Marek Janowski (né en 1939). Photo : DR
Né à
Varsovie le 18 février 1939, de père polonais et de mère allemande, Marek
Janowski appartient à la fameuse lignée des kappelmeister allemands formés à la
dure école de l’opéra. Directeur musical des Opéras de Fribourg-en-Brisgau et
Dortmund de 1973 à 1979, puis de l’Orchestre du Gürzenich de Cologne de 1986 à
1990, il est nommé en 1984 à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Il en sera directeur musical jusqu’en 2001. Seule formation française à géométrie
variable, l’OPRF a acquis sous sa direction une vraie cohésion qui en a fait
une référence au sein de l’Hexagone. Pierre Boulez lui-même pensait ouvertement
que l’Orchestre Philharmonique de Radio France était devenu la formation
symphonique française la plus homogène. Après avoir été directeur musical de l’Orchestre
Philharmonique de Dresde de 2001 à 2004, chef principal de l’Orchestre
Philharmonique de Monte-Carlo de 2000 à 2005, il a occupé la même fonction à l’Orchestre
de la Suisse romande de 2005 à 2012, ainsi qu’à l’Orchestre Symphonique de la
Radio de Berlin de 2002 à 2015. Je l’ai interviewé plusieurs fois à Paris, la
première lorsque je m’occupais des publications du Théâtre du Châtelet à l’occasion
du premier Ring de Wagner complet de l’Orchestre Philharmonique
de Radio France, ainsi qu’à l’occasion d’une tournée avec l’orchestre de Radio
France en Espagne, interview publiée dans le magazine musical madrilène Scherzo en avril 1997. C’est cet entretien, au
cours duquel le chef germano-polonais évoque le métier de chef, ses relations
avec l’art lyrique et le répertoire symphonique, les répertoires baroque,
classique, romantique et contemporain, la mise en scène d’opéra, que je reprends
ici et que je soumets à votre appréciation, fédèles lecteurs.
Bruno Serrou
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Photo : DR
Bruno Serrou : Musicien allemand, vous
êtes né à Varsovie.
Marek
Janowski : Je suis en effet fils d'un père polonais et d'une mère allemande de la région de Cologne. Au début de la guerre,
elle vivait à Varsovie où je suis né en 1939, et elle est rentrée chez elle à
Wuppertal au début de la guerre où je passais ma jeunesse. Ville de plus de
quatre cent mille habitants à quarante-cinq kilomètres au nord-est de Cologne.
J’y suis allé à l’école, et j’ai terminé mes études à Cologne.
B.S. : Comment vous est venu le
goût pour la musique ?
M. J. : Ma mère, comme dans toute
famille bourgeoise, m’a mis un instrument entre les mains, c’était pour moi un
violon à sept ou huit ans. J’ai commencé avec un professeur amateur. Mais très
vite elle m’a confié au violon solo de l’orchestre de la ville de Wuppertal, et
un peu plus tard j’ai abordé le piano, en même temps, à neuf ou dix ans, mais
les deux instruments dans un genre éducation générale pour un enfant, pas dans
un but professionnel. A quinze ans, j’ai fait un peu de contrepoint et de
composition. Quand j’ai eu mon baccalauréat, je me suis demandé ce que j’allais faire,
hésitant entre musique et mathématiques. J’ai commencé mes études à Cologne en
parallèle au Conservatoire d’Etat (Musikhochschule) et à l’université. Mais il
m’a fallu faire un choix, en raison d’horaires incompatibles, et je me suis
décidé pour la musique, particulièrement pour le métier de chef d’orchestre.
B. S. : Comment avez-vous
découvert le métier de musicien ?
M. J. : J’allais régulièrement au
concert durant ma jeunesse à Wuppertal,
à l’invitation de mon professeur. L’activité musicale de cet orchestre
était pour moi très présente entre mes onze et treize ans, mais ce n’était pas
en pensant faire un métier de musicien. J’ai toujours eu une bonne lecture à
vue. Quand j’ai commencé vraiment à la Hochschule la lecture de partitions
difficiles, j’étais relativement à l’aise pour la réduction pour piano.
B. S. : N'est-il pas aussi question
de charisme, d’aisance pour être chef d’orchestre ?
