Bernard Stiegler (1952-2020). Photo : DR
Le philosophe Bernard
Stiegler est mort mercredi 6 août 2020. Il avait 68 ans. Son décès a été
annoncé par le Collège international de philosophie. Né le 1er avril
1952 à Villebon-sur-Yvette, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation
(IRI) créé en 2005 au Centre Georges Pompidou pour imaginer les mutations des
pratiques culturelles découlant des technologies numériques, président du
groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis qu’il avait fondé en 2005,
il avait découvert la philosophie en prison, prenant pendant ses cinq ans d’incarcération
pour braquage de banque à main armée pour faire ses études à distance. Ce
passé romanesque en a fait l’un des intellectuels français les plus libres de
notre temps. Avec l’appui de Jacques Derrida, Bernard Stiegler avait soutenu
une thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1993. Il
a été professeur à l’Université technologique de Compiègne (UTC), il enseignait
la philosophie à l’université de Nanjing en Chine et à l’école d’art de
Hangzhou, et dirigeait l’école de philosophie d’Epineuil, Pharmakon. Il était
devenu président de l’association des
amis de la génération Thunberg, autour de laquelle il avait publié en janvier
2020 l’essai la Leçon de Greta Thunberg.
J’avais rencontré
Bernard Stiegler pour la première fois peu après sa nomination à la direction
de l’IRCAM (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, à l’occasion
de son premier Festival Agora (futur ManiFeste), début juin 2002. Troisième
directeur de l’IRCAM depuis sa fondation
par Pierre Boulez en 1977, succédant à Laurent Bayle, Bernard Stiegler avait pris ses fonctions le 1er
janvier 2002. Philosophe, professeur à l’université de Compiègne, un temps
directeur général adjoint de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel),
passionné de cinéma, spécialiste des techniques numériques appliquées au texte,
Bernard Stiegler était bien avant d’y succéder à Laurent Bayle un familier de l’IRCAM,
puisqu’il y collaborait depuis 1984 dans le cadre de ses recherches sur le
temps et ses relations avec la technologie.
C’est cet entretien que je
publie ici, malgré les dix-huit années qui se sont écoulée depuis sa
réalisation (1)
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« Je travaille essentiellement sur le temps
et ses relations avec la technique. »
Bruno Serrou : Qui êtes-vous,
Bernard Stiegler ?
Bernard Stiegler : Je suis philosophe, universitaire,
enseignant à l’université de Compiègne. Je travaille essentiellement sur le
temps et ses relations avec la technique. J’ai publié sur ce sujet une série de
quatre ouvrages dont le dernier volet est encore en cours d’écriture. C’est
ainsi que j’ai commencé à travailler à l’IRCAM en 1984.
Br Se : Quelle a été la thématique
de vos recherches ?
Be St : La question de l’instrument qui m’a
toujours intéressé, l’instrument de musique étant un objet technique du temps.
Je m’étais aussi attaché aux problématiques liées à l’utilisation de la
technologie numérique informatique. J’avais monté un séminaire avec
Jean-Baptiste Barrière et l’INA. Plus tard, j’ai organisé un colloque à l’IRCAM,
« Technologie et mutation des savoirs », où j’ai invité scientifiques, philosophes
et artistes. Par la suite, j’ai collaboré avec l’IRCAM ponctuellement,
intervenant à la fin des années 1990 dans un certain nombre de manifestations à
l’invitation de Laurent Bayle et de Peter Szendy. Pour des raisons qui tenaient
à l’évolution de mon travail autour d’Edmund Husserl et de l’analyse
husserlienne de ce que l’on appelle l’objet temporel, j’ai depuis dix ans axé
mon travail autour de ce concept, faisant une lecture extrêmement méticuleuse
des Leçons sur le temps de Husserl, ce qui m’a conduit
à lancer une réflexion autour du fait musical.
Br Se : Vous êtes philosophe,
seriez-vous comme beaucoup de vos confrères allemands musicien dans
l’âme ?
