Naarden-Bussum (Hollande), mardi 3 juillet 2018
Ton Koopman chez lui, à Naarden-Bussum, dans sa bibliothèque. Photo : (c) Ton-Aldo Allessie
Claveciniste, organiste, chef d’orchestre, musicologue, élève
de Gustav Leonhardt, Ton Koopman m’a reçu chez lui avec infiniment de
gentillesse, sur la terrasse ensoleillée de sa maison de Naarden-Bussum, bourg
huppé à vingt-cinq minutes de train d’Amsterdam. C’était dans la perspective d’un
portrait annonçant son festival Itinéraire baroque en Périgord Vert pour le
quotidien La Croix. Il en résulte
l’entretien que je propose à votre lecture.
Né le 2 octobre 1944 à Zwolle, à
quatre-vingt kilomètres au nord-est d’Amsterdam, Ton Koopman a reçu une
éducation musicale classique et a étudié l’orgue, le clavecin et la musicologie
à Amsterdam, recevant un Prix d’Excellence pour chaque matière. Naturellement
attiré par l’organologie et fasciné par le style de l’interprétation, Koopman a
focalisé ses études sur la musique baroque, avec une attention particulière sur
Jean-Sébastien Bach, et est rapidement devenu l’une des figures de proue du
retour « au jeu authentique ». Sa bibliothèque personnelle est
substantielle. Il estime que sa collection compte quelques quarante mille
volumes. Les livres rares seraient d’environ quinze mille, quatre vingt cinq
pour cent étant consacrés à la musique d’avant 1800. Il collectionne aussi les
gravures, quatre vingt cinq pour cent d’entre elles représentant des musiciens
interprètes, compositeurs et autres sujets associés à la musique. C’est sa
propre bibliothécaire qui supervise ce véritable trésor.
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Ton Koopman devant son clavecin Stein durant l'entretien. Photo : DR
Bruno Serrou : Comment êtes-vous venu à la
musique baroque ?
Ton Koopman : J’ai commencé comme enfant de chœur dans ma
ville natale, Zwolle. Je suis entré dans le chœur de l’église catholique à six
ans. Nous chantions principalement durant les fêtes, comme Noël et Pâques, les
chorals de Bach, et parfois une messe de Palestrina. C’était mes premiers pas
dans la découverte de ces musiques, avec un organiste qui jouait avec les mains
et les pieds, ce qui m’a étonné, ainsi que la grande taille de l’orgue.
B.S. : Vos parents étaient-ils musiciens ?
T. K. : Mon père était musicien de jazz amateur, comme tous
les jazzmen de l’époque. Ma petite-fille - j’ai trois filles qui s’occupent de
la production pour les festivals -, est chanteuse de jazz. Le relais est donc
assuré. Pour mon père, la musique classique c’était Beethoven et Wagner, et
pour moi c’était un peu le jazz ancien, musique que mon père a surtout jouée à
la maison ou dans des jazz sessions. Mais la musique de jazz ne pesait pas
grand-chose pour moi, et c’est drôle parce que pour ma petite-fille, oui.
B.S. : Vous admirez donc votre petite-fille, plus
que vous l’avez fait pour votre père
T.K. : Oui, en quelque sorte [sourire]. Dans le jazz,
l’improvisation est importante, un peu comme pour le baroque. Au moment où je
suis entré au lycée, à douze/treize ans, commençant le latin et le grec, les
deux professeurs, qui étaient en couple, ont acheté un clavecin. Ils m’ont dit :
« Nous savons que tu aimes le clavecin, viens chez nous le samedi pour
jouer avec nous. » J’étais déjà organiste de ma paroisse, où j’ai débuté à
onze ans sans même avoir appris, mes premiers cours d’orgue m’ayant été donnés
beaucoup plus tardifs.
B.S. : Arriviez-vous à atteindre le pédalier ?
T.K. : Non. Moi, oui, mais selon mon professeur, non. Chaque
année j’ai dû dire à mon professeur : « S’il vous plaît, arrêtez de
me faire jouer du piano, parce que je déteste cet instrument et je veux faire
du clavecin et de l’orgue. » Et il me regardait : « Non, tu es
trop petit. » - « Oui, je peux » - « Non, tu ne peux pas
jouer des pédales, parce que tu es trop, petit. » - « Mais je
peux » - « C’est comme ça ! » Finalement, lorsque j’ai
atteint seize ans, il a dit : « Ok, maintenant tu peux venir. »
Au même moment, j’ai obtenu un premier petit poste dans une église dotée d’un
grand orgue et d’un chœur professionnel. C’est ainsi que j’ai pu faire des
messes de Mozart. C’était une bonne école. Après, je suis allé au
Conservatoire d’Amsterdam.
Photo : DR
B.S. : Le « retour à » est né entre la
Hollande, la Belgique, l’Allemagne et la France. Comment expliquez-vous cette
émergence bien localisée ?
T.K. : Ce mouvement dépend vraiment des musiciens. Nous avons
eu le grand avantage d’avoir en Hollande Gustav Leonhardt, Frans Brüggen, Anner
Bylsma, en Belgique les frères Kuijken. Cela a donné énormément d’enthousiasme
pour la musique baroque. Parce qu’ils étaient de grands musiciens, ils ont fait
une grande propagande pour cette musique. Les élèves des conservatoires font la
même propagande aujourd’hui, et cela continue.
