Paris. Festival ManiFeste de l’Ircam. Philharmonie de Paris-Cité de la
Musique, Radio France-Studio 104, Centre Georges Pompidou-Grande Salle. Lundi
19, vendredi 23, samedi 24 juin 2023
Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou
Le 19 juin, ManiFeste proposait à
la Cité de la Musique un concert extraordinaire
d’œuvres chorales a capella consacrées à l’Eternité de l’Âme
et à sa lumière, par le fantastique SWR Vokalensemble dirigé à la perfection,
le geste précis, clair, limpide, fluide, par son chef permanent depuis deux
ans, Yuval Weinberg, avec deux partitions magistrales de György Ligeti
(1923-2006), un fabuleux Lux aeterna (1966) d’une force, d’une
précision phénoménales, d’une fluidité, d’une tension dramatique inouïes, à plus
de mille coudées au-dessus de ce qu’avait donné à entendre le Chœur de Radio
France le 1er juin dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/dirige-par-le-tcheque-jakub-hrusa.html),
et les transcendantes Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (Trois Fantaisie d’après Friedrich Hölderlin), les vers du grand poète
allemand au psychisme tourmenté Friedrich Hölderlin (1770-1843) inspirant en
1982 au compositeur hongrois des pages intensément lyriques empreintes d’harmonies
nocturnes aux lumières constellées et des micropolyphonies à exécuter à une
vitesse telle qu’elles transmettent à l’auditeur de façon irrésistible la folie
du poète.
Justė Janulytė, Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou
Ces deux grandes partitions chorales du maître hongrois ont préludé à
une pièce intense de son compatriote Márton Illés (né en 1975), Chorrajzok op. 24
(Dessins chorals) sur trois
poèmes d’Árpád Tóth (1886-1928) - Les couleurs sombres rougeoient, Fièvre, colère, agonies…, L’air
tournoie dans le vortex de parfums voluptueux -, donné en création française
contenant des pages à l’archaïsme touchant, d’autres adoptant la luminosité
nocturne des Fantaisies de Ligeti, la
création mondiale du planant et enveloppant Iridescence
pour voix vocal et électronique en temps réel, fruit d’une commande de la SWR
et de l’Ircam à la compositrice lituanienne Justė Janulytė (née en 1982) pour le centième anniversaire de György Ligeti,
métaphore musicale réussie en forme de vagues de la lumière à partir de son Lux aeterna sur une phrase tirée du
poème Star Hole de l’écrivain
étatsunien Richard Brautigan (1935-1984) - « Je
suis assis là tout au bord d’une étoile » - répétée à l’infini...
Alberto Posadas (né en 1967), Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou
... Et surtout, en
première audition française, le bouleversant Ubi sunt pour
vingt-quatre voix a capella en double
chœur, réponse à une commande des mécènes français Françoise et Jean-Philippe
Billarant et de la SWR à l’Espagnol Alberto Posadas (né en 1967), qui, à
chacune de ses œuvres nouvelles, s’impose comme l’un des compositeurs les plus
considérables de notre temps. Le compositeur, qui a voulu créer ici une passerelle
entre présent et passé, a puisé le titre de l’œuvre dans les premiers mots d’une
phrase latine de la littérature médiévale dont les origines remontent à la
Bible, « Ubi sunt qui ante nos in
hoc mundo fuere? » (Où sont ceux
qui étaient avant nous dans ce monde ?). Posadas y associe la poésie
de Novalis, Stefan George et Maître Eckhart, des versets de l’Evangile selon saint Marc, une inscription trouvée dans la
crypte d’une église romaine et des textes écrits pour l’œuvre-même. Se fondant
dans la tradition de la musique vocale depuis le haut Moyen-Âge (antienne, psalmodie,
récitatif accompagné, ritournelle, superposition de quatre langues - allemand,
espagnol, italien, anglais), cette pièce d’une vingtaine de minutes est en fait
d’une fructueuse originalité, avec ses vingt-quatre voix réparties en deux chœurs
symétriques d’où découlent une diversité saisissante de relations, du tutti à la division en vingt-quatre voix
selon des modalités telles que la circularité du son, la spatialisation, les
contrastes de registres entre voix de femmes et voix d’hommes.