M. J. : On peut avoir envie de
faire ce métier, mais il y a tout un aspect qui est lié à ce métier dont on n’a
pas idée. Evidemment, un soliste doit avoir un certain charisme, autrement cela
ne peut pas vraiment marcher. On ne se rend pas compte que - évidemment pour un
chef il y a un côté rayonnant de sa personnalité, c’est aussi d’une certaine
importance -, donc le don pour être un organisateur, quelqu’un qui est à l’aise pour s’imposer à un groupe
de cent personnes, pour vivre personnellement la musique, avec deux mille
personnes derrière lui, est un sujet dont on ne se rend pas vraiment compte. Du
moins pas moi, à cette époque-là. Quand on est jeune, et que l’on a confiance
en soi, on pense que cela se fera de toute façon, et l’on découvre, parfois
assez tard, qu’il y a quand même pas mal de choses totalement extra-musicales, mais
qui sont absolument nécessaires pour un chef d’orchestre, alors que ce n’est
pas du tout inclus dans une formation musicale. C’est inné, en quelque sorte,
même si l’on peut faire évoluer cela en travaillant, mais il faut d’abord en avoir
conscience, et, autour de chaque étape, il faut trouver les moyens d’imposer sa
personnalité. En effet, il y a beaucoup de chefs ratés, des inconnus, qui sont
de super musiciens, qui ont même un don naturel dans la manière de s’exprimer dans
la gestique, mais qui n’ont pas dans leur personnalité la force de dominer un
groupe d’adultes, et s’ils ne l’ont pas naturellement - pas d’une façon superficielle
ou fabriquée, cela ne sert à rien, les musiciens le sentent tout de suite -, on
est perdu, et cela est le dur et amère arbitrage de ce métier. Etre chef, c’est
évidemment essentiellement la musique, mais aussi une personnalité qui s’impose
naturellement, sans que l’on dise un mot là-dessus, la personnalité au pupitre
qui est incontestable et incontestée. Si l’on n’y arrive pas, c’est que l’on
n’est pas vraiment fait pour ce métier.
Photo : (c) Klaus Rudolph / Philharmonie Essen
B. S. : Pensez-vous que la
direction d’orchestre s’enseigne ? Que vous a apporté le conservatoire ? Si
vous n’y aviez pas étudié aurait-ce été différent pour vous ?
M. J. : Cela n’apporte pas grand-chose.
C’est pourquoi je refuse catégoriquement de l’enseigner, y compris en master
classes ou en cours privés. Je suis parfois sollicité par des jeunes :
« Donnez-vous des cours ? », « Accepteriez-vous de dispenser
des cours dans un conservatoire ? » Je refuse systématiquement, parce
que je suis profondément convaincu que ce qui peut être vraiment appris avec un
professeur dans cette matière technique qu’est la direction est très limité et peut
s’apprendre très vite. Il suffit d’une journée. Je ne parle pas du goût
musical, de l’énorme connaissance musicale très généraliste indispensable pour
un chef d’orchestre, à qui il n’est pas seulement nécessaire de connaître tous
les chefs-d’œuvre. Il faut également tout connaître des grands compositeurs, de
la musique de chambre, de celle pour piano, la musique pour chœur a capella,
etc. Il est indispensable d’avoir une connaissance globale de la musique, vaste
et approfondie, parce que cela vous conduit à développer votre goût musical.
C’est une chose, mais je ne parle pas de ça, il faut énormément apprendre ça
dans un conservatoire, si vous participez comme pianiste ou violoniste aux
cours de musique de chambre, si vous faites de l’orchestre, etc. Pour ce qui
concerne la technique pure de direction d’orchestre, je n’y crois pas.
Quelqu’un doit vous transmettre les bases, bien sûr, mais après - ce qui reste
aujourd’hui ma conviction profonde pour l’apprentissage de ce métier -, il faut
commencer sa vie professionnelle comme un Kappelmeister de base dans une maison
d’opéra, et surtout pas par le répertoire symphonique. Le terme Kappelmeister a
été un titre honorifique pour les chefs allemands à une certaine époque. Vous
ne savez peut-être pas, mais à Munich on a toujours trouvé l’adresse de Richard
Strauss à Garmisch-Partenkirchen dans l’annuaire téléphonique, non pas comme
compositeur ou musicien, mais sous l’intitulé « Dr Richard Strauss,
Kappelmeister ». Et le monde anglo-saxon a transformé ce terme dans une formule descriptive de garçon ennuyeux. Le Kappelmeister
est lié à l’opéra, et, en fait, il s’agit de quelqu’un qui maîtrise totalement
la technique de ce métier. Ce qui signifie que ce métier peut être
techniquement très difficile si vous êtes dans une grande fosse au-dessous
d’une scène large et profonde, quand vous avez des chanteurs ou des parties de
chœur loin de vous qui n’entendent rien de l’orchestre et qui, de ce fait, ne peuvent
suivre que la baguette, l’émission du son leur arrivant depuis la fosse
beaucoup trop tard, et pour qu’il chantent sans décalages, le chef doit avoir
la technique des bras et les réflexes susceptibles de les éviter, etc.
Cela s’explique difficilement avec des mots et s’apprend vraiment en dirigeant,
ce qui manque aujourd’hui, même chez la plupart des chefs d’une quarantaine
d’années. Tous les grands chefs qui ont aujourd’hui entre soixante-dix et
quatre-vingts ans ont eu cette expérience, qui, depuis près de trente ans, se
réduit de plus en plus.
B. S. : Est-ce parce qu’il n’y a plus
assez de théâtres de répertoire ?
M. J. : Non. C’est parce qu’autrefois
il n’y avait pas le disque, ou peu. Il fallait donc apprendre le métier dans le
travail avec les chanteurs et avec un orchestre dans la fosse. Aujourd’hui,
vous avez les disques chez vous, vous mettez une glace devant vous et vous
travaillez sur la plastique de votre gestique. Le grand danger pour les jeunes
chefs d’orchestre est qu’ils écoutent beaucoup trop de disques et ne vivent pas
la réalité du quotidien d’une fosse d’orchestre.
