extrême précision de la gestique. 

José Miguel Fernandez, Jean Deroyer, Ensemble Court-Circuit. Photo : (c) Bruno Serrou

Entourant le chef-d’œuvre hors du temps de Luciano Berio (1925-2003) pour bande magnétique Tema, Omaggio a Joyce (Thème, Hommage à Joyce) de 1958 où l’on retrouve la voix inoubliable de la cantatrice Cathy Berberian, alors l’épouse du compositeur, magnifiquement diffusée par la technologie IRCAM, ainsi que de deux autres pièces, le foisonnant Embedding Tangles (Enchevêtrements) écrit en 2013 pour flûte et électronique en temps réel dédié au flûtiste Mario Caroli par l’Italienne Lara Morciano (née en 1968) brillamment interprété par Anne Cartel, et le monochrome, a contrario de ce que laissait envisager le beau titre Fiori di sangue e rugiada (Fleurs de sang et de rosée) pour mezzo-soprano, violon, violoncelle (Stéphanie Guérin, Alexandra Greffin-Klein, Clotilde Lacroix) et électronique de l’Italien Matteo Gualandi (né en 1995).

Bruno Serrou

mardi 13 juin 2023

Bernard Foccroulle livre un somptueux monodrame musical du poignant Journal d’Hélène Berr

Paris. La Belle Saison. Théâtre des Bouffes du Nord. Lundi 12 juin 2023 

Adèle Charvet (mezzo-soprano), Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla), Julian Boutin (alto du Quatuor Béla), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

La Belle Saison a présenté lundi 12 juin Théâtre des Bouffes du Nord, un peu plus d’un mois après la création le 3 mai 2023 à Cherbourg, Théâtre Le Trident (1), un sensible et émouvant sextuor pour mezzo-soprano/récitante, piano et quatuor à cordes, Le Journal d’Hélène Berr, du compositeur claveciniste organiste pédagogue belge Bernard Foccroulle (né en 1953), ex-directeur du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles (1992-2007) puis du Festival d’Aix-en-Provence (2007-2018).

Bernard Foccroulle (né en 1953). Photo : (c) Bruno Serrou

Le contenu, la dimension et la portée du Journal d’Hélène Berr ne pouvaient qu’attirer l’attention de l’humaniste engagé qu’est Bernard Foccroulle, dont l’une des constantes qui l’animent est centrée sur les questions de société et de son histoire, cherchant à donner à la musique la plus grande accessibilité de tous, au point de fonder en 1993 l’association Culture et Démocratie qui milite pour la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Cinq ans plus tôt, en 1988, il avait créé le réseau européen RESEO dont la mission est la sensibilisation du plus grand nombre à l’opéra et à la danse.

Hélène Berr et Jean Morawiecki à Aubergenville (Yvelines) en 1942. Photo : (c) Mémorial de la Shoa / Coll. Mariette Job

C’est en 2008, année de la parution du Journal d’Hélène Berr dont le manuscrit est conservé au Mémorial de la Shoa à Paris, que Bernard Foccroulle, bouleversé par sa lecture, par ce que ces pages contiennent de peurs, de doutes, de citations littéraires - le journal s’ouvre à la suite d’une visite de la jeune femme à Paul Valéry - avec quantité de citations de William Shakespeare ou de Lewis Carroll, et musicales, avec nombre de renvois à Ludwig van Beethoven et à Robert Schumann, mais aussi de goût pour la vie, de légèreté, d’insouciance se transformant peu à peu en prise de conscience de sa situation désespérée, d’amour, caresse aussitôt le projet d’en tirer une œuvre lyrique au caractère intime. « La diversité des émotions, les citations littéraires et musicales, le témoignage sur cette époque terrible, constituent autant de motivations fortes, confie le compositeur. Aujourd’hui, dans une période où l’antisémitisme reprend vigueur, où populismes, extrémismes, racismes et violences de toutes sortes se répandent à travers toute l’Europe et le monde, n’est-il pas primordial de faire acte de mémoire et de résistance contre les amnésies ? » Libéré de toute obligation administrative, le musicien liégeois peut se consacrer entièrement à la composition, s’attachant notamment à la genèse de ce monodrame auquel il donne la forme d’un sextuor pour voix, piano et quatuor à cordes qu’il achève en 2020. Il adapte lui-même le livret, qu’il divise en deux parties précédées d’un prologue, suivies d’un épilogue et séparées par un interlude instrumentaux, ce dernier reprenant littéralement le mouvement lent, Molto adagio, du Quatuor à cordes n° 15 en la mineur op. 132 de Beethoven, œuvre citée dans les carnets commencés le 7 avril 1942 par cette jeune étudiante juive parisienne alors âgée de 21 ans, qui met un terme à son journal le 15 février 1944, le jour de son internement dans le camp de Drancy, d’où elle sera déportée à Auschwitz le 27 mars 1944 avant d’être assassinée par une geôlière nazie à Bergen-Belsen, début avril 1945.

Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Adèle Charvet (mezzo-soprano), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla),Julian Boutin (alto du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

Parmi les deux cent soixante deux feuillets qui constituent le Journal d’Hélène Berr, Bernard Foccroulle en a réalisé quinze entrées, réparties en deux sections jouées en continu, reliées par un interlude instrumental ouvertes sur la dédicace de Paul Valéry et conclues sur le mot « Horreur ! ». La première compte huit segments, d’avril à novembre 1942 (La dédicace à Paul Valéry, Retour d’Aubergenville, La rupture avec Gérard, La rencontre avec Jean Morawiecki, L’étoile jaune, L’arrestation du père, La rafle du Vel d’hiv, Libération du père, départ de Jean), la seconde sept, d’août 1943 à février 1944, avec la montée de l’antisémitisme, la violence de l’arrestation, l’indicible de la déportation  (Après dix mois sans écrire, Dans Paris, Mort de Bonne-Maman, Nouveaux massacres, angoisse de l’arrestation, Réflexions sur la judéité, Description du wagon de la déportation, Horreur ! Horreur !). « J’ai choisi la voix de mezzo-soprano, écrit Bernard Foccroulle, car c’est le timbre qui me semblait le mieux à même d’exprimer toutes les couleurs et tous les états d’âme évoqués par Hélène Berr. Le choix de l’effectif instrumental a d’autant plus de sens que le journal regorge de citations musicales et d’évocations à la musique de chambre de Beethoven et de Schumann. »

Julien Dieudegard (1er violon du Quatuor Béla), Jeanne Bleuse (piano), Bernard Foccroulle, Adèle Charvet (mezzo-soprano), Luc Dedreuil (violoncelle du Quatuor Béla), Frédéric Aurier (2nd violon du Quatuor Béla), Julian Boutin (alto du Quatuor Béla). Photo : (c) Bruno Serrou

Écriture extraordinairement fine et serrée empreinte avec virtuosité de l’expressionnisme venu de la Seconde Ecole de Vienne, inventive et profonde tant elle est personnelle et inhérente à l’œuvre elle-même, Le Journal d’Hélène Berr touche autant l’âme que l’oreille. La voix passe adroitement de la parole au chant, jusqu’au triple cri de révolte final, « Horreur ! ». Bernard Foccroulle, qui intègre avec un naturel infini des citations de compositeurs appréciés par son héroïne (outre Beethoven et Schumann déjà relevés, se font entendre Mozart et Chopin), peint un puissant drame lyrique, tendu, tragique mais sans pathos, tant il s’y trouve de pudeur, de retenue, de sincérité, d’humanité, ce qui rend ces pages d’autant plus bouleversantes. Les interprètes sont en tous points remarquables. La mezzo-soprano Adèle Charvet est une impressionnante Hélène Berr, toute en délicatesse, en spontanéité, en engagement, vivant intensément de sa voix pleine et merveilleusement colorée le drame de la jeune étudiante, passant avec authenticité de l’amour à la mélancolie puis à l’angoisse, au déchirement et à la terreur avec un art de la progression dramatique bouleversant de vérité. Le violon, instrument joué par Hélène Berr, tient une place majeure dans la partition, à l’instar du piano, instrument que jouait son second ami de cœur, Jean Morawiecki. Solide et d’une musicalité exemplaire, la pianiste Jeanne Bleuse est autant une excellente soliste qu’une chambriste inspirée, dialoguant, fusionnant, soutenant le brillant Quatuor Béla, dont l’alliage avec la cantatrice est un modèle, annonçant, suscitant, commentant, colorant, harmonisant le chant, ce dernier finissant par s’effacer dans l’épilogue pour laisser le soin aux seuls instruments l’évocation de l’arrestation, de la déportation, et du quotidien du camp de concentration de cette jeune-fille qui jusqu’au bout aura envisagé de survivre à l’ineffable… 

Bruno Serrou

1) Du 3 décembre au 12 janvier prochains, l’Opéra national du Rhin présentera la première réalisation scénique du Journal d’Hélène Berr de Bernard Foccroulle dans une mise en scène de Matthieu Cruciani. www.operanationaldurhin.eu