Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Photo : DR
Erich Wolfgang Korngold, comme
son nom l’indique ainsi que la première partition qu’il présenta à Gustav
Mahler, avait tout pour transformer ce qu’il touchait en or. Né à Brünn (Brno, capitale de la Moravie, ville où naquit et travailla Leoš Janáček) le 29 mai 1897 dans une famille de commerçants juifs, fils de Julius Korngold, avocat
et critique musical qui devait succéder en 1901 à Eduard Hanslick qui l’y avait
appelé au quotidien Die Neue Freie Presse,
est un enfant prodige. Dès l’âge de cinq ans en effet il avait commencé à jouer du piano, avant que son père ne le confie à Erich Lamm pour qu'il lui apprenne le
piano et la théorie. L’enfant révéla presque aussitôt un don d’invention
mélodique proprement stupéfiant que son père allait avoir à cœur de développer. Il se plaindra plus tard de n’avoir jamais eu envie de composer mais de ne l’avoir
fait que pour faire plaisir à son père. Pourtant, Bruno Walter, qui habitait
l’étage au dessus de la famille Korngold, se souviendra des talents
pianistiques et compositionnels du jeune garçon, qu’il entendait jouer et
travailler son piano «à longueur de journée».
Erich Wolfgang Korngold à l'âge de 14 ans. Photo : DR
A treize ans Korngold verra son ballet Der Schneemann monté par Félix
Weingartner à l’Opéra de Vienne, alors que la première de ses trois sonates
pour piano, la Sonate n° 1 en ré mineur
de 1908/1909 avait déjà séduit Arthur Schnabel qui allait la jouer dans toute
l’Europe. En 1912, Richard Strauss est à son tour subjugué par l’extraordinaire
maturité de ses deux premières pièces pour orchestre, la Schauspiel Ouverture op. 4 (1911), créée par Arthur Nikisch à
Leipzig, et la Sinfonietta op. 5,
créée par Weingartner à Vienne. Plus tard, Giacomo Puccini avouera publiquement son
émerveillement devant son premier opéra, Violanta
op. 8 (1914-1915, créé en 1916). Mais après avoir composé en 1920 son
chef-d’œuvre, Die tote Stadt op. 12
qui sera créé simultanément à Hambourg et à Cologne, Korngold n’obtiendra plus
jamais de succès comparable à celui-ci. Après avoir enseigné à la Staasakademie
de Vienne, il émigre à Hollywood en 1934 à la suite de l'Anschluss, et se met à composer exclusivement des musiques de film, ainsi que de rares œuvres purement instrumentales.
Erich Wolfgang Korngold dirigeant une bande son à la Warner Bros. Photo : DR
Admirateur de Gustav Mahler, le père de Korngold songea à lui demander des conseils éclairés pour la formation de son enfant
prodige. «C’est ainsi, racontera Julius Korngold dans ses mémoires, que, un
beau jour de juin 1906, je me suis rendu en pèlerinage dans l’appartement de
Mahler avec mon petit compositeur qui disparaissait presque sous un grand
chapeau de paille. Erich a joué la cantate Gold
par cœur, comme il allait toujours le faire avec toutes ses partitions, même
les plus complexes. Mahler était appuyé au piano, le manuscrit à la main, et
suivait le texte. Mais il n’est pas resté longtemps immobile et s’est mis à
arpenter la pièce de long en large, avec
le rythme boiteux qu’il adoptait lorsqu’il était agité. Il a répété plusieurs
fois : “Un génie ! La construction mélodique, la maîtrise formelle et surtout
l’harmonie révolutionnaire l’avaient totalement captivé : “Confiez ce garçon à
Zemlinsky comme élève ! a-t-il conseillé avec force. Surtout pas de
conservatoire, pas d’exercice militaire ! Avec un enseignement libre, il pourra
apprendre chez Zemlinsky tout ce dont il a besoin !”» Ce qui fut fait sans attendre, et, en
1909, l’enfant jouera à Mahler une Passacaille fondée sur un motif de Zemlinsky
qui deviendra bientôt le finale de la Sonate
n° 1 en ré mineur pour piano. Après une visite de la famille Korngold à
Toblach où il passe ses vacances de l’été 1908, Mahler note qu’après le départ
du groupe «nous avons parlé pendant de longues heures du génie incroyable
d’Erich.»
