Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 22 mai 2023
Assister à un concert de Jordi Savall est toujours un enchantement
spirituel, intellectuel, musical, une expérience humaine d'une boulevrsante intensité. Seul le chef
catalan possède ce supplément d’âme qui fait toucher le ciel à ses auditeurs. Lundi soir, à la
Philharmonie de Paris avec son Le Concert des Nations et sa La Capella Nacional
de Catalunya, il a donné à la Missa solemnis de Ludwig van Beethoven une ardente
humanité, aidé par un quatuor vocal d’une totale homogénéité tant les voix
étaient souples, rayonnantes. La rythmique de Savall est toujours aussi impressionnante
de tenue et d’allant.
Composée entre 1818 et 1823 sur l’impulsion de la Société des Amis de la Musique de Vienne qui lui demandait un oratorio, Beethoven opta pour une messe aux proportions monumentales en vue de la cérémonie d’intronisation comme cardinal-archevêque d’Olmütz de son ami et mécène l’Archiduc Rodolphe, le 9 mars 1820. Mais l’œuvre sera partiellement créée quatre ans et deux mois plus tard, le 7 mai 1824, Kärntnertortheater de Vienne. Il faudra attendre le 29 juin 1830 pour qu’elle sonne enfin dans sa totalité, dans la petite ville de Varnsdorf, en Bohême. Ce n’était pas la première fois que le maître de Bonn s’attelait à une œuvre d’inspiration religieuse. En 1802-1803 il avait composé l’oratorio Christus am Ölberge (Le Christ au Mont des Oliviers) op. 85 créé à Vienne le 5 avril 1803, et en 1807, il avait conçu chez le prince Nicolas II Esterhazy sa Messe en ut majeur op. 86 créée à Eisenstadt le 13 septembre 1807. Douze ans se seront donc écoulés entre les deux messes. La Missa solemnis suit les six grandes séquences de l'ordinaire de l'office catholique (Kyrie en trois numéros, Gloria et Credo, les plus longues avec sept parties chacune, Sanctus en quatre numéros dont la longue séquence conclusive du Benedictus et ses cent vingt trois mesures, et Agnus Dei en quatre sections). Comme l’attestent quantité de témoignages, et comme il l’avouait lui-même, Beethoven était croyant, ce que confirment les œuvres qu’il composa dans les dernières années de sa vie, toutes mues par une spiritualité non feinte. Néanmoins, certains canons de la foi catholique le contrariaient indubitablement, comme le démontre la façon dont il traite la partie universaliste du Credo dans la Solemnis, « Credo in unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam » (Je crois en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique) qu’il noie sous une vague sonore si dense et dans un tempo si rapide qu’il est impossible d’entendre clairement le texte…
C’est non pas avec une phalange symphonique moderne mais avec son orchestre d’instruments anciens Le Concert des Nations - avec un effectif de quarante-sept musiciens pour cette Solemnis -, qu’il a fondé en 1989 avec son épouse Montserrat Figueras que Jordi Savall a donné lundi la Missa solemnis op. 123, complétant ainsi le cycle des œuvres d’orchestre qu’il consacre à Beethoven et qu’il présente à la Philharmonie de Paris. Le diapason utilisé est nettement plus bas que celui généralement usité, sans doute réglé sur 430 Hz, tandis que l’instrumentarium est au plus près de ceux de l’époque de Beethoven, avec cordes en boyau, violoncelles et contrebasses sans pique, cuivres naturels, présence de l’orgue prévu ad libitum, ici bien évidemment positif... Le rendu sonore n’est pas toujours impeccable, mais aucune faute d’attaque ni imprécision de jeu et de son n’ont été à relever. En outre, la disposition des pupitres de l’orchestre a permis de justes équilibres, avec les violons I et II se faisant face encadrant altos et violoncelles, contrebasses derrière les seconds violons, l’orgue au centre devant bois par deux (plus contrebasson) et quatre cors entre les cordes (huit-sept-cinq-quatre-trois) et le chœur à quatre voix, ce dernier étant disposé en arc de cercle par groupes de huit, sopranos et mezzo-sopranos face à face encadrant ténors et basses, les timbales derrière et au centre entourées des deux trompettes et des trois trombones, tandis que le quatuor vocal, encadrant le chef, se présentait en deux couples, soprano et ténor côté jardin, mezzo-soprano et basse à cour.
Dans le Benedictus, le violon solo tenu par l’Espagnole Lina Tur Bonet, précise et au son droit, manquait légèrement de carnation malgré sa mise en avant par le fait de jouer debout telle une soliste de concerto, mais ses sonorités boisées se fondaient subtilement avec les bois et le chœur.
Le quatuor de solistes, la soprano norvégienne Lina Johnson à la voix fruitée au timbre délicat, la mezzo-soprano hollandaise Olivia Johnson aux harmoniques incandescentes, l’agile ténor allemand Martin Platz et la basse au doux velours du Suisse Manuel Walser, a formé un ensemble particulièrement homogène, à l’instar du somptueux chœur de La Capella Nacional de Catalunya que Savall créa avec sa femme en 1987 remarquablement préparé par Lluis Vilamajo, d’une unité, d’un fondu, d’une suprématie confondantes, autant dans les passages tendres et introspectifs que dans les moments les plus tempétueux et puissants, le tout propulsé par une acuité rythmique confondante insufflée par la direction d’une profonde humanité de Jordi Savall.
Bruno Serrou
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