B. S. : Vous pensez que la fosse est
plus importante que l’estrade ?
M. J. : L’orchestre sur un
plateau apprend infiniment moins que s’il est dans une fosse. De loin ! Le seul
et vrai professeur pour un chef d’orchestre est la fosse d’opéra.
B. S. : Il faut cependant finir par sortir
de la fosse !
M. J. : Pas seulement pour la carrière,
mais aussi pour l’esprit. Parce que, évidemment, la fosse peut influer dans un
mauvais sens avec l’exécution routinière du répertoire lyrique qui peut souiller
la justesse de la perception artistique. Il faut donc, une fois la base de la
fosse acquise, très vite vivre les deux mondes, et se mesurer aux exigences
absolues de la musique symphonique. Mais cela se fait plus vite et plus facilement
avec l’expérience de la fosse qu’inversement. On voit, quand on a le métier,
tout de suite si quelqu’un s’est développé uniquement dans le répertoire
symphonique quand il entre pour la première fois dans la fosse : à partir
d’un certain âge, il n’arrive pas à être à l’aise dans la fosse, contrairement à ceux
qui ont vraiment la fosse de l’opéra dans le sang. Ces derniers, s’ils sont bons musiciens, arriveront toujours par faire quelque chose de respectable dans le monde
symphonique.
Photo : (c) Culturebox
B. S. : Par quelle fosse d’opéra
êtes-vous passé ?
M. J. : La toute première a été
celle d’Aix-la-Chapelle, Aachen, où Herbert Karajan avait été directeur musical
dans sa jeunesse. J’ai commencé comme Chorrepetitor, Chef de chant, pendant la
saison 1961-1962. J’avais vingt-deux ans. Mon professeur, M. Wolfgang
Sawallisch, m’avait dit à Cologne : « Il n’y a aucun intérêt à ce que
tu restes à la Musikhochschule parce que tu n’y apprendras pas grand-chose.
Essayes plutôt de trouver quelque place comme assistant dans une petite maison
d’opéra. » J’ai ainsi passé un an à Aachen. Puis deux saisons dans le même
type de poste à l’Opéra de Cologne. Mon premier poste de Kappelmeister a suivi,
à l’Opéra de Düsseldorf, où j’ai progressivement dirigé tous les ballets, les
opérettes jusqu’au genre Traviata, Madame Butterfly, le petit répertoire.
Je suis ensuite revenu à Cologne pour un poste plus élevé, pendant trois ans.
Ma dernière charge de Kappelmeister a été à l’Opéra de Hambourg, entre 1969 et
1973, les grandes dernières années de Rolf Liebermann, qui m’a confié énormément
de choses. Ces quatre années hambourgeoises ont été probablement les plus
formatrices pour mon métier de chef lyrique. Après, je suis devenu directeur
musical de la ville de Fribourg-en-Brisgau en 1973, je suis ensuite monté en
devenant Generalmusikdirektor à Dortmund, ville de la Ruhr relativement grande
avec un demi-million d’habitants. J’ai renoncé à cette fonction en 1979, pour
être libre et développer une carrière de chef symphonique. Il faut dire qu’avec
ce genre de poste, on doit assurer tout un ensemble de concerts symphoniques
avec l’orchestre de l’Opéra. Même si l’essentiel est le lyrique, il y a par
exemple à Freiburg une série de douze concerts d’abonnement par an, comme à Dortmund,
dont la moitié est dirigée par le Musikdirektor. C’étaient donc les premières
expériences que j’ai faites sur un plateau. Petit à petit, ma carrière
internationale a pris de l’ampleur.
B. S. : Quand êtes-vous venu à Paris pour
la première fois ?
M. J. : Par hasard. C’était dans mes
années de Freiburg, c’est-à-dire entre 1973 et 1975 - 1974, je pense -, à la
suite d’une invitation de Prestige de la
Musique de Jean Fontaine à Radio France. Au même moment, alors que je
devais commencer mes répétitions avec l’Orchestre national de France - je ne
parlais pas un mot de français -, Joseph Krips, qui dirigeait une première
série de Cosi fan tutte chez
Liebermann à l’Opéra de Paris, est tombé malade et Liebermann m’a appelé. Mon
premier contact avec Paris s’est donc fait tout de suite avec deux orchestres
différents dans la même semaine. Le Cosi
a bien marché, puisque j’ai fait toute la série de la saison suivante, et du
coup, pendant les années Liebermann, de temps en temps je suis venu à Paris pour
diriger plusieurs choses. Puis son successeur, Bernard Lefort, m’a de temps à
autres confié des choses. Ensuite, j’ai dirigé Tristan und Isolde à l’époque de Massimo Bogianckino. S’il était
resté, j’aurais sûrement continué, parce que, jusqu’à cette époque-là, j’ai
entretenu d’excellents rapports avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris, avec
lequel j’ai eu plusieurs projets. Mais Bogianckino est parti d’un jour à
l’autre pour devenir maire de Florence, et mes liens avec l’Opéra se sont
interrompus. La seconde moitié des années soixante-dix, je suis plutôt revenu diriger
l’Orchestre National de France dans des opéras en version concert, avant d’être
invité pour la première fois par ce qui s’appelait à l’époque le Nouvel
Orchestre Philharmonique de Radio France (NOP), en remplacement d’un autre
chef, qui a annulé sa venue trois ou quatre mois avant la date d’un concert, en
1981. Ainsi, chaque saison, Radio France m’invitais à diriger un concert de
l’un ou de l’autre de ses deux orchestres.
