Pianiste référent d’Olivier
Messiaen, musicien ultra-sensible et profond, doté de mains gigantesques, Roger
Muraro a tous les atouts pour être un grand interprète de Franz Liszt. C’est ce
qu’il confirme haut-la-main avec le disque qu’il publie cet automne chez La
dolce volta (1). Il l’avait déjà démontré au disque dans une formidable
interprétation de l’impressionnante transcription du compositeur-virtuose
hongrois de la Symphonie fantastique
de Berlioz (2).
En 2011, pour un dossier paru dans les colonnes du quotidien La Croix pour le centenaire Franz Liszt alors que paraissait cette Symphonie fantastique accompagnée d’extraits des Années de pèlerinage, Roger Muraro m’avait
confié ses affinités avec l’abbé Liszt. « Franz Liszt conforte mon idée du
métier de pianiste qu’il est l’un des premiers à avoir initié et mené à son
apogée au siècle d’or du romantisme en matière de récital de piano, m’avait
avoué Roger Muraro. Sa musique, sa personnalité me stimulent car elles s’appuient
sur un concept essentiel : donner sans compter, quitte à entrer dans le
mur. Je pense que Liszt a dû s’en payer plus d’un. Ne serait-ce que les cordes
qui cassent, comme cela m’est arrivé devant Messiaen, dans ses Vingt Regards sur l’Enfant Jésus. Un do
dièse s’est brisé alors que j’avais toutes les cloches à faire dessus. Liszt
entérine ma conception du musicien qui entre sur scène, prend la parole avec
son instrument et se raconte à lui-même une histoire à laquelle il espère que
les auditeurs adhéreront pour que le concert soit un moment unique.
Photo : (c) Piano à Lyon
« Liszt n’est pas un
torturé, mais un rêveur, un passionné, un être généreux, poursuivait-il. Un
faible aussi qui ne savait pas dire ''non", se faisant avoir par tout le
monde, à qui il a beaucoup donné… Séducteur, il a le charme de la personne
douée et supérieure qui sait éblouir. Il est l’archétype du romantisme allemand.
Dans sa musique, la moindre virgule ouvre une nouvelle forme de pensée, qui
revient à l’idée initiale débouchant sur un autre paysage où l’on rencontre un
personnage qui rappelle le paysage que l’on vient de quitter… Le tout en dix
phrases, à l’instar de la poésie de Richter, Novalis, des tableaux de
Friedrich, etc. Il avait besoin d’aventure. Pour y répondre, il lui a fallu
briser le cadre classique. C’est ce qui rend si intéressante sa Sonate en si mineur, qui annonce la Sonate de Berg à cinquante ans de
distance. Je peux aussi le rapprocher de Messiaen, mosaïque d’influences qu’il
a abondamment travaillées pour forger son propre langage. Tous deux ont
découvert des procédés qui ont suscité l’intérêt et allègrement servi aux
autres, pour Liszt à Schönberg, et, surtout, à Wagner… Je suis exaspéré quand
j’entends "il faut jouer Liszt wagnérien" : c’est Wagner qu’il faudrait
jouer lisztien. L’école russe lui doit aussi beaucoup. Sa technique de
fragmentation se déploie chez Scriabine. En revanche, Moussorgski lui est
opposé avec son piano qui n’en est pas un.
« Pour être un bon
interprète de Liszt, mieux vaut ne pas être inhibé pour livrer sans retenue le
geste musical, ne pas avoir peur d’ouvrir. La pudeur peut néanmoins être dans
trois notes d’un Sonnet de Pétrarque.
Il y a chez lui mille facettes, certaines plus difficiles à percer que
d’autres. On y trouve toujours du neuf. En outre, il y a chez Liszt l’aspect
recréation qui est indispensable. Lui-même ne jouait jamais deux fois de la
même façon. C’est cette palette qui compose sa personnalité de musicien
virtuose qui embrasse tout. Le Liszt philosophe m’ennuie, le démonstratif plus
encore, l’introverti m’agace, l’extraverti m’insupporte… Mais le mélange de
cette philosophie, de cette retenue, de cette façon de donner, de cette
fulgurance, du voyageur, du rêveur rend cet auteur ardu et passionnant. Il faut
pouvoir entrer souplement dans chacune de ces cellules pour constituer un tout.
