Le Metropolitan Opera de New York. Photo : (c) Jonathan Tichler
Fermé jusqu’au 31 décembre 2020 au
moins, riche de l’expérience de retransmissions de ses productions en direct
dans les salles de cinéma du monde entier, le Metropolitan Opera de New York se
réinvente pour continuer à créer l’événement pour les mélomanes du globe.
Prochain rendez-vous, le 16 août sur Internet avec Roberto Alagna et Aleksandra
Kurzak.
Plus encore qu’en Europe, le
spectacle vivant est totalement paralysé aux Etats-Unis pour cause de Covid-19.
Le plus célèbre de ses théâtres lyriques, le Metropolitan Opera de New York,
est fermé au mieux jusqu’au 31 décembre. Il n’en garde pas
moins le contact avec son public en proposant des événements accessibles dans
le monde entier via Internet. Dès le début de la crise
sanitaire aux Etats-Unis, son site a présenté tous les soirs en libre accès des
reprises de ses diffusions en direct dans les grandes salles de cinéma.
En cinq mois, elles ont attiré quinze millions de spectateurs. Succès qui a incité
l’Opéra new-yorkais à tenter de nouvelles expériences, cette fois en direct,
comme le Gala At-Home en avril dernier
et une série inédite de douze concerts à la carte prévue jusqu'en décembre avec ses principales stars dans des lieux insolites à travers
le globe.
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Entretien avec Peter Gelb, directeur général
du Metropolitan Opera de New York
Bruno Serrou : Quelle stratégie avez-vous adoptée pour que le
Metropolitan Opera continue d’être présent auprès de son public?
Peter
Gelb : Dès le début de la crise sanitaire, sitôt que le Met a cessé
ses représentations, nous avons commencé à diffuser des reprises de nos
retransmission dans les salles de cinéma en direct en haute définition - chaque
soir, un opéra différent a été proposé gratuitement. Ces retransmissions ont capté l’imagination
du public et ont été vues par près de quinze millions de personnes au cours des
cinq derniers mois. En outre, nous avons créé de nouvelles expériences en
direct pour notre public international, comme le Gala At-Home en avril et la nouvelle série de concerts à la carte Met Stars Live in Concert avec nos principales étoiles se produisant dans des endroits
remarquables du monde entier.
B. S. : Quels sont les enjeux financiers pour
un Opéra parmi les plus célèbres au monde mais qui ne bénéficie
d'aucun soutien public, ses ressources provenant uniquement du mécénat, de la
billetterie et de ses produits dérivés ?
P.
G. : Les enjeux financiers sont pour nous plus importants que
jamais, car nous sommes en ce moment privés de notre principale source de
revenus, la vente de billets. Historiquement, le Met s’est toujours appuyé sur
la générosité de ses donateurs, qui nous ont soutenus dans les moments
difficiles. Mais période actuelle présente le plus grand défi économique auquel
le notre théâtre a jamais été confronté au cours de ses 137 ans d’histoire. Heureusement,
le Met a gagné plus de trente mille nouveaux donateurs depuis le début de la
crise sanitaire, la plupart ayant été introduits ou réintroduits au Met
grâce à nos flux gratuits de rediffusions d’opéras le soir nocturnes. En outre, nos plus fidèles soutiens ont augmenté leur aide financière au
cours des derniers mois. Cependant, avec une interruption de nos spectacles qui
pourrait se prolonger au-delà de l’automne, nous devrons amasser beaucoup plus
de dons dans les mois qui viennent.
B.
S. : Quelle stratégie le Met a-t-il adoptée pour maintenir et développer le
mécénat et les parrainages ?
P.
G. : Sa stratégie est de continuer à être une force artistique et
novatrice de premier plan, pour démontrer à nos donateurs qu’une société
civilisée a besoin des arts de la scène et que le Met mérite leur aide pour
poursuivre sa mission.
B. S. : Vous avez suspendu les salaires des musiciens de l’orchestre, des choristes, des techniciens, et maintenu les revenus des chanteurs solistes ainsi que la moitié des salaires du personnel administratif. Comment cela a-t-il été vécu par le personnel et quelles sont leurs ressources actuelles ?
P.
G. : Cette période est très difficile pour les membres de notre
entreprise. Nous avons mis à pied près de mille employés à plein temps, tout en maintenant leur couverture sociale. Mais nous n’avions pas
d’autre solution que de réduire les dépenses afin de maintenir le théâtre en
marche. Car, en assurant l’avenir du Met, nous assurons également la
subsistance future de nos employés, qui pourront dès que possible reprendre
leur travail à l’Opéra. Certains de nos employés, tant techniques qu’administratifs,
continuent de s’acquitter de tâches essentielles. Les salariés en congé
reçoivent des prestations d’assurance-chômage et, jusqu’à la semaine dernière,
des fonds hebdomadaires supplémentaires provenant du gouvernement fédéral. Nous
attendons de voir si ce dernier votera une prolongation de ces avantages
supplémentaires. A cette fin, le Met a engagé des lobbyistes aux niveaux local
et national pour représenter le secteur artistique du spectacle vivant et
lutter pour le maintien du financement de ses employés aujourd’hui sans
travail.