B. S. : Vous qui avez dirigé des
orchestres allemands, britanniques, américains, japonais, quelles sont en
regard les particularités des orchestres français ?
M. J. : Parlons des aspects positifs. Deux
choses, on a toujours dit dans les pays anglo-saxons qu’individuellement les
musiciens français sont très forts, mais pour la qualité de l’orchestre,
l’homogénéité, etc., ce serait une autre paire de manches... Or, il faut le dire, la France a largement comblé son écart
avec les autres pays. Aujourd’hui, en France, des orchestres comme ceux de
Bordeaux, Lyon ou Strasbourg sont tout à fait comparables aux orchestres du
même type en Allemagne et en Angleterre. Là-dessus, il n’y a plus rien à dire.
Evidemment, l’esprit gallo-latin produit quelques fois des choses un peu plus
difficiles avec la discipline, le comportement, et il est tout à fait possible
de régler ces écarts. On dit toujours les orchestres français indisciplinés.
Doucement, je vois les choses ailleurs et ici, si le chef est respecté, s’il a
justement cette autorité naturelle - pas déclarée ni affichée mais naturelle -,
il n’y a pas de problèmes avec la discipline. C’est un cliché qui est bien
soutenu et rependu par quelques-uns qui ont peut-être de mauvaises expériences
avec les orchestres parisiens. Je voyage pas mal, je peux donc comparer, j’ai
évidemment, je pense, sans vouloir me flatter, beaucoup apporté pour l’évolution
artistique de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et je peux dire que
je suis extrêmement content d’être le directeur musical de cet orchestre parce
que je sais parfaitement ce qu’il représente en termes de qualité et de
compétitivité avec des grands orchestres mondiaux. J’aime l’approche des
français à la musique, la finesse du son. Le son fondamental est moins
puissant, moins gras, moins imposant que chez les allemands, par exemple. C’est
parfois un désavantage dans le répertoire des poids lourds mais c’est aussi un
grand avantage dans un répertoire qui se situe entre Schubert et Schumann, le
premier romantisme, dans le répertoire allemand. A mon goût musical, il arrive
que les très bons orchestres allemands approchent ce répertoire d’une façon
beaucoup trop pesante et agressive. Mais je constate aussi, avec le
Philharmonique, que si l’on travaille sur la seconde période du romantisme
allemand, les poids lourds, le Philharmonique - je ne peux là juger l’Orchestre
de l’Opéra ou le National, mais je sais trancher pour ce qui concerne le
Philharmonique -, si le chef a une vraie conception d’une symphonie de Brahms,
le Philharmonique sonne comme un orchestre allemand. Il est donc possible d’obtenir
ce que l’on souhaite.
B. S. : Des gens le disent,
mais il y en a d’autres qui ne le souhaitent pas, parce que ce qui peut passer
pour une qualité est considéré par d’autres comme un défaut.
M. J. : C’est grotesque. Ce serait un
défaut si l’on disait que le Philharmonique ne sait pas jouer la musique
française, qu’il ne sait jouer que la musique allemande. Là, c’est vrai, je
serais complètement à côté de la plaque. Le Philharmonique est brillant dans un
certain répertoire français, on cède la première place pour le répertoire
français à l’Orchestre National de France, parce qu’il faut une certaine
répartition des points forts dans la maison, puisqu’il y a quand même deux
formations à la radio, mais le Philharmonique joue fort bien la musique française,
et il joue - et là je sais bien ce dont je parle -, d’une manière ab-so-lu-ment
extraordinaire la musique contemporaine. Les musiciens du Philharmonique sont à
l’aise avec la création d’une façon incroyable. En France, il n’y a pas
d’orchestre comparable, et si je fais la comparaison avec les orchestres de
radio dans le monde pour ce qui concerne cette tradition contemporaine en
Allemagne, le Südwestfunk ou le Westdeutscherundfunk de Cologne par exemple, le
Philharmonique leur est largement supérieur. En outre, les musiciens du
Philharmonique, il faut bien le dire aussi, sont peut-être plus à l’aise dans
un certain répertoire allemand que les autres orchestres parisiens. Entendre
dire que c’est un défaut me fait sourire. Quand j’ai commencé avec eux, j’ai vu
la tâche considérable qui se présentait à nous. J’avais quarante-cinq ans, et
c’était l’âge pour moi de tenter l’expérience, et j’ai vu là un grand potentiel
des instrumentistes individuellement, mais pas, je l’avoue, un grand orchestre.
