Heiner Goebbels (né en 1952). Photo : DR
En mars 1630 disparaissait
Richard Dering (1580-1630), compositeur britannique aujourd’hui quasi oublié. S’il reste
néanmoins dans l’histoire, c’est en tant qu’auteur de Cries of London (Cris de Londres), titre dont Luciano Berio se souviendra dans les
années 1970. Cette courte pièce était accompagnée d’une autre partition
exaltant la campagne, ses champs, ses voix et ses bruits. Le tout décrit sous
forme de cantate, avec cris et échos des marchés que l’on retrouve dans toutes
les villes du monde. Adapter la musique à toutes sortes d’onomatopées vient
d’une tradition qui puise ses sources dans le foisonnement de la Renaissance.
Poules, canards, volatiles en tout genre et marchands des quatre saisons
s’expriment ainsi avec ravissement dans les dix minutes de la pièce de Dering.
Londres, Covent Garden Market. Photo : DR
Aujourd’hui, les musiciens de toute obédience cherchent à mixer les genres,
usant des sons non seulement de la nature mais aussi de la vie quotidienne, de
l’environnement urbain, au-delà du seul consensus, mêlant toujours plus
volontiers genres, influences, lieux et publics. L’interdisciplinarité est
devenue enjeu à l’échelle planétaire, et il n’est pas un genre musical qui ne
soit marqué par quelque influence ethnique et extra européenne. L’exploration
de territoires nouveaux, les rencontres avec l’inconnu et les grands courants
qui font le tour du globe sans rencontrer de résistance incitent
incontestablement à l’amalgame, même si en ce domaine aussi il se trouve des
musiques innovantes, qu’elles soient électroniques, mixtes, ethniques,
populaires ou savantes, bref le choc des cultures du monde.
Llorenç Barber (né en 1948). Photo : DR
Ainsi, le compositeur catalan Llorenç Barber (né en 1948) qui, s’attachant aux
carillons et clochers des églises, a élevé l’art campanaire au plus haut degré
d’exigence musicale, n’hésitant pas de faire de la ville une gigantesque salle
de concert. En 1999, il a créé à Grenoble un concerto pour carillon ambulant et
clochers exécuté à l’échelle d’une cité entière, utilisant les plus anciennes
installations sonores de l’histoire, les cloches des églises. Barber est l’un
des compositeurs les plus audacieux et imaginatifs de notre époque, ne
craignant pas de désorienter le public, ne serait-ce que pour sa quête
incessante de mondes inouïs, élevant cloches, tambours, klaxons, sirènes, feux
d’artifice au rang d’instruments de l’orchestre, tout en transmettant à
l’auditeur sceptique mais fasciné une sensation de transparence sonore
proprement analytique. A noter qu’en France, un compositeur comme Renaud
Gagneux (1947-2018) a longtemps exercé le métier de carillonneur comme titulaire du Beffroy
de l’église Saint-Germain-l'Auxerrois à Paris,
régalant les passants du quartier latin de ses concerts de cloches.
Renaud Gagneux (1947-2018). Photo : DR
Autre compositeur urbain, Benoît Maubrey. Né à
Washington en 1952 de parents français, licencié ès Arts de l’université de
Georgetown en 1975, il vit à Berlin depuis plus de quarante-cinq ans. Il se
produit dans quantité de festivals et prononce des conférences dans le monde
entier. Parmi ses nombreuses productions, Animal Art à Graz, Parcours
Sonores Parc de La Villette à Paris, des spectacles musicaux au Festival
Européen du Théâtre de rue d’Aurillac, au Festival Perspectives de Saarbrücken,
au Festival les Arts au Soleil de Lille. Avec son Audio Gruppe, il donne en 1994 Audio Drama en
coproduction avec le Theatre zum Westichen Staathirschen de Berlin, participe
en 1999 à la Conférence internationale de danse et de technologie réunie à
Phoenix, est invité aux Danzdag, Kulturhhus d’Aarhus au Danemark, donne Audio
Ballerinas and Electronic Guys au Theatre am Hallesches Ufere Berlin, Audio
Igloo, sculpture électroacoustique au Hull Time Based Arts en
Grande-Bretagne. En 2001, le Musée des Sciences
de Londres intègre ses audio tutus au
sein de sa collection permanente.
Benoît Maubrey (né en 1952), SoundArt, ZKM, Karlsruhe. Photo : (c) Benoît Maubrey
Parmi les créations
les plus significatives de Maubrey, The Audio Ballerinas and Audio
Geishas. Cette œuvre de trois quarts d’heure composée en 1997-1998 réunit
un groupe de comédiens et de danseurs revêtus de costumes électroacoustiques (audio tutus et audio kimonos) sur lesquels sont greffés haut-parleurs et
amplificateurs portatifs. Leurs jupes sont en outre pourvues de mémoire
numérique et de microphones qui leur permettent d’enregistrer des sons live venant de leur environnement,
de les réécouter et les manipuler par l’intermédiaire des procédés de pitch et de boucle. Ils sont également
dotés de capteurs légers, de récepteurs radios et de micros de contact qui leur
permettent de déclencher, mixer et multiplier leurs sons, et créer en tout lieu
un concert mobile et multi-acoustique. Les artistes utilisent également des
batteries rechargeables qui leur assurent une mobilité totale.