B.S. : Pour votre part, vous avez été l’élève de
Gustav Leonhardt. Comment l’avez-vous choisi ?
T.K. : C’était facile, en Hollande. Parce qu’il n'y avait qu’un
grand maître, et autour il n’y avait que des petits maîtres. Naturellement,
j’ai écouté tous les autres aussi, en concert. Mais pour moi c’était clair,
Gustav Leonhardt était le seul. J’ai apprécié au début qu’il fasse un
répertoire que les autres ne faisaient pas, les virginalistes, la musique
autour de Sweelinck, qui sont des musiques que j’aimais beaucoup. C’est
pourquoi je suis devenu son élève, et dans ce temps-là, les professeurs mais
aussi les élèves étaient en train de chercher la vérité. Qu’est-ce que
l’authenticité ? Qu’est-ce que jouer un style d’une autre époque ?
Est-ce possible ? Où trouve-t-on les sources ? C’était une bonne
collaboration entre les professeurs et leurs étudiants.
B.S. : Les musicologues aussi ?
T.K. : Les musicologues n’étaient pas du tout intéressés.
Wanda Landowska a dit, à Paris au début du XXe siècle, « les
musicologues disent en France : "Si tu joues la musique baroque sur le
piano, on t’aide, mais pas sur le clavecin". » J’ai rencontré le même
problème. J’étais étudiant en musicologie à l’Université d’Amsterdam, et là
j’avais deux professeurs, l’un - excellent - pour la musique médiévale, l’autre
était plus fameux à l’époque mais il n’était pas capable de jouer lui-même, et
il disait que la meilleure interprétation c’était de lire. C’était un pur
théoricien. Parce que si l’on joue, si l’on chante, on fait une erreur parce que
l’on modifie forcément l’idée du compositeur. Or, c’était un vrai non-sens.
Mais il en était ainsi, et il était parfois nécessaire pour lui de donner des
petits exemples, et à ce moment-là il était peu sûr. C’était peanuts. C’était
catastrophique, tant il accumulait les erreurs. Mais il était un grand amateur
de Richard Wagner. Il a fait son maximum pour nous introduire à la musique de
ce dernier. Une grande partie des étudiants était à l’époque en train de lire Astérix, et les walkyries et autres casques
à cornes avaient beaucoup de succès. C’était formidable. Pour moi, c’était à la
fois le début et la fin de Wagner. Mais aussi de la musique de Bruckner, Mahler
qui n’est pas ma musique. Je ne connais pas bien…
B.S. : Vous en écoutez de temps en temps ?
T.K. : Oui. J’ai écouté alors que j’étais élève au
conservatoire, j’étais ouvert. Mais pour moi la musique est avant tout
baroque : Bach… [avec une expression gourmande].
Ton Koopman sur la terrasse de sa maison de Naarden-Bussum durant l'entretien. Photo : DR
B.S. : Oui, Bach, mais il est à la fois l’alpha et
l’oméga de la musique, le centre de la musique. Il y a un avant Bach et un après
Bach. Donc, en lui-même, il est un univers infini qui intéresse tous les
musiciens. Quand commence la musique baroque ? Monteverdi est-il un homme
de la Renaissance ou du baroque ?
T.K. : Pour moi, Monteverdi est baroque. Le grand problème est
que dans tous les pays, le baroque commence à un moment différent. En Italie,
c’est naturellement le plus tôt, avant 1600.
B.S. : Donc Monteverdi, Gesualdo…
T.K. : Carlo Gesualdo est limite Renaissance. Mais je pense qu'avec
le début de l’opéra, de la basse continue, de l’air, l’ère baroque s’impose. En
France, nous avons le classicisme, mais il n’y a jamais eu de vrai baroque.
Lully était certes Italien, mais il a créé un autre style. C’est pourquoi le
mot « baroque » est dangereux aussi. C’est un mot assez valise, mais
on n’y en a pas de meilleur. Avant, c’est clair. Le temps du médiéval commence aux environs de 500 et s’achève vers 1500, la Renaissance suit, c’est facile, baroque c’est
plus compliqué, il débute plus ou moins en 1600 jusqu’à environ 1750. Après,
c’est de plus en plus difficile. La fin du baroque survient avec la mort de
Jean-Sébastien Bach. Mais il était capable d’écrire dans le style de ses
enfants, qui sont dans une autre manière, celle de Berlin, le Sturm und Drang, et Bach lui-même est à partir des années 1730
moins baroqueux. Haydn naît en 1732.
B.S. : Bach est-il plus en « avance » que
Haendel ?
T.K. : Pour moi Bach est unique au monde. Il est comme
Gesualdo, Leonardo da Vinci, Michelangelo, ce sont des gens qui changent tout.