Be St : Je suis depuis toujours passionné de
musique, alternant des périodes où je l’étais moins, mais je ne suis pas
musicien et ne joue pas d’instrument. La musique n’est pas un objet sur lequel
je travaillais de façon spécifique, mais je m’y intéressais pour d’autres
usages qu’un discours sur la musique.
Br Se : Pourquoi la
musique ?
Be St : Parce que pour quelqu’un qui travaille
sur le temps du point de vue des phénomènes de langue, en particulier de
Husserl, la musique est un objet particulièrement intéressant sur lequel on
peut pratiquer des analyses formelles extrêmement précises de problématiques
relevant chez Husserl des problèmes de « rétention » et de « protention ».
Br Se : Pouvez-vous
préciser ?
Be St : Husserl a inventé le concept de
rétention primaire. Il s’est penché sur ce qu’il a baptisé « objets temporels »,
ce qui, chez lui, ne désigne pas les objets existants, qui sont tous des objets
temporels, mais il désigne ainsi des objets qui sont constitués par leur
écoulement dans le temps du fait qu’ils passent. Par exemple un film, d’où le
livre que j’ai publié l’an dernier. Mais en musique aussi, on peut dire par
exemple qu’une composition musicale est essentiellement un objet temporel dans
le sens de Husserl.
Br Se : Une étoile filante également !
Be St : On pourrait le dire aussi d’une certaine
façon. D’ailleurs, Husserl l’écrit à propos de la comète. Dans la mesure où
elle passe, il est possible d’affirmer que l’étoile filante est un phénomène
temporel.
Br Se : Pourquoi Husserl s’est-il
penché sur ces questions ?
Br St : Il s’est penché sur ce problème parce qu’il considère que la
conscience est elle-même essentiellement temporelle, que la conscience qu’elle
passe, s’écoule, et que, quand on écoute par exemple une mélodie, on ne peut le
faire qu’en adhérant à son écoulement. C’est-à-dire que l’écoulement de la
mélodie coïncide avec celui de ma conscience quand j’écoute cette mélodie.
Donc, si j’étudie les phénomènes temporels qui se produisent dans une mélodie,
je vais comprendre quelque chose des phénomènes dans ma conscience lorsque
j’écoute ladite mélodie.
Br Se : Qu’a donc découvert
Husserl ?
Be St : Il a découvert que dans une mélodie il y
a un phénomène de rétention qu’il appelle primaire qui est très particulier. Ce
phénomène tient au fait que si, par exemple, vous écoutez quelque chose, vous
entendez une note, cette note est une note, pas un son, ce qu’elle ne peut être
que dans la mesure où elle retient en elle le rapport qu’elle entretient avec
la note qui la précède. Sinon, ce n’est qu’un son. Par exemple un la est une fréquence que l’on trouve sur
le téléphone, et ce n’est qu’un son. Pour qu’il devienne un la, il doit se combine avec d’autres
fréquences, qui elles-mêmes vont devenir des sons parce qu’elles entretiennent
avec cette fréquence-là un rapport particulier qui est régulier et appartient
par exemple à une gamme tonale. Husserl va ainsi découvrir que dans un objet
temporel les phénomènes de rétention sont constitutifs de cet objet et de sa
présence. Ce qui signifie que Husserl découvre quelque chose qui est de l’ordre
d’un passé immédiat et appartient au présent. Parce qu’il dit « ça, c’est la
présence même de la mélodie, je perçois cette rétention, je ne me contente pas
de l’imaginer ou de m’en souvenir. »
Pour ce faire, Husserl a trouvé quelque
chose d’intéressant, que l’on retrouve au cinéma sous le nom d’« effet
Koulechov », dispositif qui consiste à utiliser un même plan avec un acteur
dont le visage est filmé en gros plan avec une expression plus ou moins
indéterminée, le faire précéder par deux autres plans différents et le faire
succéder par deux autres plans différents. Dans un cas, il y a des plans
extrêmement tristes qui précèdent et qui succèdent, et dans l’autre cas, il y a
des plans très burlesques. Koulechov a montré ces trois plans à des
spectateurs, à qui il a demandé ce que faisait l’acteur dans la première
séquence. Les gens ont dit « Il rit » – « Et dans le deuxième ? » – «
Il pleure ». En fait, la lecture du plan du milieu est conditionnée par celui
qui précède et celui qui succède. C’est le même phénomène temporel de la
rétention primaire que Husserl a analysée dans la mélodie. Ce qui m’intéresse
en musique, entre autres – ce pourquoi dans les derniers temps j’avais des
échanges avec l’IRCAM –, réside dans le fait que le travail du musicien est
essentiellement un travail avec les rétentions mais aussi avec ce que Husserl
appelle les protentions, c’est-à-dire des horizons d’attente.
