Paris. Philharmonie. Cité de la Musique, grande salle et Amphithéâtre. Vendredi 3, samedi 4 et dimanche 5 mars 2023
Un an après le centenaire de la naissance de Iannis Xenakis, qui a été heureusement célébré un peu partout en France, celui de György Ligeti passe fort discrètement. Pourtant, s’il avait choisi l’exil en Autriche, plus proche de la Hongrie que ne l’est la France, le compositeur hongrois aimait la France qui le lui rendait bien par le biais de ses musiciens, à commencer par Pierre Boulez et Pierre-Laurent Aimard.
Après le manque de réactivité de Radio France et de son festival Présences qui aurait pu inscrire au programme de son édition 2023 centré sur la compositrice coréenne Unsuk Chin, qui fut son élève et qui s’en réclame ouvertement, davantage que le seul diptyque Aventures et Nouvelles Aventures, plus particulièrement ses œuvres pour orchestre, ainsi que son Requiem et son opéra Le Grand Macabre en version (semi-)concertante avec ses deux orchestres maison, le National et le Philharmonique… Occasion manquée, honteusement, scandaleusement, tant Ligeti est universel et chacun peut y trouver ce qu’il cherche plus ou moins consciemment, tant il s’y trouve de friandises, d’humour, d’imaginaire, d’inventions, d’universalité, d’ouverture sur le monde… Tous les compositeurs contemporains se réclament de lui, même les moins légitimes que sont les « néo-Schmoll »…
Fort heureusement, la Philharmonie de Paris vient de lui consacrer un trop court week-end, avec quatre concerts, tous donnés dans l’enceinte de la Cité de la Musique, et pour seulement six opus complets et deux courts extraits d’œuvres capitales, alors qu’une semaine entière n’aurait pas suffi pour la totalité de sa création et ses ramifications… Concentré en quatre concerts répartis sur trois jours, il n’était pour moi absolument pas question de manquer ce rendez-vous unique avec un compositeur que j’ai eu le bonheur de côtoyer, d’interviewer à trois reprises et de discuter à chacun de ses passages en France, entre 1982 et 2000, la dernière fois le 10 novembre 2000 à l’Arsenal de Metz lors de la création du cycle de sept mélodies pour mezzo-soprano et quatre percussionnistes sur des poèmes de Sandor Weöres Sippal, dobbal, nadihegedüvel (Cornemuses, tambours, violons)…
Né le 28 mai 1923 à Târnăveni (Transylvanie) - aujourd’hui en Romanie mais
à l’époque en Hongrie sous le nom de Diciosänmartin (Saint-Martin) -, passé à
l’ouest en 1956 après la répression de Budapest par l’armée rouge soviétique,
installé à Vienne où il est mort le 12 juin 2006, György Ligeti s’est fait
connaître dans les années 1960 par des œuvres dont l’esthétique marque un
tournant dans l’évolution de la musique. Outre une nouvelle conception du son
et du rythme, elles frappent par la façon dont la notion de continuité prévaut,
comme l’attestent notamment ses deux cahiers d’Etudes pour piano qu’il
avait entrepris « parce qu[’il] était mauvais pianiste » et qui constituent
son testament musical, car, dans l’incapacité de se mouvoir seul, il dut cesser
de composer en 2001. C’est d’ailleurs sur une ultime Etude, la dix-huitième, intitulée Canon, qu’il fit ses adieux à l’acte de créer. « Quand, en 1956, Ligeti a fui la Hongrie, dit
Esa-Pekka Salonen qui a longtemps travaillé avec lui, il a littéralement perdu
le souffle et tout recommencé à zéro [...] Sa capacité à rire est frappante.
Non pas qu'il ne prenne pas les gens au sérieux, mais il est prêt à rire de
tout, à commencer de lui-même. »
Son père le destinait aux sciences. « La musique
s’arrêtant à Schubert, me confiait Ligeti, il ne voyait pas comment je pouvais
être un compositeur d’aujourd’hui. J’étais passionné de mathématiques, mais dès
que j’ai pu jouer des petites pièces de Bach, à 15 ans, j’ai commencé à
composer. Néanmoins, je n’ai su que je serai compositeur qu’en 1941, comprenant
que mes origines juives m’empêcheraient d’entrer à l’université. » Quinze
ans plus tard, à Darmstadt, il devient l’ami de Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen,
qui l’accueille à Cologne. Cependant, il fait aujourd’hui l’unanimité chez les
musiciens, toutes générations et écoles confondues. « En rejetant à la
fois le rétro et l’ancienne avant-garde, je me déclare pour un modernisme
d’aujourd’hui », clamait-il en 1990. Si sa musique est complexe, c’est
principalement par ses structures et son matériau, mais son expressivité
directe ne laisse personne sur le bord du chemin. Un cinéaste comme Stanley
Kubrick, qui utilisa son Requiem de 1963 et Atmosphères de 1961,
l’avait compris. Ce qui frappe en effet à l’écoute de cette création exigeante
est son immédiateté, due notamment au fait que Ligeti écrivait en pensant à ses
interprètes, comme l’altiste Tabea Zimmermann, le pianiste Pierre-Laurent
Aimard, ou le violoniste Saschko Gawriloff. Sa place dans la musique de notre
temps est si grande qu’il a été le premier compositeur à voir de son vivant son
œuvre intégralement disponible au disque, chez Wergo tout d’abord, puis répartie
entre Sony Classical et Teldec. Seul problème, sa biographie parue chez Fayard,
éditeur pourtant réputé sérieux, qui a été attribuée par erreur à un
compositeur contraire à l’homme et à l’artiste (2) et situé aux antipodes de ce qu’était
son univers fait d’invention, de créativité, de curiosité, de gourmandise, de
quête d’inouï, se renouvelant d’œuvre en œuvre.