Et Bach a écrit dans un style mais son grand avantage est que son public était
captif. Il a composé pour l’église, parfois pour une petite cours, mais à Leipzig
le public venait. Ce n’avait pas besoin de lutter pour sa survie. Tandis que
Haendel, ainsi que Mozart, se devait de lutter, parce que pour survivre il lui
était nécessaire d’avoir un public. Haendel se devait donc d’écrire ce que le
public aime. Dans les années 1720-1730, c’est devenu pour lui de plus en plus
compliqué, et au moment où il a commencé à composer des oratorios, tout a
changé. Les arie sont tout aussi
sublimes, mais dans les opéras elles viennent les unes après les autres. Il était
capable de très bien écrire dans le style de son public, pourtant, à un moment
donné, il a perdu le contact avec ses opéras, à Londres, c’était aussi pour des
raisons politiques, et la grande différence entre oratorio et opéra est le rôle
du chœur. Il est capital et éclatant, tandis que dans les opéras, les rares
passages de chœurs ce sont les solistes réunis qui les chantent. Mais si l’on compare
les oratorios de Haendel et ses premiers opéras, la structure est la même. S’il
a dû lutter toute sa vie pour survivre, Haendel a aussi été riche. Il s’est même acheté un tableau de Rembrandt, il a investi à la bourse, il a tout perdu,
puis il est redevenu riche à la fin de sa vie. Aujourd’hui, on pense que les
compositeurs étaient pauvres, mais Bach était quelqu’un de très riche. Il avait
un très bon salaire, il a donné énormément de leçons, il a reçu des émoluments
élevés pour les commandes qui lui étaient passées. Ce n’était vraiment pas la
pauvreté.
Ton Koopman et son épouse Tini Mathot. Photo : DR
B.S. : Haydn, salarié des Esterhazy, était
considéré comme un valet de chambre
T.K. : Peut-être, mais pas à la fin. Je pense que Haydn, dans
les années 1770, est déjà un homme de grande renommée. En fait, il se
comportait comme un mafioso, publiant les mêmes pièces chez plusieurs éditeurs.
Il s’est ainsi fait payer par tout le monde [rire]. Mais j’aime beaucoup Haydn,
c’est un grand compositeur. Mais pour moi Bach est spécial.
B.S. : Qui est Jean-Sébastien Bach, à vos yeux ?
Qu’est qui vous attire, en lui ?
T.K. : Bach était capable de faire quelque chose pour la tête
- l’esprit -, et pour le cœur - l’émotion. Intellectuellement, il est capable
de tout écrire, mais il lui suffit d’un accord, d’une mesure pour bouleverser.
Comme la musique qu’il a composée est belle ! Pour les Passions, mais aussi pour les cantates
et pour les autres pièces. Cela semble toujours être dans le même style, mais
c’est tout le temps différent. Si l’on pense à la Cantate BWV 127 « Herr
Jesu Christ, wahr’ Mensch und Gott », l’aria pour soprano est l’une des plus belles que je connaisse. A
Leipzig j’ai participé à un « Bach Ring », organisé à l’instar du Ring de Wagner. Nous étions cinq musiciens,
avec notre chœur et notre orchestre, et nous avons dirigé chacun huit cantates
de Bach, le public écoutant ainsi quarante cantates en deux jours. Ce public était
énorme ; c’était un grand plaisir. Le choix des cantates a été fait par
John Eliot Gardiner, qui était alors le président de la Bach Society. Il a
choisi les cantates pour ses collègues. Nous avons donné plusieurs cantates
méconnues. Toutes sont fantastiques. Il n’y en a pas une de mineure. Il était
bien aussi de rejouer les cantates que j’ai faites dans les années 1994-1995 et
que je n’avais pas reprises depuis lors. C’était une grande fête. Et tout le
monde, public inclus, a dit « O, mon Dieu, quelle musique ! » La
logistique était énorme, avec ces cinq ensembles présents en même temps à
Leipzig et enchaînant les concerts. Mais tout a bien fonctionné. Il faut dire
que les Allemands sont forts pour organiser de tels événements. Face à
nous, un public de connaisseurs, tout le monde était enchanté par cette
merveille de musique. Avec la création de Bach, il y a une tradition que l’on
peut faire perdurer, comme la Saint
Matthieu, la Messe en si, mais
beaucoup de musique est méconnue. On doit réfléchir lorsque l’on monte les
programmes, et c’est bien.
B.S. : Combien y a-t-il d’œuvres, chez Bach ?
Tout est-il recensé ?
T.K. : Il y en a plus de mille numéros. Mais la Messe en si en a un seul, l’Oratorio de Noël, aussi, etc., alors
qu’il s’agit d’œuvres disparates réunies sous un même titre. Dans les vingt
dernières années, un certain nombre de pièces de Bach inconnues ont été
retrouvées, comme Alles mit Gott, une
aria écrite pour l’anniversaire d’un
duc qui a été découverte par hasard à Weimar après un incendie. Trois musiciens
en ont eu connaissance par le biais d’autant de copies différentes, sans le
savoir. Du coup chacun a enregistré son interprétation. Dont Masaaki Suzuki,
l’un de mes élèves, qui a fondé au Japon le Bach Collegium Japan en 1990. C’est
très intéressant, parce que cela donne une nouvelle idée de Bach.
Photo : DR
B.S. : Avez-vous
une idée du nombre d’élèves que vous avez eus ?
T.K. : Je ne sais pas, peut-être six cents… sept cents. Ils
sont tous devenus musiciens professionnels, mais il y a naturellement parmi eux
des éléments plus connus que d’autres. J’aime rester en contact avec mes élèves.
Chaque fois que je me déplace quelque part, j’en rencontre, nous dînons
ensemble, nous discutons…
B.S. : Enseignez-vous uniquement en Hollande, ou
donnez-vous des cours en d’autres circonstances, comme des masters
classes ?