Erich Wolfgang Korngold et son épouse Luzi durant une traversée de l'Atlantique vers Vienne, en 1954. Photo : (c) Jewish Museum, Vienne
La même année 1909, Erich attire
l’attention de Richard Strauss, Engelbert Humperdinck, Arthur Nikisch, le critique viennois Arthur
Seidl, si bien que son père finit par accepter que trois des œuvres
achevées de son fils soient publiées chez Universal, à Vienne, la pantomime Der Schnnemann (Le bonhomme de neige),
six Pièces de Caractère sur Don Quichotte et la Sonate pour piano. Cependant, il exigera que l’édition soit hors
commerce et “destinée exclusivement aux musiciens et aux mélomanes”. Félix
Weingartner, le directeur de l’Opéra que Korngold père a pourtant si violemment
attaqué dans les colonnes de la Neue
Freie Presse, sera tellement impressionné par Der Schneemann qu’il voudra monter l’ouvrage à l’Opéra de Vienne.
Zemlinsky va donc accepter d’orchestrer pour la scène une partition écrite à
l’origine pour deux pianos, profitant de l’occasion pour apprendre à
l’adolescent la technique de l’instrumentation. L’œuvre sera créée en présence
de Mahler à la Hofoper le 4 octobre 1910, jour de la fête de l’Empereur dans le
cadre d’une soirée de gala donnée en l’honneur du roi des Belges et dirigée par
Franz Schalk, Karl Godlewsky dansant le rôle principal. Depuis le début de
cette année 1910, Erich travaillait sur un Trio qui allait devenir son opus 1
officiel dont il n’a pas parlé avec son maître? Zemlinsky allait bientôt quitter
Vienne pour Prague (1911), ce qui devait profondément affecter l’enfant. Son
père choisira pour le remplacer l’académique compositeur Hermann Grädener, ami
de Brahms. Avec lui, il va surtout travailler l’écriture chorale, alors qu’il
étudie la direction d’orchestre avec Ferdinand Löwe et Oskar Nedbal, et prend
des leçons d’analyse et de théorie générale avec Karl Weigl.
Paul Dukas, qui rencontre le jeune Korngold à
Salzbourg où son père l’a emmené passer l’été, est ébloui, Dukas à qui, lui-même accompagné de Camille Saint-Saëns, l'enfant jouera à Vienne sa Sonate pour piano, le vieux
maître écarquillant des yeux de stupeur au fur et à mesure de l’exécution de l'oeuvre. Un
mois après la première de Der Schleemann,
le Trio avec piano op. 1 est créé à
son tour par Arnold Rosé, Friedrich Buxbaum et Bruno Walter. L’année suivante,
deux pages orchestrales sont programmées par l’Orchestre du Gewandhaus de
Leipzig, puis par le Philharmonique de Vienne, la Schauspielouvertüre op. 4 et
la Sinfonietta op. 5.
Dès avant sa vingtième année, Korngold aborde le genre musical
pour lequel il semble le plus doué, l’opéra. Composées avant 1914, ses deux
premières partitions lyriques, Der Ring
des Polykrates op. 7 (1913) et Violanta
op. 8 (1914-1915) sont créées à Munich le même soir du 28 mars 1916 sous la
direction de Bruno Walter, puis reprises par l’Opéra de Vienne, avec
respectivement les grandes sopranos Lotte Lehmann et Maria Jeritza. Lorsque son opéra le plus
populaire, Die tote Stadt (La ville
morte, 1916-1919), est créé à Vienne, le jeune maître n’a que vingt-deux ans.
Hélas, ce destin météorique ne sera plus par la suite qu’une longue décadence
qui le conduira jusqu’à Hollywood. C’est là qu’il terminera sa carrière comme
compositeur fêté de musiques de film.