Mais la tâche m’a intéressé. « Seras-tu capable de faire quelque chose
avec eux ? », me demandai-je. Et pendant toute la première année, en 1984,
je ne m’en cache devant personne, j’ai plusieurs fois pensé « Tu vas
essayer un an, un an et demi, et si les choses continuent ainsi, tu vas
arrêter. » Les premiers mois, et presque toute la première année ont été très difficiles. Aussi dans le sens de la discipline, l’orchestre n’avait aucun
repère d’orientation, ni artistique ni humaine, c’était un peu n’importe quoi.
A l’automne 1984, j’étais presque déterminé à arrêter l’expérience. Et vers la
fin de 1984, j’ai eu des premiers retours qui m’ont permis de me dire :
« C’est quand même possible. » Constatant cela, je me suis décidé :
« Tu ne vas pas essayer de former cet orchestre avec le répertoire
français ou un répertoire contemporain, mais avec la pureté de la musique la
plus difficile, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, etc. Evidemment,
on a eu au cours des premières années 1985-1987, un petit échec, on est remonté
un peu plus haut, puis redescendu un peu, etc. Une évolution humaine, qui monte
un peu, plafonne, s’arrête, remonte, se fait par paliers. Evidemment, au moment où on le vit, parfois comme un échec, on se pose des questions, et la Tétralogie de Wagner en 1986 a pour la
première fois montré à tout le monde à Paris et au sein même de l’orchestre, que
l’on pouvait vraiment construire quelque chose de solide. Je pense à la vraie
évolution vers le niveau qu’a désormais atteint le Philharmonique. Je ne dirai
jamais, ni officieusement ni officiellement ni en tête à tête « le
Philharmonique est le meilleur orchestre de Paris ». Beaucoup de gens le
disent ; pas moi. La seule chose que je puisse dire à Paris et en beaucoup
d’autres endroits importants en Europe, « le Philharmonique n’a rien à
craindre ». On peut toujours mieux, c’est clair, et je pense que chez la
plupart des gens qui participent au Philharmonique, il y a cette conviction,
cet engagement de toujours faire mieux. Nous avons vraiment eu la chance ces
cinq dernières années - parce qu’à la suite d’un recrutement, d’un concours, voire
d’un stage, si l’on décide que la personne est titularisée, on ne sait jamais
après deux ou trois ans quelle sera l’évolution des jeunes recrues - de
recruter une nouvelle génération de musiciens qui, non seulement dans le jeu
individuel mais aussi dans l’esprit qui règne au sein du Philharmonique, se sont
tout de suite adaptés. Parce que les gens de mon âge, ou plus âgés que moi, qui
ont vécu un passé extrêmement désagréable de l’Orchestre Philharmonique dans
les années 1970, se souviennent de cette expérience et font aujourd’hui la
comparaison : pour eux, il est normal d’être fier de la situation
actuelle, tandis que les plus jeunes chefs se fichent de ce qu’ont connu leurs
aînés. Ils n’ont rien vécu, mais grâce à l’atmosphère humaine qui règne dans
cet orchestre, ils se comportent devant les musiciens de la même manière que
les plus anciens.
B. S. : C’est dire combien le
Philharmonique a acquis une personnalité réelle. Un jeune qui arrive au
Philharmonique de Berlin acquiert sans temps mort l’esprit de cet orchestre.
M. J. : Cela veut en effet dire que le
Philharmonique est fort. L’aspect positif de cet orchestre est l’esprit des
gens qui y travaillent. A quatre vingt dix neuf pour cent de l’orchestre, les
gens sont conscients de leurs responsabilités vis à vis de la collectivité et
du public français, via les ondes, et du public parisien dans les salles de concerts.
Il y a donc là une certaine honnêteté professionnelle que l’on ne trouve pas
partout.
Marek Janowski à Bayreuth en 2016. Photo : DR
B. S. : Combien de musiciens l’Orchestre
Philharmonique de Radio France compte-t-il actuellement ?
M. J. : Cent trente neuf.
L’orchestre n’est pas encore très bien équilibré, je tiens aussi à le dire. La tâche
et le devoir de jouer en géométrie variable est maintenant quelque chose de
facile pour nous, mais, pour moi au début, pour constituer la base d’une
cohésion, la géométrie variable ne m’a pas beaucoup aidé, vous pouvez
l’imaginer. Mais maintenant ce n’est plus un obstacle à la qualité.
B. S. : Comment fonctionne cette variation
entre la géométrie variable et la formation complète ?
M. J. : Il y a très souvent au cours de
la saison deux activités parallèles, ou même si l’on a vraiment besoin d’une
importante formation, on a également la possibilité d’une petite formation en
même temps.