T.K. : Les trente dernières années, j’étais à La Haye, après
avoir enseigné à Amsterdam. Aujourd’hui encore j’y donne quelques cours. A
l’université de Leyde, j’enseigne la musicologie et j’aide les étudiants qui
écrivent une thèse de doctorat, je suis maître de thèse, je le fais également pour
le clavecin, pour l’orgue, pour la direction, je dispense des masters classes
au Japon, pour basse continue et pour clavecin obligé, je parle de l’interprétation
et de la rhétorique. A mon retour de Barcelone, je parlerai de l’interprétation
de la musique de Bach avant et après 1960. C’est très varié, et j’aime vraiment
ça.
B.S. : Vous-même devez avoir évolué dans votre
conception des maîtres du passé. Vous ne devez plus voir Bach aujourd’hui comme
il y a vingt ans, je présume ?
T.K. : C’est vrai. Surtout quand on est jeune, on change
beaucoup. Maintenant, ma familiarité avec la musique de Bach est beaucoup plus grande
qu’à vingt-cinq ans. Parce que l’on a peur à cet âge de faire des erreurs.
Contrairement à ce que pensait l’un de mes professeurs, je trouve qu’il y a quantité
de façons de jouer Jean-Sébastien Bach. En son temps, plusieurs personnalités
ont joué sa musique, je pense notamment aux élèves de Bach, comme Johann
Philipp Kirnberger (1721-1783), très sévère, les fils du cantor, à Emilius
Agricola, et je trouve cela important, parce que, pour moi, Bach n’a pas été un
personnage stable durant toute sa vie. Il a évolué. On connaît les meilleures
de ses Passions, mais si l’on pense
aux cantates, entre les premières années et les dernières, il y a de grandes
différences. Dans les dernières, on constate qu’il exploite de plus en plus la
flûte traversière, les grandes arie.
B.S. : Il a aussi été appelé à découvrir le
fortepiano
T.K. : Il n’aimait pas cet instrument…
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B.S. : En êtes-vous certain, où est-ce vous qui
n’acceptez pas l’idée qu’il l’eût aimé ? [Rires]
T.K. : Oui. La seconde option est aussi valable que la
première, parce que je n’ai jamais aimé le piano. Notamment, Bach a joué le
piano à Postdam, après avoir joué un Zimmermann, Freiberg, Dresde étant à côté
de Leipzig. Au début, apparemment, Bach n’aimait pas le piano parce qu’il
trouvait qu’il ne jouait pas bien, tandis que le clavecin était un instrument
adulte, avec une longue histoire, alors que le piano était encore un petit
enfant. Le piano, au temps de Mozart, a beaucoup évolué. Mais à l’époque de
Bach, c’est encore un autre instrument, complètement différent du piano que
nous connaissons aujourd’hui.
B.S. : Le clavecin connait plusieurs traditions, allemande,
flamande, française, italienne… Quel était l’instrument de Bach ?
T.K. : Il y avait beaucoup de grands facteurs en Allemagne.
Mais il ne reste pas beaucoup de clavecins, parce que nous avons fait la guerre
entre nous. En France aussi, mais en plus il y a eu la Révolution, qui
considérait le clavecin comme caractéristique de la noblesse. Mais en Allemagne,
il y avait aussi des clavecins italiens, flamands. C’était un mélange de
beaucoup de choses, mais, pour jouer Bach, il faut un clavecin qui donne une
sonorité adaptée au contrepoint. Il n’en reste pas beaucoup, si bien que
maintenant on joue naturellement sur des copies, et les copies sont parfois
bien faites d’autres non. Autre question, quel était le volume du
clavecin ? Quelle était sa dynamique ? Pour moi, le clavecin est un
instrument très dynamique, on peut jouer forte-piano,
naturellement pas un forte comme sur
un Steinway, mais un peu plus/un peu moins forte,
et cela les clavecinistes doivent beaucoup l’utiliser. Si je pense à la Musikalisches Opfer, on sait que Bach a imposé
le fortepiano de Zimmermann à Postdam, mais il a écrit aussi pour le clavecin,
parce que je trouve que sur le piano, un prélude, un mouvement lent marchent
bien, mais les contrepoints, les fugues pas du tout. Pour le pianoforte, Bach a
écrit la fugue, le canon, mais je trouve que c’est trop old fashioned, à l’ancienne, pour être joué sur un pianoforte. Dans
ma bibliothèque, ma femme et moi avons un clavecin de Stein, pas une copie mais
un original qui a été merveilleusement restauré.
B.S. : Est-ce mieux qu’une copie ?
T.K. : Pas forcément.
B.S. : Comment être sûr que sur une copie l’on
retrouve le son originel ?
T.K. : C’est comme les Taskin, tout le monde dit que c’en est
un parce qu’il est vert, mais les sonorités sont des plus diverses. Oui, on doit
veiller à bien copier un instrument pour retrouver les caractéristiques des
sonorités, ainsi que le toucher. Les clavecins construits de nos jours sont trop
faciles à jouer, parce que les cours dispensés aux jeunes clavecinistes sont sur
des clavecins trop légers, et sur les clavecins légers on n’a pas de
dynamiques. Ils sont bons pour les enfants, mais pas pour les adultes. Je suis
sûr par exemple que les instruments français n’étaient pas aussi faibles qu’ils
le sont maintenant. Et, naturellement, ils n’étaient pas joués dans les salles
de concert de six cents places. On les jouait dans les petits salons, ce qui
est une autre chose. Un clavecin trop fort, ce n’est pas bien non plus.
B.S. : Bach jouait en public, dans des salles
plus ou moins grandes ?