Dans ses rapports aux interprètes, rappelle Pierre-Laurent Aimard (1),
Ligeti était très exigeant. Il
était si pointilleux qu’il optait toujours pour l’annulation d’un concert
plutôt que d’accepter le compromis. Le compositeur étant toujours à la frange
des mouvements musicaux de son temps, l’impact de sa création tient à son
originalité. « Son irréductibilité aux modes, aux doctrines, aux
institutions de son temps assure sa puissante identité, me disait Aimard en
1996. Il connaît tout, subit volontiers le choc des courants les plus divers,
mais il reste d’une farouche indépendance. Voilà dix ans que je travaille avec
lui ses Etudes pour
piano. Son style à la fois extrême et essayant de concilier les contradictions
me fascine. Je me sens en adéquation avec lui. C'est sans doute pourquoi il me
fait confiance. Sa musique n’est crédible que si l’interprète donne la totalité
de ses propres forces jusqu’au bout, physiques, existentielles, énergiques,
émotives, imaginatives, y compris sa conviction. Si l’interprète ne sort pas
rompu d’un concert de ses œuvres, c’est qu’il n'a pas su entrer dans sa
création. Ligeti ne cesse de reculer les limites du jeu. »
György Ligeti ouvre sans ambages sur l’étrangeté, la noirceur, la hâblerie. Le gag est souvent inscrit dans ses pièces elles-mêmes. Il est indécelable, sauf quand il est l’objet de la pièce, comme dans le binôme Aventures et Nouvelles Aventures. Chez cet homme, l’humour est un concept important. Dans le genre, il a poussé le « bouchon » au maximum du possible. Chez lui, c’est constamment le jeu de l’illusion.
Intitulé « Ligeti : aux sources du rythme », le premier volet de ce week-end du centenaire György Ligeti proposé par la Philharmonie plus de deux mois avant la date anniversaire du compositeur hongrois, a été confié à l’Ensemble Intercontemporain, qui l’a souvent joué et enregistré sous la houlette de Pierre Boulez, et qui, le sort s’en mêlant, a inopinément rendu hommage à son autre fondateurs, le Britannique Nicholas Snowman décédé la veille à Londres. L’Intercontemporain était dirigé par l’excellent chef zimbabwéen Vimbayi Kaziboni, avec en prologue un trop bref extrait de la si belle Sonate pour alto écrite pour Tabea Zimmermann en 1991-1994, le deuxième des cinq mouvements, Loop dédié à Alfred Schlee et joué depuis le balcon devant une porte reculée par l’un des altistes de l’Intercontemporain, John Stulz, et, de même en début de seconde partie la première Etude pour piano, Désordre, par le brillant Sébastien Vichard.
Le deuxième volet de ce « Week-end Ligeti 100 » a eu pour cadre l’Amphithéâtre
de La Cité de la Musique où le Quatuor Béla (Julien Dieudegard et Frédéric Aurier, violons, Julian Boutin, alto, Luc Dedreuil, violoncelle) proposait les deux Quatuors à cordes de György Ligeti. Les
quatre français jouent ces partitions comme dans leur jardin, d’autant plus
qu’il s’agit pour eux de leurs œuvres fondatrices, celles avec lesquelles ils
se sont produits en public ensemble pour la toute première fois. Ainsi, leur
donnent des couleurs, une souplesse, un élan d’un naturel confondant. Sous
leurs archets tout coule avec une expressivité qui confine au classicisme, que
ce soit dans le Quatuor n° 1 « Métamorphoses
nocturnes » de 1953-1954/1958 qui doit tant à Béla Bartók, que dans le
Quatuor à cordes n° 2 créé à
Baden-Baden le 14 décembre 1969 par le Quatuor LaSalle. Rythmes, plénitude
sonore, souplesse virtuose, profondeur du discours, tout y est. Entre les deux œuvres,
le Quatuor à cordes n° 1 de Conlon
Nancarrow, dont les canons qui se courent après et les rythmes quasi mécaniques
ont inspiré plusieurs éléments des Études
pour piano de Ligeti. En bis, les Béla ont joué le Microlude n° 5 de György Kurtág debout, à l’exception du
violoncelliste, et par cœur.