Pascal Rophé, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Le neuvième
concert ManiFeste auquel j’ai assisté avait pour cadre vendredi 23 juin le
Studio 104 ex-Messiaen de Radio France. Or, il s’agissait d’un concert symphonique à gros effectifs qui aurait dû
avoir sa place dans l’enceinte de l’Auditorium, tant le « 104 » aura ressemblé à une boîte de sardines pour un orchestre de cent musiciens et les
dégagements terriblement étriqués pour que le public puisse écouter les œuvres avec
le recul nécessaire aux oreilles humaines souhaitant goûter pleinement les sons
et les polyphonies des œuvres proposées. Annoncé sans entracte, le concert en
aura finalement compté deux, tant les changements de plateaux se seront
éternisés en raison d’effectifs, de dispositions et de dispositifs
incompatibles les uns avec les autres… L’Orchestre Philharmonique de Radio
France était en partie associé à l’Ensemble Intercontemporain, tous deux dirigés de main
de maître par un infaillible Pascal Rophé. La soirée s’est ouverte sur une
pièce réunissant un orchestre symphonique de quatre vingt dix musiciens et l’électronique
sans personnalité consistante de l’Iranienne Aida Shirazi (née 1987), commande de l’Ircam et
de Radio France intitulée T O R N
(« DE C H I R E »)
donnée en création mondiale qui semblerait vouloir décrire des sentiments
suscités par le déracinement et l’exil, l’électronique étant censée être l’expression
de l’âme souffrant sans répit et interagissant tel un miroir avec l’orchestre.
Rebecca Saunders (née en 1967), Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Suivait le puissant Wound (Blessé) pour ensemble de douze
instruments (hautbois, trompette en ut, clarinette basse et clarinette en si
bémol, trombone, percussion, deux pianos, guitare électrique, violon, alto,
violoncelle, contrebasse) et orchestre (deux flûtes dont une aussi piccolo,
deux hautbois, trois clarinettes en si bémol dont une aussi clarinette basse, deux
bassons dont un aussi contrebasson, quatre cors, trois trompettes en ut, trois
trombones ténor, tuba basse, quatre percussionnistes, accordéon, harpe, dix
violons I, dix violons II, huit altos, huit violoncelles, six contrebasses) de la
Britannique Rebecca Saunders (née en 1967) fourmillant d’idées tendues jusqu’à
la déchirure entrecoupée de silences tels des lézardes cutanées et proposant un
véritable concerto pour deux formations bien mises en relief par un travail
clairement distinct, complémentaire et parfois fusionnel, mais l’œuvre de
quarante minutes apparaît trop longue d’une dizaine de minutes tant le
développement reste figé sur les mêmes séquences.
Pascal Rophé, Ensemble Intercontemporain, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou
Deux semaines après Amériques par l’Orchestre de Paris
dirigé par Alain Altinoglu à la Philharmonie de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/premiere-semaine-du-festival-manifeste.html),
l’on retrouvait vendredi 23 juin avec grand plaisir Edgar Varèse (1883-1965)
pour l’extraordinaire et trop rare Arcana,
qui concluait le concert en apothéose, sur le plateau hélas trop étroit du
Studio 104, et assis au quatrième rang, ce qui aura nui à la polyphonie et aux
saillies des pupitres solistes. Ce qui est d’autant plus regrettable que
l’Orchestre Philharmonique de Radio France était en très grande forme et il est
apparu clairement que Pascal Rophé, gestes précis, poignets souples, profil
engagé dans l’œuvre et se fondant dans l’orchestre comme pour chanter avec les
pupitres à chacune de leurs interventions, ce qui témoigne à la fois de sa
connaissance de l’œuvre, de son plaisir de la diriger, de sa grande estime pour cette
partition hors normes.