B. S. : Vous avez prévu de reprendre les
activités du Met à partir du 31 décembre prochain avec un grand Gala. Votre
déficit actuel est de cent millions de dollars. Comment allez-vous surmonter ce
manque à gagner ? Votre programmation évoluera-t-elle vers les œuvres les
plus populaires à l’encontre des chefs-d’œuvre moins grands publics ?
P.
G. : Compte tenu de l’état actuel de l’urgence sanitaire aux
États-Unis, la date de réouverture du 31 décembre prochain est désormais
menacée. En effet, nous ne pourrons pas revenir aux opérations normales tant qu’un
vaccin ne sera pas largement disponible. Pour le Met, des représentations avec
des artistes sur le plateau et un public dans la salle socialement distancés ne sont pas
économiquement viables. Ce n’est pas non plus possible actuellement du simple point
de vue de la santé, car les rassemblements de plus de cinquante personnes sont
pour le moment interdits à New York. Pour ce qui concerne notre programmation,
je crois que le temps est venu d’une plus grande innovation artistique, car nous sommes encore loin de songer à un retour vers une programmation traditionnelle.
Lors de notre réouverture, nous présenterons davantage de nouvelles œuvres et
de productions originales susceptibles de stimuler l’imaginaire de notre public.
Au cours de notre saison 2019-2020 qui s’est terminée prématurément en mars,
nos deux plus grands succès au box-office ont été Akhnaten de Philip Glass et Porgy
and Bess de George Gershwin, ce qui prouve que nous avons gagné de
nouveaux publics assoiffés d'expériences inédites à l’opéra.
B. S. : Pourquoi ne suivez-vous pas ce que font
plusieurs opéras et salles de concert européens qui réduisent leurs jauges afin
de pouvoir poursuivre leur activité, à quelques exceptions près, notamment l’Opéra
de Paris qui suit votre exemple ?
P.
G. : Les opéras européens qui sont majoritairement subventionnés
par les gouvernements de leurs pays, ont les moyens financiers pour créer des
spectacles avec peu d’interprètes dans la fosse, peu de chanteurs sur la scène
et un public réduit. En outre, la crise sanitaire est bien plus maîtrisée en Europe qu’aux États-Unis. Donc, en raison des mandats gouvernementaux de poursuite
des représentations publiques - ce qui est le cas en Allemagne -, et d’une
crise sanitaire sous plus maîtrisée qu’aux
Etats-Unis, certaines maisons européennes rouvrent tandis que les théâtres
restent tous fermés aux Etats-Unis. Car la situation est la même pour tous les
théâtres de Broadway.
P.
G. : Plus de sept cent cinquante mille personnes ont regardé le Gala At-Home en avril et ont fait un don
de trois millions de dollars. Nous avons amassé un total de soixante-dix
millions de dollars de dons depuis le début de la crise sanitaire, nombre d’entre
eux étant stimulés par nos activités en ligne. En plus des trente mille nouveaux
donateurs, nous avons recueilli cent cinquante mille nouveaux noms dans notre
base de données internationale. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, quelque quinze
millions de personnes ont regardé nos flux nocturnes, totalisant six cent soixante
cinq millions de minutes de visionnage.
B. S. : Envisagez-vous de continuer à
développer les retransmissions en direct de vos productions en salles de cinéma
dans les années à venir ?
P.
G. : Nous prévoyons bel et bien de reprendre nos retransmissions
cinématographiques en direct dès la réouverture du Met. Car elles sont
extrêmement populaires. Soixante-dix pour cent de nos spectateurs sont en effet hors des frontières des États-Unis, ce qui permet au Met d’atteindre le plus vaste public
mondial de l'ensemble des théâtres lyriques du monde. Chaque année, environ deux
millions et demi de personnes achètent des places pour voir les productions du
Met en direct dans les salles de cinémas.
B. S. : Vous avez annoncé que vous effectueriez
des coupures dans les partitions des œuvres les plus longues afin de les rendre
plus accessibles au grand public. Ne prenez-vous pas ainsi le risque de trahir
les œuvres et leurs compositeurs et d’être critiqués par les puristes ?
P.
G. : Les seules œuvres que nous considérons « coupables »
sont celles qui ont une tradition en ce domaine, comme les opéras baroques qui
peuvent être fort longs. De nombreuses œuvres ont été coupées par leurs
compositeurs-mêmes, mais ces dernières années, de nouvelles éditions critiques
ont restauré des coupes qui n’étaient pourtant pas destinées à être exploitées. Nous n’allons
certainement pas couper les chefs-d’œuvre de Wagner, R. Strauss, Puccini ou
Verdi - bien qu’un ouvrage comme Don
Carlo ait de nombreuses options en termes de nombre d’actes et de scènes.