B. S. : Je pense que ce ne sont pas
toujours les mêmes musiciens qui se trouvent dans les divers effectifs et
répertoires…
M. J. : Les musiciens tournent,
bien sûr. Cela en fonction du compte des heures. Ce qui a toujours été le cas,
avant même mon arrivée, au moment de l’éclatement de l’ORTF en 1974. On a mis
plusieurs orchestres ensemble, un ancien Philharmonique, le Lyrique et un
Orchestre de Chambre. Il ne fallait licencier personne. On a donc mis tout le
monde ensemble, et par le jeu des retraites, on a un peu réduit les effectifs,
et l’on a fait de quelque chose de difficile quelque chose de positif. Mais
pour améliorer la qualité de l’orchestre, la géométrie variable n’a pas été
d’un grand secours. Maintenant on se débrouille facilement.
B. S. : Est-ce même favorable ?
M. J. : ... Ça l’est presque...
Et ce n’est pas une réponse tactique de ma part... Maintenant c’est presque favorable,
parce qu’avec cette variété de répertoire qui appartient désormais au
Philharmonique et avec cette virtuosité dans la musique contemporaine, cette
situation est devenue plus positive que négative.
B. S. : Cela favorise le déchiffrage
mais donne aussi une certaine aisance dans le travail du son, du timbre.
M. J. : Absolument. Sur le plan de la
sonorité, je ne connais aucun orchestre plus flexible que le Philharmonique. Je
pense aux grands orchestres allemands. Cela lui permet de s’adapter à toutes
sortes de répertoires, de l’italien à l’allemand, autant qu’à la modernité, à
la transparence d’Anton Webern.
B. S. : Dirigez-vous la musique
contemporaine ?
M. J. : Les gens pensent que je fais
toujours Wagner, Brahms ou [Richard] Strauss. Or, ce n’est pas le cas. Je
participe aussi à la vie musicale contemporaine de cet orchestre à laquelle je
consacre un ou deux programmes. Mais je ne suis pas un spécialiste.
B. S. : Les chefs invités, est-ce vous
qui les sélectionnez ?
M. J. : Je donne évidemment mon
accord, et nous essayons toujours d’avoir des chefs importants. Et mieux un
chef est, plus il est le bienvenu pour mon orchestre et pour moi. Il faut quand
même dire que l’Orchestre National de France, qui a une plus longue et
véritable histoire, à l’instar de l’Orchestre de Paris, qui, rappelons-le, est
l’héritier de l’Orchestre de la Société du Conservatoire, le Philharmonique a de
ce point de vue du retard à rattraper, et lorsque l’on dit soudain et facilement
qu’un orchestre qui n’a eu aucune réputation, « voilà un orchestre de
grande qualité », les bons chefs vont tout de suite venir. Or, ce n’est
pas le cas. Il faut beaucoup de souffle, beaucoup de patience, mais petit à
petit cette situation s’améliore. Et si tel ou tel chef s’impose parmi les noms
les plus cités, et si j’ai des échos plutôt défavorables dans l’orchestre,
c’est à moi de décider que le chef en question ne viendra plus jamais.
B. S. : Il vaut mieux confier
l’orchestre à un bon chef plutôt que de risquer de l’abîmer…
M. J. : Bien évidemment. C’est toujours
le problème de la musique contemporaine, parce qu’il faut le reconnaître, il y
a peu de grands chefs qui se consacrent presque exclusivement à ce répertoire.
C’est plutôt un groupe de gens qui ne réussissent pas dans le grand répertoire
qui se jettent sur la musique contemporaine, quelques fois avec pas mal de
faiblesses. Il faut quand même dire, quand je fais la comparaison avec le cadre
des chefs qui reviennent régulièrement pour nos concerts Salle Pleyel et que je
compare avec la situation d’il y a six ou huit ans, on commence à pas mal
s’améliorer concernant les chefs. Je suis très content.
B. S. : Le Philharmonique touche-t-il
au répertoire baroque et classique ?
M. J. : Je ne commenterai pas une approche
de Haydn, Mozart ou même Beethoven façon Harnoncourt ou Herreweghe. Cela a sa
place, et si l’on peut avoir l’une ou l’autre fois un chef invité de leur
envergure, nous leur laisserons toute latitude pour qu’ils essayent aussi
d’appliquer ce style à mon orchestre. Mais nous jouons, moi et d’autres chefs,
Haydn et Mozart comme nous pensons devoir le faire. La musique baroque est un
peu autre chose. Personnellement, j’ai une énorme admiration pour [Jean-Sébastien]
Bach, mais pour des raisons difficiles à expliquer, je n’ai jamais dirigé l’une
de ses Passions, ni en Allemagne ni
ailleurs. J’ai fait évidemment les Brandebourgeois
ou l’une des Suites. Avec le
Philharmonique, je n’en ai jamais fait, mais c’est dû au hasard. Le côté
baroque, je le mets pour moi-même de côté. Mais le Philharmonique a joué sous
la direction de Michel Corboz la Passion
selon saint Matthieu de Bach. Mes choix artistiques personnels, je ne les
applique pas aux choix que je fais pour le Philharmonique. Quand j’ai confiance
et que je respecte des chefs comme Corboz, qui n’applique pas la manière baroque
mais qui a sa vision et sa conception de Bach, il est le bienvenu.