Le second concert de samedi du cycle « Ligeti 100 » de la Philharmonie de Paris, intitulé « Inspirations folkloriques » revenait à l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par Gergely Madaras, qui fut l’assistant de Pierre Boulez à l’Académie du Festival de Lucerne de 2011 à 2013 et aujourd’hui directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Le chef hongrois a naturellement excellé dans le programme Béla Bartók / György Ligeti, deux génies dont la filiation est apparue dans son évidente vérité, que ce soit l’inspiration folklorique, l’écriture et la forme, Ligeti étant ici clairement son héritier, d’abord en tant que prolongateur dans le Concert Românesc de 1951 donné en résonance des brèves Six Danses populaires roumaines Sz 68 de 1915, puis Ligeti comme mutant de Bartók dans sa maturité avec le Concerto pour violon de 1990 révisé en 1992 joué avec sérieux, c’est-à-dire défait des singeries de Patricia Kopatchinskaja plus vue qu’entendue le 25 novembre dernier à Radio France, grâce à la violoniste allemande Carolin Widmann, aussi talentueuse que son frère clarinettiste Jörg Widmann.
La violoniste allemande conçoit le chef-d’œuvre violonistique de Ligeti comme une partition du grand répertoire et qu’elle interprète avec une maîtrise technique d’une grandiose virtuosité au service de cette œuvre splendide, suscitant avec vaillance et habileté couleurs, ampleur, un chant d’une ardente poésie, instaurant un dialogue magnétique avec l’orchestre, notamment la premier violon Déborah Nemtanu, qui se sera également illustrée dans le Divertimento pour orchestre à cordes Sz 113 commandé à Bartók en 1939 par Paul Sacher, œuvre à laquelle le Concert Românesc composé en 1951 par Ligeti - qui le révisa en 1990 - doit beaucoup, avec son tour de danses roumaines...
Pour conclure ce week-end « Ligeti 100 », ce fut un choix de roi avec le cycle qui aura occupé les quinze dernières années de la vie créatrice de György Ligeti, l’intégrale des dix-huit Études pour piano, non pas dans l’ordre de leur genèse mais dans celui des alternances d’atmosphères et de techniques mises en résonance au sein de chaque livre. En plus interprétées par celui qui fut si proche du compositeur durant la majeure partie de la conception de ces pages magnifiques, le pianiste français Pierre-Laurent Aimard, qui fit la connaissance du maître hongrois et travailla avec lui d’abord en tant que pianiste de l’Ensemble Intercontemporain puis comme ami et interprète privilégié (voir à ce propos les deux dossiers que j'ai publié sur ce site http://brunoserrou.blogspot.com/2016/10/le-piano-de-gyorgy-ligeti.html?m=1 et http://brunoserrou.blogspot.com/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html?m=1). Le musicien français a donné le cycle en continu, commençant par le Troisième Livre, avec dans l’ordre les numéros 15 (White on white) de 1995, 18 (Canon) de 2001, 16 (Pour Irina) de 1995 et 17 (A bout de souffle) de 1998. Il a enchaîné le Premier Livre de 1985, numéros 2 (Cordes à vide), 1 (Désordre), 3 (Touches bloquées), 4 (Fanfares), 5 (Arc-en-ciel) et 6 (Automne à Varsovie), pour finir sur le Deuxième Livre, numéros 7 (Galamb borong) de 1988-1989, 8 (Fém) de 1989, 9 (Vertige) de 1990, 10 (Der Zuaberlehring [L’Apprenti sorcier]) de 1994, 11 (En suspens) de 1994, 12 (Entrelacs) de 1992-1993, 13 (L’Escalier du diable) de 1993, pour conclure avec le numéro 14 (Coloana infinita) de 1993. Ayant travaillé toutes pages avec le compositeur, qui lui en a dédié une grande part, Pierre-Laurent Aimard aura donné le concert le plus émouvant et authentique des quatre rendez-vous fixés par ce mini cycle-hommage à l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle, devant une salle comble d’où émanait un silence quasi religieux pour une écoute intense d’une interprétation éblouissante et limpide.
Bruno Serrou
1) Si l’on peut aisément se passer de la monographie Fayard,
il faut en revanche absolument lire et relire les trois volumes d’écrits de György
Ligeti publiés à Genève dans une traduction française aux Editions Contrechamps,
plus particulièrement L’Atelier du Compositeur. Ecrits autobiographiques, Commentaires sur ses
œuvres, traduits par Catherine Fourcassié, Pierre Michel et al., avec un avant-propos de Philippe Albèra (2013)
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