Autrement dit, ce qui me plait
particulièrement à l’IRCAM, est de pouvoir travailler avec des gens qui,
concrètement, mettent en œuvre des rétentions et des protentions. Mais alors
que je les analyse d’un point de vue philosophique, ils les produisent d’un
point de vue musical. Les derniers objets sur lesquels j’ai travaillé avant
d’accepter la direction de l’IRCAM avaient effectivement un rapport étroit avec
la musique dans le sens où je m’intéresse à ses structures temporelles intimes
à la conscience que sont les phénomènes d’attente et de retenue, en fait de
rétention, la musique étant le lieu où l’on peut les étudier de la façon la
plus pure. Tout comme au cinéma. Je peux dire que j’entre à l’IRCAM pour
combiner ces questions d’analyse des objets temporels que j’ai entreprises ces
dernières années avec des problématiques sur lesquelles je travaillais voilà
quelque vingt ans liées à l’instrument de musique, à l’instrument temporaire en
général (un agenda est aussi un objet temporel, tout comme un magnétophone, un
ordinateur, etc.). Je suis d’autant plus intéressé par ma nouvelle fonction que
j’associe ces problématiques liées à l’instrument classique à la technologie contemporaine,
qui est essentiellement une technologie du temps, de l’enregistrement,
numérique ou analogique, et à la composition.
« Ce qui me plait particulièrement à l’IRCAM,
est de pouvoir travailler avec des gens qui, concrètement, mettent en œuvre des
rétentions et des protentions. »
Br Se : Qu’est-ce qui vous a
convaincu à accepter la direction de l’IRCAM ?
Be St : Je cultive depuis longtemps des
relations privilégiées avec l’artistique et le monde technologique,
scientifique et industriel. C’est pourquoi j’ai enseigné jusqu’à l’an dernier à
l’université de Compiègne, qui forme des ingénieurs, où j’ai développé de
nombreux projets de recherche et de développement, par exemple de système de
lecture assistée par ordinateur. Car j’ai également une formation informatique,
et j’ai travaillé pour l’INA pendant plusieurs années, sur des systèmes
d’analyse de l’image, avant d’être nommé à la suite de ces travaux Directeur
général adjoint de l’INA, poste que j’ai occupé pendant trois ans, de 1996 à
1999.
Br Se : Comment percevez-vous l’IRCAM
aujourd’hui, par rapport aux débuts de l’institution, en situation de conquête
et de recherche pure et dure sous l’impulsion de Pierre Boulez, puis l’époque
de Laurent Bayle qui était celle de l’ouverture à l’extérieur, public et industriel ? Quels
sont vos objectifs ?