Il n'y a aucune raison valable pour que toutes les compositions d’opéras soient
traitées comme s’il s’agissait de l’Ancien Testament. Les compagnies théâtrales
font bien des coupes judicieuses dans les pièces de Shakespeare. Sinon, Hamlet durerait quatre à cinq heures.
Pourquoi les compagnies d’opéras ne pourraient-elles pas faire de même ?
B. S. : La contribution du cinéma depuis
quatorze ans en notoriété d’image et en bénéfices financiers, avec la crise, n’est-ce
pas une carence qui pourrait susciter des difficultés supplémentaires à la
crise ?
P. G. : Au contraire, l’expérience du Met avec les technologies numériques a contribué à sa stature et a renforcé sa réputation auprès du public. En réponse à la Grande Dépression, mon illustre prédécesseur, Giulio Gatti-Casazza, a lancé les émissions de radio nationales du Met en 1931. Plus tard, à l'instar de ce que nous faison aujourd’hui, la distribution électronique a contribué à fortifier le Met et à élargir son audience et ses soutiens.
B. S. : Comment vous est venue l’idée de la série Met Stars Live in Concert ?
P.
G. : Cela semblait être une prochaine étape logique pour
satisfaire à la fois notre public qui manque à ses chanteurs préférés, et les chanteurs, frustrés par l’absence
de contact avec le public. Mon objectif tout au
long de ma carrière a été de rapprocher les artistes et le public.
Dans le cadre de la crise sanitaire, où ni les artistes ni leur public ne peuvent voyager
facilement, cela semble être une expérience capitale.
B. S. : Comment vous est venue l'idée de
demander aux chanteurs vedettes du Met de se produire en direct depuis chez
eux, en Europe et aux Etats-Unis, dans cette série Stars Live in Concert via
satellite avec une équipe de production installée dans un studio de New York comme le 16 août le Quintette
Morphing, qui se joint à Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak sur la Côte d’Azur ?
P.
G. : Nous avons choisi un certain nombre de stars du Met et nous leur
avons demandé de se produire dans un lieu proche de leur domicile. Dans le cas
de Roberto [Alagna] et d’Aleksandra [Kurzak], ils logent chez eux à Antibes
depuis quelques mois. C’est sur la suggestion de Roberto que le concert a lieu
à proximité d’Eze. C’est aussi sur la suggestion de Roberto et Aleksandra que
nous engageons les musiciens talentueux de Vienne qui ont créé de nouvelles
orchestrations pour quintette à cordes et trompette des différents airs et duos
qu’Aleksandra et Roberto vont interpréter.
B. S. : Quel est le public de ces douze concerts, compte
tenu du prix d’accès à chacun de ces concerts (17 €/20 $), et accessibles pendant
douze jours jours ?
P.
G. : Nous pensons que notre public aimant l’opéra à travers le
monde, est prêt à payer vingt dollars [dix-sept euros] pour des spectacles
de haut niveau produits avec un son et une image d’excellente qualité, distinguant
ainsi les productions de cette série de la grande majorité des contenus de streamings
actuellement disponibles. Il est intéressant de noter à ce propos que les
producteurs de films aux États-Unis envisagent actuellement de diffuser leurs
films sur leurs propres services de diffusion en continu, tant il y a de
cinémas fermés. Par exemple, Walt Disney Productions vient d’annoncer que sa
sortie estivale à succès de Mulan
sera désormais diffusée sur la chaîne de streaming Disney au prix de vingt-neuf
dollars au lieu de dix dollars dans les salles de cinéma.
B. S. : Selon quels critères avez-vous
choisi les artistes que vous avez invités dans la série Stars Live in Concert, Roberto
Alagna et sa femme Aleksandra Kurzak par exemple qui se produisent depuis la
terrasse du Château de la Chèvre d’Or à Eze sur la Côte d’Azur ?
P.
G. : Les artistes que nous avons choisis font partie des plus
grands talents lyriques du monde et, ils sont tous les favoris du public du Met
dans le monde entier. Ce concert particulier aura lieu dans le cadre romantique
unique d'une terrasse qui surplombe la mer Méditerranée, et qui débutera à 19h,
heure française, au moment où le soleil se couche à l’horizon.
B. S. : Où avez-vous recruté les cadreurs
du direct ?
P.
G. : Les cameramen et techniciens du son viennent de Munich. Ils
ont été engagés par Odeon, la société de production munichoise avec laquelle le
Met travaille sur de nombreux concerts de la série. C’est l’une de ses équipes
qui sera à Eze le 16 août.
Propos recueillis par Bruno Serrou pour le quotidien La Croix
Paris/New York, le 10 août 2020