Une page de Die tote Stadt d'Erich Wolfgang Korngold. Photo : (c) Universal Edition, Wien
Die tote Stadt est donné ensuite à
Berlin, dirigé par le jeune George Szell, la distribution ne réunit pas moins
que Lotte Lehmann, dans le double rôle de Marie/Marietta, et Richard Tauber,
duo que le disque a opportunément préservé dans le Mariettas Lied (Glück, das mir verlieb), tout comme Lehmann le fera
de son autre opéra fétiche de Korngold, Das
Wunder der Heliane op. 20 (1923-1926), enregistrant l’air d’Heliane Ich ging zu ihm, rôle qu’elle chanta dès
1928 à Vienne avec Jan Kiepura. «Je me souviens, écrivait Lehmann, que les
répétitions de Wunder der Heliane
m’étaient plutôt pénibles parce qu’il me fallait apparaître dans le premier
acte presque nue, dans la scène où, selon le vœu du ténor, je devais me
déshabiller – mais c’était fait si discrètement que je ne pense pas que
quiconque ait été choqué. Aujourd’hui plus personne ne rougirait.»
En avril 1940, un compositeur
allemand de sinistre mémoire, Paul Graemer, critiqua Lotte Lehmann pour avoir
chanté une pièce de Korngold, «pour devenir populaire». «Maintenant,
continuait-il, Korngold est fini, tout comme sa popularité ; nous sommes de nouveau
Allemands et purs». Appelé sous les drapeaux en
1917 où il sert dans l’orchestre d’un régiment d’infanterie, Korngold donne la
création de La ville morte en 1920, puis il achève en 1921 les Lieder des Abschieds op. 14
pour contralto et orchestre, arrange en 1923 Une Nuit à Venise de Johann Strauss pour le Theater an der Wien,
épouse Luise von Sonnenthal en 1924, ce qui le conduit à diriger et arranger des opérettes pour assurer les revenus du couple. En 1927, il crée Das
Wunder der Heliane (Le miracle d'Eliane) qu’il considère comme son œuvre la plus importante,
mais qui ne devait malheureusement pas connaître le même succès que son opéra
précédent. La même année, il est nommé professeur à l’Académie de musique de Vienne. 1929
marque les débuts de sa collaboration avec Max Reinhardt sur une nouvelle
production de La Chauve-Souris à
Berlin. En 1932, tout en commençant la composition de l’opéra Die Kathrin op. 28 (1932-1937), il donne
la création de Baby-Serenade, où pour
la première fois il incorpore des éléments du jazz dans son propre style. De
1934-1935 date son premier séjour aux Etats-Unis. Il y arrange la musique de
Mendelssohn pour la version filmée de Max Reinhardt du Songe d’une nuit d’été. Lors de son deuxième séjour aux USA, 1935-1936, il
écrit des musiques de film pour Paramount et Warner. Anthony Adverse remporte un oscar pour la meilleure musique de film
en 1936. 1937, première du cycle de mélodies Unvergänglichkeit, mais l’intérêt du public viennois décline, la
situation politique en Autriche se détériore dangereusement pour Korngold.
L'affiche de The Adventures of Robin Hood, musique d'Erich Wolfgang Korngold, 1938. Photo : (c) Warner Bros
De retour à Hollywood en 1938,
Korngold est pris par surprise par l’Anschluß, ce qui le pousse à décider de
collaborer régulièrement avec le cinéma. Sa musique pour Les Aventures de Robin des Bois lui vaut un deuxième Oscar.
Néanmoins, l’Europe ne l’oublie pas encore puisque son opéra Die Kathrin est créé à Stockholm le 7
octobre 1939. Puis, jusqu’en 1946, il ne se consacre plus qu’à
la musique de film – il participera au total à vingt-deux films entre 1934 et 1955 –,
utilisant ses revenus pour aider nombre de réfugiés. Avec Max Steiner, il
représente un nouveau style musical à Hollywood : la musique très illustrative
mais indépendante qui intervient/survient en partie dans l’histoire en exprimant
une atmosphère et en introduisant des leitmotive. A partir de 1945, il retourne à
la musique classique, avec la création en 1946 du Concerto pour violoncelle et orchestre en ut op. 37 (1946) et, en
1947, du Concerto pour violon en ré
majeur op. 35 (1937-1939/1945) dédié à Alma Mahler-Werfel, deux partitions inspirées
de musiques de film, tout en commençant ce qui sera sa dernière œuvre
majeure, la Symphonie en fa dièse op.