Be St : J’avoue tout d’abord ma surprise lorsque
j’ai appris que j’avais été choisi pour succéder à Laurent Bayle, et j’ai
hésité. Parce que c’est une lourde responsabilité, parce que je ne suis ni
musicologue, ni musicien. Laurent Bayle m’a convaincu en me disant qu’il ni
lui, ni la tutelle, ni les musiciens, ni Pierre Boulez ne voulaient de musicien
à la direction de l’IRCAM, mais qu’il cherchait quelqu’un qui relance les
problèmes conceptuels, et qui ait une expérience de la recherche scientifique
et une expérience de la direction d’entreprise. Il m’a encouragé en me montrant
que l’IRCAM est un outil qui combine une quantité de savoirs extrêmement
variés. Il est difficile d’imaginer, vu de l’extérieur, l’incroyable diversité
de compétences au sein de l’IRCAM. Laurent Bayle m’a également convaincu que le
poste rassemblait une grande partie de mes centres d’intérêt et me permettrait
d’en découvrir de nouveaux. J’ai rapidement répondu positivement, surtout après
avoir eu l’occasion d’en parler avec Pierre Boulez
Br Se : Quel apport comptez-vous
offrir à l’IRCAM par rapport à vos deux prédécesseurs ?
Be St : La première période, celle de la fondation de l’institution, est une
période combattante, qui a été placée sous une très grande autorité,
intellectuelle, musicale et politique au sens noble du thème, Boulez étant un
homme de la cité, un homme public qui affirme des choses, un homme de débats et
de politique, qui lance des idées, court des risques, et qui estimait que la
recherche musicale et la recherche scientifique pouvaient et devaient
travailler ensemble. L’IRCAM a été créé dans un contexte polémique, qui a duré
dix ans et a pu être vécu comme sectaire, mais cette phase était nécessaire
parce qu’il fallait mettre ce nouvel outil de recherche musicale dans un cocon
quitte à se couper de l’environnement, comme un œuf est coupé du monde par sa
coquille pour qu’il puisse se développer. Boulez a été particulièrement lucide
en reconnaissant par la suite les talents de Laurent Bayle et en lui passant le
flambeau. Laurent a fait un énorme travail qui correspond effectivement ce
qu’il fallait faire alors, c’est-à-dire donner de la lisibilité au savoir
accumulé par l’IRCAM pendant quinze ans. Il a créé des circulations nouvelles,
donné une plus grande visibilité, y compris auprès du public, créant le
Festival Agora mais aussi le Forum, qui a permis à l’IRCAM de passer d’une
cinquantaine d’usagers privilégiés à mille trois cents, dont cinq à six cents
institutions dans le monde. Je compte poursuivre cette politique. Par ailleurs,
et c’est pourquoi Laurent Bayle et Boulez m’ont demandé de venir, sur
proposition de Jean-Jacques Aillagon alors président du Centre Pompidou,
j’entends ouvrir une nouvelle période de conceptualisation de l’IRCAM, quitte à
ranimer la polémique, s’il le faut, pour intégrer ce qui s’est passé depuis
vingt-cinq ans.
Br Se : Que s’est-il donc passé
durant ce dernier quart de siècle ?
Be St : Lorsque l’IRCAM a été constitué, il y avait dans le monde, en tout et
pour tout, une centaine de personnes pour s’intéresser à l’informatique
musicale. Ils se trouvaient essentiellement aux Etats-Unis et en France, et un
peu en Allemagne et en Italie. Très vite, l’IRCAM est devenu le lieu mondial de
travail sur l’informatique musicale, avec de rares institutions comme MIT,
Stanford University, Genève, Marseille, Nancy, Lyon. Mais, soudain, un lieu
unique au monde rassemblait dix, puis quatre-vingts, enfin cent personnes
travaillant sur cet objet très mystérieux pour le grand public, ce qui failli
coûter cher à l’IRCAM à la fin des années 1980, alors que cet objet s’est avéré
plus tard d’une importance capitale.