B. S. : Pourquoi n’avez-vous jamais
touché aux Passions ? Est-ce pour les mêmes raisons que
Furtwängler, qui n’a jamais dirigé la Missa Solemnis de Beethoven par respect ?
M. J. : Wilhelm Furtwängler avait peut-être
à l’égard de la Solemnis un trop grand
respect, mais peut-être pour son être profond n’a-t-il pas trouvé la porte pour
la pénétrer. Peut-être dans ce contexte, je n’ai pas moi-même trouvé la porte
pour les Passions. J’ai été une fois
près de prendre la décision de diriger la Messe
en si mineur... Peut-être la ferais-je un jour. Mais je ne me sens pas prêt
intérieurement... Ce n’est pas une question de maturité, mais un problème de
spiritualité. Je ne suis pas encore assez proche de ces œuvres pour les faire.
Je crains le contresens. C’est le message spirituel, pas l’histoire qui est
racontée dans les Passions. Et cette
portée spirituelle m’intimide. Musicalement, c’est magnifique.
B. S. : Lorsque nous avions parlé de Rheingold au moment où vous lanciez le premier Ring de Wagner avec l’Orchestre Philharmonique
de Radio France au Théâtre du Châtelet, vous aviez comparé le personnage de Loge à
l’Evangéliste des Passions de Bach. Ces
Passions sont donc quelque chose qui
vous préoccupe, puisque vous les percevez dans une œuvre de Wagner.
M. J. : C’est presque une confession,
je ne suis pas du tout à l’écart, ni spirituellement ni dans ma perception de
la vie quotidienne, de la chose religieuse.
B. S. : Vous avez mis personnellement un
frein à l’opéra. Que s’est-il passé ?
M. J. : En deux mots. L’évolution de la
mode de la mise en scène dans les dix dernières années ne m’est plus
supportable. Et ce n’est pas seulement dans le contexte de la mauvaise
interprétation de l’essence d’une œuvre, ce n’est pas le seul problème, c’est
aussi le fait que pour un effet visuel, qui est hors contexte dans la
conception de l’œuvre mais dans le but de « faire » une image pour un
tableau, consacrer ou abandonner le principal que sont la musique et
l’acoustique, par exemple. Je viens de passer le mois de décembre au Lyric
Opera de Chicago. Pour une fois, après de nombreuses années, j’y ai dirigé une Flûte enchantée, et je l’ai reprise en
janvier. Mise en scène plus ou moins moderniste mais classique, rien à
reprocher dans le fonds. Dans le second acte, on a le magnifique chœur des
prêtres Und Isis und Osiris. Il faut
pour cela atteindre un certain volume, une certaine sonorité de ce chœur
d’hommes non pas polyphonique mais très homophone et compact. Le metteur en
scène n’a pas voulu que les choristes soient immédiatement en face du chef pour
chanter, alors que c’est là que l’acoustique est idéale. Il fait entrer les
chœurs côté cour, loin, à trente mètres au fond de la scène et croisant la
scène en diagonale pour terminer les dernières phrases en coulisse côté jardin.
C’est visuellement très joli. Mais question musique, mieux vaudrait ne pas la
jouer. C’est un petit détail, car c’est encore supportable. Mais cela se
produit partout. Le théâtre musical est le grand mot, maintenant. Je peux vous
dire qu’à cause de l’existence du « Musiktheater », j’ai abandonné
l’opéra. Parce que si l’on met vraiment l’essentiel de la musique au second
plan, alors il faut faire du théâtre, pas de l’opéra. Cette histoire a débuté
en Allemagne au milieu des années 1970, et a été petit à petit appliquée
ailleurs par les intellectuels et les pseudo-intellectuels. Ce sont toujours
les liens entre les metteurs en scène extrêmement intellectuels et
philosophiques, et les relations de la culture sur le papier dans le quotidien.
Voilà encore dix ans, on pensait que ce serait passager, que cela allait disparaître
peu à peu, mais cela ne s’est pas fait.
B. S. : Quelqu’un comme Rolf Liebermann
ne serait-il pas plus ou moins responsable de cette situation ?
M. J. : Et comment ! Mais quand je
travaillais à Hambourg avec Liebermann, j’étais encore très jeune, j’avais
beaucoup à apprendre. Mais petit à petit, avec une connaissance de la musique de plus en plus approfondie, je me suis rendu compte du danger.
Et avec la Flûte à Chicago, je prends conscience du fait que ce n’est plus mon monde. Je fais le répertoire
lyrique en version concert, et quand je suis à la maison, à Munich, je dirige
de temps en temps quelque chose à l’Opéra pour entraîner mes réflexes. Au
printemps de cette année, je fais par exemple trois représentations d’Ariadne auf Naxos de Strauss à Munich,
en septembre 1999 pour le cinquantième anniversaire de la mort du compositeur
bavarois, l’Opéra de Munich consacre une semaine entière à ses opéras à
laquelle je participerai. Mais on ne peut pas dire que cela fait un emploi lyrique.