Heiner Goebbels (né en 1952). Photo : (c) El Païs
Compositeur, interprète,
scénographe, l’Allemand Heiner Goebbels est une sorte de Kurt Weill fin de
siècle, iconoclaste et populaire. Il se félicite volontiers du fait que sa
musique combine Hanns Eisler, free jazz, rock, pop music, rap, bruitage,
avant-garde, classicisme. « Je viens de l’improvisation, rappelle Gœbbels.
Etudiant, je dirigeais un groupe rock, les Cassiber, avant de travailler avec
de grands improvisateurs, Don Cherry et Arlo Lindsay. Mes œuvres n’ont
cependant rien d’improvisé. Car, au jazz, au hard rock se mêle à ma culture
l’histoire de la musique, de Bach à Schönberg. Je n’apprécie guère le
romantisme, que je trouve trop sombre, mes propres textures étant liquides,
transparentes. »
Heiner Goebbels à Hong-Kong. Photo : (c) Heiner Gobbels
Admirateur de Prince, Helmut Lachenmann, Luigi Nono et Steve
Reich, ami de Daniel Cohn Bendit, Goebbels se flatte d’écrire non pas pour les
spécialistes, mais pour le grand public. En Allemagne, il s’est forgé une
réputation enviable pour son théâtre musical, ses musiques de scène, film et
ballet, et pour ses pièces radiophoniques, mais son catalogue couvre aussi tous
les genres, de la musique de chambre au grand orchestre.
Heiner Goebbels, directeur de la Ruhrtriennale 2014. Photo : (c) Alliance/dpa
Né le 17 août 1952 à Neustadt an der Weinstraße (Rhénanie-Palatinat), vivant
depuis près de cinquante ans à Francfort-sur-le-Main, membre de l’Académie des
Arts de Berlin depuis 1994, professeur à l’European Graduate School à Saas-Fee
(Suisse) et à l’Institut d’Etudes Théâtrales Appliquées de Gießen, Goebbels est depuis les
années soixante-dix l’un des compositeurs vivants d’outre-Rhin les plus joués
dans le monde, sans doute parce que son œuvre entier résonne des sons de la
ville, de la vie de la cité, son véritable univers. « Je ne veux pas être
illustratif, tempère-t-il cependant. Mon propos tient plutôt du subjectif. Je
m’intéresse à l’architecture des villes. Tout comme le tissu urbain, ma musique
est en constante évolution. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, qu’elle soit
menaçante ou protectrice, la cité est plus fascinante que la campagne. Elle ne
peut néanmoins pas tout donner, et elle n’est souvent qu’un succédané. »
Heiner Goebbels, Stifters Dinge à Londres en 2012. Photo : (c) Ewa Herzog
Sa collaboration avec le dramaturge Heiner Müller a conduit
Goebbels à considérer la musique comme moyen d’expression et de communication
inextricablement lié à tous les arts, ce qui l’incite à un langage qui lui est
personnel, en dépit de son éclectisme, tenant principalement du théâtre
d’improvisation. Parmi ses œuvres les plus significatives, relevons la pièce de
théâtre musical Ou bien le débarquement désastreux créé à Paris en 1993,
Surrogate Cities, sa première partition pour grand orchestre
donnée en première mondiale par la Junge Deutsche Philharmonie, La Reprise
(1995) sur des textes de Soren Kierkegaard, Alain Robbe-Grillet et Prince, ou Industrie
& Idleness créé en 1996 à la Radio Hilversum. En ce début de saison
2000-2001, Heiner Goebbels a donné simultanément en création mondiale deux
grandes partitions, l’une à Munich le 28 septembre, …Même Soir.-
commande des Percussions de Strasbourg, l’autre à Lausanne la semaine suivante,
Hashirigaki, pièce de théâtre musical écrite sur des textes de Gertrude
Stein dont le compositeur signe également la mise en scène.
Heiner Goebbels, Songs of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein (2007). Photo : DR
En 2002, Goebbels signe son premier opéra, Paysage avec des parents éloignés, en 2004 c’est Théâtre de l’Odéon
Eraritjaritjaka sur un texte d’Elias
Canetti, suivi en 2007 par l'installation performative Stifters Dinge qui a été joué plus de trois cents fois sur tous les
continents, le concert mis en scène Songs
of Wars I have seen sur un texte de Gertrude Stein, commande du London
Sinfonietta et de l'Orchestre the Age of Enlightenment, en 2008 Je suis allé à la maison mais je n’y suis
pas entré sur des textes de Maurice Blanchot et Samuel Beckett. En 2012, il
crée When the Montain change dits clothings
et il met en scène Europeras 1 &
2 de John Cage, en 2013, Delusion of the
Fury d’Harry Partch et De Materie
de Louis Andriessen.
Bruno Serrou
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