Rares sont les pianistes comme France Clidat à avoir approfondi sa création,
alors que les intégrales Chopin sont légion. Liszt, comme Schumann, est un
moderne, ce que n’est pas Chopin. Le moderne qui a suscité le plus d’intégrales
est Beethoven. Mais chez lui il y a un parcours, tandis que chez Liszt c’est un
insaisissable zigzag permanent. Les gens n’étant pas sûrs d’eux-mêmes, dès
l’instant qu’ils sentent ostensiblement une démonstration, une aisance, une
facilité à provoquer, à séduire, voient du suspicieux et préfèrent rejeter tout
en bloc… C’est pourquoi il est encore mal-aimé. »
C’est sur la Fantaisie et fugue sur le nom de B.A.CH. S. 529/2 que Roger Muraro ouvre son disque conçu autour de la vertigineuse Sonate
en si mineur. Un programme qui ramène donc entièrement à cet immense poème
symphonique pour piano, les élans rhapsodique, la foi chrétienne qui conduit à
la rédemption, les influences « en miroir » (Muraro) en Liszt et
Wagner, avec notamment le leitmotiv… La première pièce de ce cheminement à
travers la création lisztienne est donc la transcription de la seconde mouture
de la pièce éponyme pour orgue de 1855 révisée en 1870 dans laquelle Liszt brosse
un portrait de Bach, à la fois fantasque et monumental. Autre hommage, celle de
Liszt à son ami Richard Wagner, dans deux transcriptions de passages fameux de
deux opéras, tout d’abord le Chœur des
fileuses du Vaisseau fantôme S. 440
que Liszt rend particulièrement aérienne, puis celle de la Mort d’amour d’Isolde,
scène finale de Tristan und Isolde S. 447
d’une force dramatique et d’une fougue passionnée extraordinairement
communicatives. Le côté tempétueux de la Sonate
en si mineur est éclairé par la dixième des quinze Rhapsodies hongroises, l’un des plus populaires, celle en mi majeur S. 244/10 au caractère
insouciant et vif mais non sans quelques passages plus graves au sein de multiples
changement de tempo. Le contraste est saisissant avec l’intériorité, la ferveur
religieuse de la pièce suivante, véritable œuvre à programme annonciatrice de
la Sonate, la seconde Légende pour piano, Saint François de Paule marchant sur les flots S. 175 (1865), qui
illustre la traversée du détroit de Messine sur son manteau déployé sur l’eau par
le saint calabrais, après qu’il eut refusé de payer le passage en barque.
La Sonate en si mineur S. 178 est le sommet de la création lisztienne,
dont est à la fois le résumé et la projection sur l’avenir, un monument de la
littérature pianistique. Tenant à la fois de la sonate pour piano en quatre mouvements
et du poème symphonique en un seul tenant et l’usage du leitmotiv, autant par
son côté narratif que par la diversité inouïe des sonorités et des timbres que
le compositeur exalte trente minutes durant. A l’instar des pièces qui prélude
à ce chef-d’œuvre, Roger Muraro donne de la Sonate
une lecture époustouflante d’intensité, de luminosité, de clarté, de puissance
des contrastes, d’intensité dramatique, de fluidité, d’unité du discours, de diversité
de climats, tirant de son instrument une impressionnante pyrotechnie de
couleurs et de timbres aussi riche et bigarrée que celle d’un grand orchestre
symphonique postromantique, avec soli
et tutti de cordes, de bois, de
cuivres et de percussion mêlés et divisés tour à tour. Tout, sous les doigts
gigantesques et le poids du corps délié de Roger Muraro se fait évidence,
aisance, intelligibilité, sensibilité. Roger Muraro démontre ici qu’il est de
la cour des grands, l’égal d’Alfred Brendel, de Claudio Arrau ou de Vladimir
Horowitz.
Bruno Serrou
1) Roger Muraro, « Liszt, le piano de demain ». 1h 08mn 55s. 1
CD La dolce volta LDV 20 (distribution Harmonia Mundi). Il se produit le 12 novembre 2015, 20h30, en la cathédrale Saint-Louis des Invalides
2) 1 CD Decca/Universal Classics
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