B. S. : En 1986, vous me disiez que
vous souhaitiez prendre un peu de recul par rapport à l’œuvre de Strauss, à
laquelle vous aviez pourtant consacré l’un de vos premiers enregistrements avec
la première version officielle discographique de Die schweigsame Frau [La
Femme silencieuse].
M. J. : J’y suis revenu. Il faut rappeler
que - et Strauss serait le dernier à ne pas être d’accord avec moi, car s’il a
toujours pensé être un grand compositeur il a aussi relativisé sa place -, si l’on
met la barre au niveau de Mozart, Beethoven et même Wagner, Strauss a toujours estimé ne
pas être au même niveau. C’est vrai. Il y a chez lui quelques chefs-d’œuvre
absolus, mais il y a aussi pas mal de choses où l’on voit clairement une plume de
Strauss qui glisse dans la facilité ou l’inspiration est moindre que chez les
très grands. Et, peut-être, quand on a dirigé beaucoup de Strauss comme je l’ai
fait dans les années 1970 et au début des années 1980, on est un peu épuisé par
cette musique et l’on prend un certain recul pour revenir de temps en temps
dessus, pour le plaisir. L’écriture orchestrale et vocale de Strauss est
toujours fantastique. Le deuxième acte de Frau
ohne Schatten [La Femme sans ombre]
est le sommet de la création straussienne.
B. S. : Croyez-vous en l’avenir de
l’orchestre symphonique, ou va-t-il devenir un musée ?
M. J. : Je me pose très souvent la
question. Il faut admettre que l’évolution de la musique, la création musicale,
la créativité des compositeurs, a engendré une énorme masse d’œuvres dans les
cinquante dernières années. Mais très peu de choses ont séduit un large public.
Le même phénomène régit la première moitié de notre siècle, où l’on a quelques
œuvres de Bartók, de Stravinski, même des années 1930-1940, qui ont vraiment
conquis le grand public, et quelques autres, sans parler de Ravel. Mais si l’on
parle des œuvres créées dans les années 1950-1960, Stravinski inclus,
1970-1980, il y a des milliers de partitions, et presque rien n’a vraiment
décollé. Je ne veux pas dire que c’est seulement de la responsabilité des
compositeurs, cela peut aussi être dû à un énorme retard du public. Mais c’est un
fait, et il en est partout ainsi, à Londres, à Vienne, à Berlin, à Munich...
Avec les œuvres contemporaines, Paris est pareil, les salles, comme le Studio
104 de Radio France, ne sont pas pleines, avec deux cents à quatre cents
personnes, pas plus. Et toujours les mêmes. Si la popularité de la musique se
nourrit exclusivement des œuvres du passé, il faut se poser des questions, en
effet. C’est peut-être une énorme vague de manque d’imagination qui saisit
l’esprit, l’âme, le sentiment de l’amateur de musique, des mélomanes, où
faut-il vraiment convenir que le matériau musical d’aujourd’hui ne peut plus vraiment
toucher non seulement le cerveau, comme c’est le cas, mais aussi le cœur de
l’auditeur. Le matériau est-il épuisé ? Je ne le sais pas, mais il faut évidemment,
considérant les cinquante dernières années de notre évolution musicale, admettre
que la musique, en tant que phénomène culturel, soit l’opéra, soit le symphonique,
est moins au centre de la perception d’une culture générale qu’il y a un demi-siècle.
Ce qui n’a rien à voir avec le fait que l’aspect publicitaire pour le même
produit est mille fois plus gonflé qu’il y a cinquante ans. L’essentiel de la
culture musicale est moins au centre d’une définition générale de la culture
qu’à l’époque, pour ne pas dire quatre-vingt ou cent ans en arrière. Si cette tendance continue,
la musique sera encore plus à côté de l’essentiel de la culture – évidemment,
on peut maintenant parler pendant deux heures sur la définition de « ce
qui est culturel ».
B. S. : Et qu’est-ce qui est musique ?!
M. J. : Absolument ! On peut dire que
l’ordinateur est aussi une part de la culture de notre civilisation. Mais dans
la perception de la culture, au sens historique, la poésie, la peinture, la musique,
la philosophie, les sciences mathématiques, la physique, l’astronomie, etc., ce
qui fait la culture des peuples, des civilisations, si la musique continue à ne
pas pouvoir être de nouveau un produit qui touche l’être humain, je me pose pas
mal de questions. J’espère ne pas être trop pessimiste, mais je réfléchis
beaucoup.
B. S. : Que pensez-vous de compositeurs
comme Witold Lutoslawski, mort voilà deux ou trois ans, qui ont su toucher un
public relativement large ?
M. J. : Il y en a d’autres. Ma
conviction, peut-être les seuls deux compositeurs - mais ils sont déjà morts -, qui ont vraiment le
potentiel pour attirer dans cinquante ans le public mélomane, ce sont Olivier Messiaen
et Witold Lutoslawski. Un peu moins Hans Werner Henze. Mais cela ne fait pas
une culture musicale. La musique est à la fois quelque chose de spirituel et de
sensuel, peut-être plus sensuel que la poésie ou la peinture.
Recueilli par Bruno Serrou, Paris mars 1997