Léo Margue, Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou
Le dixième rendez-vous de ManiFeste 2023
se déroulait dans la Grande Salle du Musée d’Art Moderne Georges Pompidou,
remplie à ras bord côté public comme sur le plateau. Jamais en effet n’avaient
été réunis autant de musiciens à la fois sur cette scène : cinquante-deux
instrumentistes de l’Orchestre National d’Ile de France dirigés par Léo Margue,
pianiste, saxophoniste, ex-assistant de Matthias Pintscher à l’Ensemble
Intercontemporain, actuel directeur de l’Ensemble 2e2m pour la finale du Concours
de jeunes compositeurs Élan, deuxième édition du prix international de
composition pour orchestre créé par l’Ircam et l’Orchestre National d’Île-de-France
(1). Trois finalistes ont été retenus, deux sud-coréennes et un polonais,
chacun ayant dû composer une œuvre en cinq courts mouvements pour flûte solo et
orchestre interprétée par chacune des trois flûtistes de l'ONDIF, Hélène Giraud, Sabine Raynaud et Nathalie Rozat.
Leehwa Hong (née en 1995), Hélène Giraud (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou
Le premier candidat dans l’ordre de passage déterminé par tirage
au sort a été une candidate, la Sud-Coréenne Leehwa Hong (née en 1995), étudiante en troisième cycle du Conservatoire
National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, qui a proposé Rivière d’écoute, dont la gageure
voulait être une métaphore musicale de l’eau portée par le courant. La deuxième
pièce était celle du jeune Polonais Andrzej Ojczenasz, né à Cracovie en 1992,
élève de l’Académie de musique Krzysztof Penderecki de Cracovie. Ses Deux essences révèlent un musicien qui
aime l’orchestre, tant son écriture met en valeur le potentiel sonore des
différents pupitres instrumentaux, avec la flûte solo qui représente « l’essence
personnelle » et l’orchestre « l’essence sociale », selon le
compositeur.
Selim Jeon (née en 1994) vainqueur du Concours Elan 2023, Nathalie Rozat (flûte), Orchestre National d'Île-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou
Troisième candidat, seconde Sud-Coréenne, Selim Jeon (née en 1994),
avec Kiss (Baiser) inspiré par le freudien concept de libido, ce qui n’apparaît pas clairement à l’écoute, mais où l’on
apprécie le travail instrumental sophistiqué et fort judicieux avec structure,
durée, rythme, orchestration sont en constante évolution à l’intérieur de
chacun des cinq mouvements d’une durée moyenne de deux minutes. C’est cette
dernière œuvre qui a été couronné vainqueur du Concours, avec le Premier Prix
du jury et le Prix des musiciens de l’Orchestre
National d’Île-de-France, tandis que Deux
essences d’Andrzej Ojczenasz s’est vu attribué le Prix du public.
Alexandre Jamar (né en 1995), Joao Svidzinski (réalisateur en informatique musicale Ircam), Florence Dumont (harpe), Orchestre National d'Îme-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou
Pendant
que le jury délibérait, l’Orchestre National d’Île-de-France et sa harpiste Florence Dumont dirigés par Léo
Margue donnaient en création mondiale We
will not waste a vowel (Nous ne perdrons pas une voyelle, titre puisé dans la Disparition de Georges Perec) pour
harpe, orchestre et informatique en temps réel remarquablement orchestrée mais
à la partie de harpe trop minimaliste (une exposition systématique de gammes
ascendantes) du Français Alexandre Jamar (né en 1995), vainqueur de l’édition
2022 du concours Élan (2).
Bruno Serrou
1) Membres du jury 2023 :
Isabel Mundry (compositrice, présidente du jury), Frank Madlener (directeur de
l’Ircam), Edith Canat de Chizy (compositrice), Blandine Berthelot (conseillère
artistique de l’Orchestre National d’Île-de-France), Hélène Giraud (première
flûte solo de l’Orchestre National d’Île-de-France), Léo Margue (chef d’orchestre),
Estelle Lowry (Maison de la Musique Contemporaine), Elsa Vautrin (Editions
Durand Salabert Eschig - Universal Music), Anne Montaron (France Musique)
2) La troisième édition du Prix
Elan, Concours international de composition pour orchestre se déroulera du 10
au 15 juin 2024. Les candidatures sont à déposer avant le 9 novembre 2023 à l’adresse
Internet suivante : www.ulysses.network.eu