Aborder à travers les problématiques de
la composition, de la musique la plus savante, ce que l’on appelle « musique
contemporaine », expression curieuse, et entre la création de l’IRCAM et
aujourd’hui, il s’est passé un processus incroyable que j’appelle un chiasme,
c’est-à-dire que ce qui était à l’intérieur de l’IRCAM tel un embryon protégé
par une coquille d’œuf, ce qui était pratiquement unique au monde, même si l’IRCAM
entretenait des relations avec les Etats-Unis et d’autres lieux, mais est
devenu le mode de fonctionnement normal de la musique dans le monde entier. En
vingt-cinq ans, la musique est devenue partout numérique. Les lecteurs de CD
ont fait florès, puis les DVD, la musique commence maintenant à être écoutée et
consultée avec l’ordinateur, et presque tous les musiciens utilisent
l’ordinateur. Nous avons vécu un processus de dissémination technologique qui,
pour l’IRCAM, est un immense défi. Nous pouvions répondre soit de façon
frileuse en disant « au secours, nous sommes condamnés à mort parce que ce qui
était notre objet tout le monde se l’est approprié, il nous échappe », soit en
nous félicitant « c’est absolument extraordinaire, nous étions jusqu’à
maintenant seuls au monde, isolés à porter un discours, maintenant nous sommes
la figure de proue, l’avant-garde de ce processus, et nous avons des
partenaires dans le monde entier avec lesquels nous pouvons travailler ». Ce
qui est mon point de vue. Et aujourd’hui toutes les musiques sont concernées.
Je compte néanmoins rester ancré sur la musique dite contemporaine ou savante.
L’IRCAM a fait beaucoup de choses, trois
cents œuvres créées, a porté ses efforts sur l’acculturation - les concerts sont
aujourd’hui archi-combles - de pédagogie, nous touchons désormais toutes sortes
de publics, de transfert de technologie à travers le logiciel Marx aujourd’hui
utilisé dans le monde entier, ainsi que beaucoup d’autres logiciels tournant
autour. Mais, en même temps, l’IRCAM se trouve à la croisée des chemins, en
particulier parce que nous ne sommes plus à l’époque de la technologie
numérique de synthèse du son, mais sommes entrés dans une nouvelle époque qui
est celle de l’analyse du son, la technologie d’analyse appliquée au monde
musical. Et c’est le concept-phare que je place à l’horizon de l’avenir de l’IRCAM.
Br Se : Quelles sont les nuances
entre « synthèse » et « analyse » du son ?
Be St : Développée aux débuts de l’IRCAM, la synthèse servait à fabriquer des
sons artificiels réalisés par des machines et non pas par des instruments de
musique. Ce pouvaient être des sons d’instruments acoustiques de synthèse, de
la clarinette ou de la voix de synthèse, comme on dit des diamants ou des
émeraudes de synthèse, mais c’étaient des sons calculés et réalisés
intégralement par des algorithmes. L’IRCAM continue à travailler sur la
synthèse, concevant des modèles numériques de synthèse de toutes sortes
d’instruments, nous avons une bibliothèque entière d’instruments de musique
virtuels qui s’appuient exclusivement sur une analyse physique des instruments
réels, mais avec lesquels on peut réaliser des instruments inexistants en
combinant plusieurs instruments, de véritables « chimères instrumentales ».
Tout cela est le fruit d’une combinaison de techniques de synthèse mais aussi
de techniques d’analyse qui permettent, à partir de sons naturels, en fait des
sons captés, d’analyser et de formaliser ces sons musicaux.
Cette question de l’analyse est
aujourd’hui un enjeu qui se place bien au-delà de l’IRCAM parce que, par
exemple, se développent des moteurs de recherche musicaux, puisque l’on trouve
des banques de données musicales sur Internet, et l’on sait maintenant
rechercher une mélodie, on peut chanter dans un micro en disant à un moteur de
recherche « je chante cet extrait, il faut me retrouver cette musique dans toutes
les banques de données musicales ». On sait le faire à l’IRCAM, il s’agit de
reconnaissance de formes, d’analyse musicale utilisant une technologie de
l’intelligence artificielle et de la reconnaissance de formes pour analyser des
contenus musicaux. Nous avons commencé à le développer à l’IRCAM pour ce que je
désignais plus haut les techniques d’analyse-synthèse pour re-fabriquer des
instruments à partir d’une analyse d’instruments existants. Nous l’avons
également développé pour aider les compositeurs qui travaillent avec des outils
de composition assistés par ordinateur, ce qui permet aux compositeurs de
lancer des productions algorithmiques qui engendrent toutes sortes de
possibilités musicales et font que ces compositeurs ont du mal à l’appropriation
et à la représentation des contenus musicaux qu’ils ont eux-mêmes engendrés.