T.K. : Je pense qu’à Leipzig, le Collegium Musicum que
dirigeait Bach, contenait six cents personnes. Il était donc nécessaire
d’écouter, parce que pourquoi jouer si l’on n’entend rien. Ce n’était donc pas
un petit clavecin. Dans le salon privé de Marie-Antoinette, on a besoin d’un
autre instrument.
B.S. : Bach est également un grand maître de l’orgue…
T.K. : Là aussi, pour moi Jean-Sébastien Bach est le grand
numéro un de l’orgue. Mais j’aime le répertoire du XVIIe siècle allemand,
mais aussi français, plus que sur clavecin. Froberger, que j’apprécie
particulièrement, Clérambault, Louis Marchand - qui est mon homonyme français
[rire] -, dont je m’apprête à jouer la première Suite. Outre l’orgue, chez les Français, j’aime beaucoup
Jean-Philippe Rameau. Je joue encore assez régulièrement les Pièces pour clavecin en concert avec
violon et viole de gambe, les pièces pour clavecin, je dirige régulièrement les
Suites des opéras que j’aime
beaucoup, Dardanus, les Indes galantes…
B.S. : Couperin, dont c’est une année anniversaire, est-ce de la
musique qui vous parle ?
T.K. : Le premier enregistrement que j’ai fait avec Jordi
Savall était consacré aux deux Suites
pour viole de gambe. Au Japon, je vais jouer François Couperin à l’orgue. Je
joue aussi souvent Louis Couperin. Je suis également attiré par Marc-Antoine
Charpentier, ses Motets, c’est
vraiment un grand compositeur, le mélange italien/français m’intéresse
beaucoup. De Lully, j’ai fait le De
profundis, un grand Motet, le Dies Irae… Mais le problème est que si l’on
fait trop de choses, si l’on joue le clavecin, l’orgue, si l’on dirige, l’on fait
de la musique de chambre, l’on ne peut pas tout faire à la fois. Je connais
très bien le répertoire d’airs jusqu’avant Lully, en France, comme l’air de
cour. L’un de mes élèves est en train d’écrire une thèse sur les airs sérieux
autour de 1700. C’est aussi un répertoire que je connais bien. Marin Marais,
naturellement, les pièces d’église de Rameau. C’est la même chose pour la
musique italienne. Je joue un peu moins en récital, parce que je suis pris par
mes autres activités.
B.S. : Je constate que vous jouez du Telemann. Que pensez-vous de ce
compositeur ?
T.K. : Il est bienvenu, chez nous. Je peux le comparer à
Vivaldi, plus qu’à Bach, parce que les deux ont beaucoup écrit. Telemann est
supérieur à Vivaldi, et l’on ne connaît pas bien sa musique vocale, qui est de
la grande musique. Pour les concerti,
il est extraordinaire [sifflement d’admiration]. Mais il faut qu’ils soient très
bien joués. Bach, même sur un orgue de barbarie, marche encore. Mais Telemann,
comme François Couperin, ne marche pas. Je veux dire qu’il y a un groupe de
très grands compositeurs qui ont besoin d'être travaillés avant de les jouer pour une interprétation qui vaille la peine. Mozart, Haydn
tiennent même sur une guimbarde, Debussy moins.
B.S. : Vous avez écrit des thèses, des ouvrages,
des articles de musicologie…
T.K. : Oui. Une musicologue travaille avec moi pour cette part
de mon activité. Elle s’occupe de la bibliothèque, elle est en train de finaliser
trois textes que j’ai écrits, l’un en anglais, les deux autres en allemand. J’ai
promis d’écrire un jour un livre sur Jean-Sébastien Bach, je suis en train d’en
écrire un sur Buxtehude, mais je ne sais pas quand je pourrai les terminer. Je viens
tout juste d’achever un nouveau chapitre de ce livre. Mais, pour moi, c’est
tout le temps la combinaison entre écriture et interprétation. Je viens de
remettre à jour la biographie de Buxtehude écrite par André Pirro publiée en
1913, et traduite en allemand ou en anglais, je ne sais plus, parce que c’est
un ouvrage très important et étonnant de la part d’un musicologue de l’époque,
qui était capable sans édition d’avoir à disposition la partition de Motets entiers. Je continue donc
d’écrire, ce qui me plaît beaucoup, et j’aime suivre les jeunes musiciens, les
aider, transmettre ce que j’ai acquis dans ma vie. J’enseigne à mes élèves
de l’université ici, chez moi, parce qu’en Hollande les étudiants peuvent
voyager gratuitement, je fais un meilleur café qu’à La Haye, j’ai les
instruments, les livres, c’est mieux qu’au conservatoire. Les étudiants aiment venir.
B.S. : Combien possédez-vous de clavecins,
ici ?
T.K. : Neuf. Il convient d’y ajouter deux orgues dans la même
bibliothèque. Je les joue tous. Les orgues sont transportés pour les concerts.
Dans le cadre du festival du Périgord vert, notamment, où j’emmène deux
clavecins et les deux orgues. J’aime avoir mes instruments ici, c’est mieux que
d’avoir un Steinway [allusion à René Jacobs, qui travaille chez lui sur un
Steinway].
B.S. : Avez-vous dirigé des opéras entiers ?
T.K. : Pas d’opéras français. J’ai dirigé des opéras de Mozart,
un peu de Haendel avec mon ensemble. Mais pas aussi fréquemment que des gens
comme René [Jacobs]. Le problème est que l’opéra prend beaucoup de temps, et il
me faudrait attendre au moins deux ans pour trouver des dates dans mon
calendrier.