40 qu’il achèvera en 1952.
Photo : DR
En 1949, retour à Vienne, où la Sérénade Symphonique pour orchestre à
cordes op. 39 (1947-1948) créée par Wilhelm Furtwängler connaît le succès. Mais
d’autres exécutions d’œuvres de Korngold sont pauvrement accueillies, tant de
la part du public que de la critique, si bien qu’en 1951 il retourne aux USA,
où la comédie musicale Die stumme
Serenade op. 36 (La Sérénade silencieuse, 1946-1950) est créée à la radio,
avant d’être donnée à la scène en Europe en présence du compositeur en 1954, où
il supervise l’enregistrement de sa dernière musique de film, Magic Fire, de William Dieterle,
biographie de Richard Wagner dont il arrange la musique et dans lequel il tient
le rôle de Hans Richter. En 1957, alors qu’il élabore une nouvelle symphonie et
un opéra d’après Grillparzer, Das Kloster
bei Sendomir, il meurt le 29 novembre des suites d’une thrombose cérébrale.
Erich Wolfgang Korngold en 1918. Photo : DR
C’est au cours de l’été 1918 que
Korngold, alors en pleine gloire de ses vingt ans, compose à la demande de la
Volksbühne de Vienne une musique de scène pour la comédie de William
Shakespeare Much ado about nothing (Beaucoup
de bruit pour rien) op. 11, en allemand Viel
Lärm um nichts, dans laquelle Berlioz avait déjà puisé la thème de son
ultime ouvrage scénique Béatrice et
Bénédict. Dédiée à Egon Pollak, la musique de scène compte quatorze numéros - Ouverture, “Don Juan”, Mummenschanz (Hornpipe), Festmusik, Lied des Balthasar,
Gartenmusik (Scène du jardin), Intermezzo, Hopzapfel und Schlehwein (Marsch der
Wache) – Verhaftung, Mädchen im Brautgemach (Jeune fille dans la chambre
nuptiale), Kirchenszene, Holzapfel und Schlehwein (Marsch der Wache) (Dogberry
et Vergès (Marche des gardes), Trauermusik, Intermezzo, Schlußtanz. Mais,
compte tenu du tour aussi somptueux qu’onéreux de la production, ce spectacle
ne sera créé que le 6 mai 1920 au Théâtre du Palais de Schönbrunn. Mais,
emporté par le succès et pressentant un nouveau triomphe, il avait déjà dirigé
à la tête du Symphonique de Vienne, dès le 24 janvier 1920, une suite pour
orchestre de chambre. Et, de fait, cette suite est l’une des pages les plus
jouées de Korngold, particulièrement aux Etats-Unis. Il faut dire que Viel Lärm um nichts regorge d’une
musique d’une veine légère, toute de charme et de sensibilité. Après
l’ouverture, Jeune fille dans la chambre
nuptiale fait figure de délicat intermède lyrique, dont l’ambiance n’est
pas sans évoquer celle de la seconde Nachtmusik
de la Septième Symphonie de Mahler. Dogberry et Vergès (Marche des gardes) renvoie dans la pièce de Shakespeare à
l’entretien des deux «officiers imbéciles» avec les gardes de nuit, d’où
l’allure de marche lente et le caractère légèrement grotesque. Suit un nouvel
épisode lyrique, l’Intermezzo (Scène du jardin) dont l’enjôleuse
mélodie est devenue célèbre grâce à maintes transcriptions. Cette jolie
partition se termine par une Mascarade
(Hornpipe), page entraînante dominée par l’éclat des cors, qui s’évanouit
inopinément en un pianissimo
doucement alangui avant le vif sursaut final. Korngold réalise aussi, sous le titre Vier Stücke, une version pour violon et
piano - Mädchen im Brautgemach, Holzapfel und Schlewein (Marsch der Wache),
Gartenszene, Mummenschanz (Hornpipe) - créée le 21 mai 1920 à Vienne par Rudolf
Kolisch (violon) et Erich Wolfgang Korngold (piano), à laquelle il convient d'ajouter une autre transcription pour piano solo de
trois morceaux (Jeune fille, Dogberry et Vergès, Mummenschanz).
Bruno Serrou
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