Aujourd’hui, nous combinons ces techniques d’intelligence artificielle avec des
techniques venant du traitement de signal qui, lui, sait analyser hauteurs et
durées à travers le signal lui-même, c’est-à-dire pour concevoir des spectres
de trans-fréquences.
Tout cela ouvre des problématiques
nouvelles à l’IRCAM extrêmement intéressantes, parce que l’on voit ainsi
comment la science et la technologie développant en fait des procédés
mathématiques et physiques appliqués au signal sonore rencontrent des
problématiques relevant de la musicologie et de l’analyse musicale dans le sens
dont on en parle depuis le XIXe siècle. J’ai beaucoup discuté avec les
personnes travaillant à l’IRCAM, musiciens et scientifiques, et j’ai la
conviction qu’aujourd’hui l’IRCAM a un rôle à jouer pour relancer la théorie
musicale, la formalisation de la musique. Nous allons donc créer dans les mois
qui viennent un laboratoire de recherche qui s’intitulera « Outils pour
l’analyse musicale » qui va en fait rassembler plusieurs équipes, «
Représentation musicale », « Analyse et synthèse », « Musicologie », que nous
allons créer et nous allons proposer aux musicologues qui travaillent
aujourd’hui en France et à l’étranger, au Musée de l’Homme, à l’université de
Paris, mais aussi à l’université de Strasbourg et, naturellement, le CNRS dont
l’IRCAM est une tête de pont, et à la direction duquel nous proposons la
création d’une équipe nouvelle pour travailler sur les outils d’analyse
musicale destinés aux musicologues et aux musiciens.
Br Se : Dans quel but ?
Be St : Le but est multiple. Il consiste tout d’abord à relancer une
compréhension du phénomène musical en utilisant le potentiel de la technologie.
Il est de raviver une musicologie du XXe siècle et contemporaine qui est plus
ou moins sous-développée en France, mais aussi dans le monde, et qui a besoin
d’outils nouveaux parce que l’on ne peut étudier des œuvres produites avec ces
outils sans les utiliser et sans avoir des outils spécifiquement développés
pour la musique contemporaine. Nous le ferons aussi pour les musiques du passé
et pour l’ethnomusicologie. Nous voulons également le faire pour développer des
outils de compréhension et d’analyse pour les orchestres en train de répéter,
pour les interprètes, pour les chefs d’orchestre, pour les compositeurs, mais
aussi pour la diffusion. Par exemple, nous souhaitons créer des processus de
distribution musicale sur Internet, une sorte de radio sur Internet où l’on
peut écouter de la musique tout en lisant la partition qui se déroule en même
temps pour mettre en œuvre des algorithmes d’analyse qui permettent à des gens
qui ne savent pas lire ces partitions de comprendre les structures. Cette quête
se place dans la logique de ce que Laurent Bayle avait lancé, une démarche
pédagogique. Je suis d’ailleurs en train d’ouvrir une cession avec l’Education
nationale, parce que je suis persuadé que l’IRCAM pourrait apporter aux lycées
et aux collèges en particulier, mais aussi aux universités, toute une batterie
d’outils de compréhension de l’objet musical, à la fois en faisant des analyses
musicales sur les corpus contemporains ou non, et en développant des outils de
manipulation nécessaire à ces analyses musicales pour des non-musicologues et
des non-musiciens.