B.S. : Quelles est votre priorité : la
direction, le clavecin, l’orgue, l’enseignement, la recherche ?
T.K. : Je pense que l’essentiel de mon activité consiste à diriger
l’orchestre. A côté, j’aime jouer l’orgue et le clavecin, si bien qu’il m’est
impossible de choisir. J’aime les deux. Au Japon, je vais jouer sur un clavecin
conçu par le même facteur que le mien, sur un orgue. A chaque concert, il y au
minimum deux mille cinq cents personnes qui y assistent. Toutes les grandes
salles japonaises ont des orgues de style baroque. Il y a un grand intérêt du
public nippon…
Ton Koopman et son Amsterdam Baroque Orchestra & Choir. Photo : DR
B.S. : Quand avez-vous fondé l’Amsterdam Baroque Orchestra &
Choir ?
T.K. : En 1979, pour l’orchestre, et 1992/1993 pour le chœur.
Entre 1979 et aujourd’hui, soit presque quarante ans, il y a naturellement eu
des changements. Des gens sont partis à la retraite. Nous avons eu aussi au
début plusieurs jeunes femmes, qui se sont mariées, ont eu des enfants, et il n’était
pas possible pour elles de rester. Parce qu’un orchestre baroque voyage
beaucoup. D’autres disent avoir tellement voyagé qu’ils finissent par avoir
envie de se sédentariser. Mais il y a encore des musiciens des tout débuts, et
une grande partie du chœur est là depuis les premiers temps. Le chœur compte
dix-huit chanteurs, et l’orchestre vingt-cinq instrumentistes. Je ne fais
jamais appel aux choristes pour les parties solos, j’utilise systématiquement
des solistes. A l’époque de Bach, les solistes étaient les meilleurs éléments
du chœur, et ils n’étaient pas mieux payés que les autres. Pour ma part, je laisse
les solistes chanter dans le chœur, parfois une partie du chœur est soliste,
mais les grands organisateurs qui nous invitent n’aiment pas avoir quelqu’un du
chœur qui sorte pour les parties solistes, mais ils veulent des noms pour
vendre le plus de places possible. J’essaie aussi de plus en plus d’utiliser
mon chœur avec les orchestres où je suis chef invité, et naturellement la
combinaison est idéale.
B.S. : Vous dirigez aussi des orchestres modernes…
T.K. : Cette année, j’ai dirigé l’Orchestre du Concertgebouw
d’Amsterdam dans la Passion selon saint
Matthieu de Bach, à Paris l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui
m’invite régulièrement, à Lyon l’Orchestre National de Lyon, où je suis invité
privilégié. J’ai de bons contacts avec ces orchestres. Les musiciens sont très
ouverts. Avec eux, il est toujours possible d’améliorer les choses, faire plus
beau, à chaque fois. Entre nous, cela marche vraiment bien. Les orchestres
modernes ont longtemps fait n’importe quoi avec la musique ancienne, c’est
pourquoi nous devons les aider. Je suis également invité en Amérique. J’étais à
Cleveland pendant trois ans, à San Francisco, pour trois ans aussi. Je m’y
rendais deux ou trois fois par an pour travailler avec eux entre quatre et six
semaines, pour leur apprendre le style des musiques du XVIIIe. Cela
m’intéresse vraiment, et je dois dire que je sais ce qu’il faut faire pour
avoir une bonne sonorité, et avec un orchestre moderne on doit être direct et
pas essayer quelque chose, contrairement aux ensembles spécialisés. Avec un
ensemble d’instruments anciens, on peut expérimenter, d’autant plus que c’est
le mien, et que les musiciens sont là pour ça.
Un concert du Festival Itinéraire baroque en Périgord vert 2016, avec l'Accademia Strumentale Italiana. Photo : DR
B.S. : En plus, avec les orchestres symphoniques, il faut travailler
vite parce que ça coûte cher !
T.K. :
Oui, il y a très peu de répétitions.
B.S. : Bénéficiez-vous comme en France de subventions publiques ?
T.K. : En Hollande, c’est très compliqué. Le gouvernement a
annulé nos subventions pour plusieurs ensembles. Nous sommes dans une situation
difficile. Il y a un groupe qui a quatre vingt dix ans de subventions derrière
lui, et il les gardera. Un autre groupe, cette fois de cross over de trompette
de jazz et cordes baroques, ce qui donne quelque chose d’un peu bizarre, est
également subventionné, et naturellement quelques orchestres symphoniques, mais
qui n’est pas énorme, et on leur retire progressivement des subsides. Mais, heureusement
pour le Concertgebouw, l’Etat le soutient encore, mais les autres, Rotterdam,
La Haye inclus, ont perdu quarante pour cent de leurs ressources publiques.
C’est considérable. La Radio Hilversum a perdu deux orchestres. C’est vraiment
triste. En Hollande, ce n’est pas le manque d’argent qui peut expliquer ce
désengagement de l’Etat. C’est par manque d’intérêt. Je suis heureux que pour
mon festival du Périgord, il y ait encore en France des subventions. Il y a la
Région, le Département, la DRAC, c’est très important, parce que sans eux, le
festival ne peut pas exister.
B.S. : Comment financez-vous votre ensemble ?