L’IRCAM a un rôle très important à jouer
dans les années à venir qui consiste à expliciter ce qui se passe dans le monde
de la musique, de la musique savante en premier lieu, contemporaine et du
passé, mais aussi de la musique populaire, parce que je crois qu’il est très
important non pas de faire de l’IRCAM un lieu de pratique de la musique
populaire, ce qui serait d’autant plus démagogique qu’il y a d’autres lieux
pour ça, mais un lieu d’analyse savante de ce qui se passe dans le monde de la
musique populaire et de mise en relation entre la musique savante et la musique
populaire, qui est en soit une musique digne d’intérêt. L’un des buts que je
poursuis est multiplier le public de la musique contemporaine par deux ou
trois, voire quatre ou cinq. Sachant que nous pourrions viser toute une partie
du public qui ne viendra jamais au concert, parce qu’il n’en a pas les moyens,
pas le temps, qui est trop fatigué pour s’y rendre, où ce n’est pas dans son
comportement culturel. Or la musique contemporaine est une musique que l’on
peut difficilement écouter ailleurs qu’au concert, parce qu’elle est complexe,
nécessite souvent une connaissance de l’histoire de la musique, déroute et
qu’une participation au concert rend plus compréhensible.
Br Se : En fait, plus on aborde
cette musique sans a priori, plus on y est ouvert. Si l’on est trop dans la
musique du XIXe siècle, on a en revanche tendance à la rejeter…
Be St : Je suis d’accord, on a les oreilles
fermées. Mais en même temps on a un problème de compréhension, ce qui rend
cette musique difficile à écouter sur une chaîne hi-fi. En revanche, au
concert, on a toute la richesse du son d’une salle, la spatialisation du son
est très importante dans la musique contemporaine. On voit aussi les musiciens,
et à partir du moment où on les voit jouer, on comprend les structures
formelles, l’attention est plus concentrée. J’essaie d’utiliser ces
technologies pour atteindre des publics nouveaux, grâce au fait, par exemple,
de pouvoir écouter avec une partition qui se déroule, en voyant les musiciens,
les structures. Cela ouvre les oreilles, parce que, au concert, on écoute aussi
avec les yeux. Le slogan que je propose aujourd’hui à l’IRCAM est « ouvrir les
oreilles ». Les nôtres, d’abord, ouvrir nos oreilles aux autres musiques que
celles qui se font à l’IRCAM, mais aussi ouvrir les oreilles de nos publics
actuels et potentiels en leur donnant des outils d’écoute nouveaux.
Br Se : Où est la place du
compositeur dans vos projets ?
Be St : Elle est centrale. Ce sont les
compositeurs qui connaissent le mieux les processus rétentionnel et protentionnel
qui, à mon avis, constituent le tissu d’une composition musicale, composer
signifiant articuler des rétentions et des protentions.
Br Se : Et faire des choix…
Be St : Et créer des formes. La question de
l’analyse est au cœur du processus compositionnel. Le sens même de l’IRCAM est
aussi d’abord de continuer à travailler sur des créations. Nous lançons avec
les compositeurs un certain nombre de projets nouveaux. Nous poursuivons ceux
qui existent, par exemple ceux entrepris avec Philippe Manoury sur la
spatialisation, ou avec Emmanuel Nunes et beaucoup d’autres. Mais nous allons
faire une remise en perspective de toutes ces activités, un élargissement et
surtout une intégration de ces activités. Parce qu’en fait, pratiquement toutes
les activités antérieures mobilisaient cette problématique. Et c’est d’abord à
travers la création que nous pourrons faire ce genre de choses. Nous créons
aussi un autre pôle de recherche, « Technologies pour le spectacle », qui
développera ce que nous avons déjà fait pour la chorégraphie, une interface
musique/chorégraphie, mais également pour le théâtre. Nous allons notamment
coproduire dès cette année avec la Comédie Française, avec laquelle nous créons
un pôle commun, un spectacle consacré à la Légende des Siècles de
Victor Hugo. Je compte développer les relations entre la musique et le cinéma,
qui ont quantités de problématiques communes.
Entretien
recueilli par Bruno Serrou
Paris, IRCAM,
le 4 juin 2002
1) Paru pour la première fois sous forme
de portrait dans le quotidien La Croix
daté 10 juin 2002 puis sous forme d’entretien sur le site Internet ResMusica.com le 20 juin 2002
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