T.K. : Je paye avec l’argent qui entre, les concerts, et
quelque fois je finance moi-même. Je suis le principal mécène du groupe. En
France, c’est fantastique, à côté de la Hollande. Chez nous, il y a tellement
de groupes en grand danger, en péril, que tout le monde cherche aux mêmes
endroits, peu d’entreprises s’intéressant à la musique baroque. Il est
prestigieux d’être sponsor de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam ou du
Rex Museum, mais c’est plus difficile pour les ensembles plus petits. Nous
sommes encore vivants, et j’en suis heureux. Mais c’est vraiment très
compliqué. Le Concertgebouw s’est longtemps abstenu de faire de la publicité à
la radio, les concerts étant tout le temps pleins, maintenant, chaque soir, il
y a de la publicité du Concertgebouw, genre « tout sonne mieux au
Concertgebouw », mais ce n’est plus plein. Nous avons de belles salles de
concert, mais nous avons moins de public. Si l’on travaille avec un petit
groupe, ça marche bien, parce qu’il y a en Hollande tout un réseau de salles
aux contenances réduites, mais pour les orchestres symphoniques c’est plus
difficile, parce que trop coûteux.
B.S. : Venons-en à votre festival. Comment avez-vous découvert cette
région de France qu’est le Périgord vert, partie nord du Périgord des bords de
la Dordogne ?
T.K. : C’est, comme d’habitude chez moi, par pur hasard.
J’étais invité avec mon épouse [NDR : la claveciniste Tini Mathot] à
donner un récital à Ribérac. Le maire de la ville, qui allait devenir le responsable
pour la musique du département de la Dordogne, est venu à ce récital, puis à un
autre concert. Des amis, qui possédaient une résidence d’été dans la région,
m’ont dit « mais pourquoi ne restes-tu pas ? Nos enfants jouent
ensemble, on te trouve une petite maison à louer. » Nous avons ainsi loué
une maison à Ribérac, et l’année suivante nous sommes revenus parce que nous
avions apprécié l’endroit, la nourriture, et les nombreuses belles églises du
XIIe siècle, les beaux châteaux dont le mobilier avait été volés.
Les gens sont sympathiques, ainsi que le temps, la température nocturne est
agréable, même si pendant la journée ce peut être très chaud, il peut aussi faire
très mauvais parce que c’est le Périgord… vert, qui peut aussi être tout gris,
mais on y dort bien, ce qui est agréable. La troisième année, nous avons
commencé à chercher une maison. Nous avons trouvé une bâtisse du XVIe
siècle dans un village de mille cinq cents habitants. Nous avons déniché un
architecte, qui l’a restaurée tout en laissant intacte tout ce qu’il était
possible de préserver en abimant le moins possible cette maison de maître
inhabitée depuis près de deux cents ans. C’était donc une quasi-ruine, avec de
beaux éléments. Je l’ai acheté avec plaisir. C’était en 1998. C’est la
vingtième année que nous sommes là, et j’ai commencé à découvrir les environs,
tombant sur des petites églises romanes fermées au public, mais j’ai pu trouver
les clefs dans les mairies. Au bout d’un certain temps, je me suis demandé ce
que je pouvais faire pour la région, parce que j’y suis heureux. Avec toutes
ces églises, pourquoi ne pas créer quelque chose comme un festival ? Et
nous avons commencé avec des amis. La première année, ce n’était que des petits
concerts que j’ai appelé « Itinéraires » parce que les églises ne
peuvent pas contenir plus de cent cinquante personnes. Il est donc impossible
d’y organiser de grands concerts. L’année suivante, j’ai ajouté des concerts.
Maintenant, nous organisons un long week-end au mois de juin, avec un concert
pour les enfants, un concert d’ouverture avec le Chœur d’enfants de Dordogne,
parce que je trouve important pour une région comme celle-ci, qui dispose d’un
chœur d’enfants, de dire « Ok, travaillons ensemble ». C’est pourquoi
nous faisons l’ouverture avant le festival lui-même, et parce que nous nous sommes
dit que nous avions besoin d’un nouveau public.
B. S. : Dans le Périgord, faites-vous ce que vous
ne pouvez réaliser en Hollande ?
T.K. : Je fais la même chose. Seulement, c’est dans un temps
très court. L’ouverture est normalement une journée pour les enfants des écoles
maternelles, deux concerts avec huit cents enfants qui y assistent, et ils sont
préparés à l’école par l’un des membres de notre organisation qui se rend dans
les écoles pour expliquer. C’est comme Astérix chez nous, « c’est quoi une
viole d’amour ? »
B.S. : Mais dites-donc, vous adorez
Astérix ! Cela fait deux fois que vous le citez [rires]…
T.K. : Oui, ça c’est bien… Ça c’est le vendredi. Le samedi, il
y a un grand concert le soir, et j’essaie d’y faire participer le chœur
d’enfants. Nous avons fait une fois la Didon
de Purcell avec eux et des chanteurs de notre chœur, parfois ils chantent des
motets. Ils sont préparés par leur chef de chœur et son épouse, et si je
dirige, je viens deux ou trois fois avant le festival pour les préparer. Les
plus jeunes ont sept ans et les plus âgés dix-huit. Du coup, avec les années,
une tradition chorale s’instaure dans la région. Les deux professeurs
travaillent très bien avec le chœur. Il y a deux ou trois ans, j’étais en
France pour la Passion selon saint
Matthieu avec mon orchestre et mon chœur, et j’ai invité ce chœur-là pour
la partie des enfants. Ils étaient tellement heureux, que ce fut un grand
moment. Je connais plusieurs enfants depuis qu’ils sont tout petits. Une partie
des anciens viennent comme volontaires pour aider le festival. Au début, ils
ont amené leur grand-père, où leur maman, où un oncle, une tante. C’était bien,
parce qu’il n’était pas évident pour eux de se rendre à un concert. Je pense
que le festival a beaucoup fait pour l’éducation à la musique classique dans
notre région. Et aussi pour la découverte de notre territoire. Parce que chaque
année, on fait quelque chose dans un château, mais aussi dans plusieurs églises
qui ne sont pas connues, parfois uniquement ouvertes pour des funérailles ou
pour un mariage. Il y a de superbes églises sur l’itinéraire de Compostelle qui
passe par la Dordogne. C’est pour cette raison que j’ai appelé le festival Itinéraire baroque, bien que le nôtre
soit centré sur un « itinéraire » plus tardif. Quand on ouvre la
porte de l’église, elle est tellement humide qu’il faut la laisser ouverte la
journée pendant une semaine pour que la température remonte un peu. Il y a
quelques orgues, mais le problème est qu’au XIXe plusieurs orgues
ont été détruits en raison de la
sécularisation. Dans certaines églises, l’on perçoit des traces d’orgues,
certains étaient encore là voilà vingt ans, comme celui de l’église de Grand-Brassac
qui a disparu soudain. L’on peut seulement imaginer ce qui lui est arrivé. Dans
certaines autres, on voit des éléments d’orgue disparu. Nous essayons, avec la
musique baroque mais aussi parfois avec la musique Renaissance, d’ouvrir la
porte à un public qui peut venir de loin. Il y a des bus qui viennent de
Belgique, de Hollande, apportant du tourisme à la région. Il y a aussi les
gares SNCF d’Angoulême, de Périgueux, l’aéroport de Bergerac qui est à soixante
kilomètres. Des gens viennent spécialement pour le festival, dont ils suivent
toutes les activités, même au repas auquel tout le monde peut se joindre
moyennant une petite participation dans un jardin du château et un peu de
musique. C’est vraiment convivial. J’aime les festivals où public et musiciens
se côtoient et forment une famille.
B.S. : Organisez-vous des masters classes ?
T.K. : Mon grand problème, c’est que je travaille toute
l’année. Je fais donc un cadeau avec le festival, et j’ai promis à mon épouse
de ne rien faire de plus. Si, après moi, il arrive un autre directeur
artistique, il ou elle peut changer le système. Mais les journées du festival
sont pour moi les plus remplies de l’année, avec répétitions, concerts,
après-concerts, parfois des petites masters classes sur des sujets déterminés
pour lesquels je fais appel à des spécialistes. Pas cette année, mais nous
donnons pour la première fois un spectacle folklorique catalan, avec Jordi
Savall. Nous essayons de diversifier chaque année.
Festival Itinéraire baroque en Périgord vert. Photo : DR
B.S. : Oui, ce n’est pas tous les ans la Saint Matthieu…
T.K. : Nous ne pourrions pas la monter, les lieux sont trop
petits. L’église la plus grande est celle de Saint-Astier, qui peut contenir
huit cents personnes, mais du côté acoustique, elle est bien pour quatre
cents/quatre cent cinquante auditeurs, après on n’entend pas beaucoup.
B.S. : Outre la Hollande et le Périgord, où aimez-vous
séjourner ?
T.K. : J’ai un autre lieu en Italie, en plein centre de Vérone.
Quand nos enfants étaient jeunes, nous y vivions. Mais maintenant c’est trop
chaud. Depuis, nous avons trouvé cette maison périgourdine, et nous organisons
notre festival dans ses environs. Les enfants y viennent, quelques fois sans
nous, ce qui fait qu’elle est souvent ouverte.
B.S. : Saintes n’est pas très loin de là, Philippe Herreweghe vous a-t-il
invité lorsqu’il était directeur artistique de ce festival ?
T.K. : Oui, mais depuis que j’ai créé le mien, j’ai refusé,
parce qu’il est tout de même bon de rester dans l’exclusivité. Je connais bien
Philippe, nous nous rencontrons régulièrement, nous dinons ensemble, pas en
France mais en Belgique ou en Italie. Les dates de son festival sont avant les
nôtres… Et ça aussi, nous l’avons bien organisé, parce qu’il n’y a pas au même
moment plusieurs festivals. Il y a parfois d’autres concerts que les nôtres,
mais nous essayons durant cette période de quatre jours de donner le maximum de
manifestations, la variété la plus importante et, surtout, une très haute
qualité. Je refuse de faire quelque chose de relâché. Je tiens à maintenir le
même niveau que celui de mon travail quotidien. Un bon festival ne peut exister
que si le niveau musical est très élevé. A Saintes, les gens sont venus parce
que Philippe y était, et j’espère que notre public vient ici parce que j’y
suis. J’aime que les gens disent « ah cette année, c’était encore meilleur
que les autres années ». C’est difficile de constater si cela est vrai,
mais c’est ce que je souhaite. Tous les concerts sont pleins, et nous n’avons
plus de places à proposer, les jauges ne bougeant pas et le festival se
limitant à cinq concerts.
Recueilli par Bruno Serrou
Naarden-Bussum, mardi 3 juillet 2018
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