mercredi 11 novembre 2015

CD : Somptueux Portrait de Franz Liszt par Roger Muraro

Pianiste référent d’Olivier Messiaen, musicien ultra-sensible et profond, doté de mains gigantesques, Roger Muraro a tous les atouts pour être un grand interprète de Franz Liszt. C’est ce qu’il confirme haut-la-main avec le disque qu’il publie cet automne chez La dolce volta (1). Il l’avait déjà démontré au disque dans une formidable interprétation de l’impressionnante transcription du compositeur-virtuose hongrois de la Symphonie fantastique de Berlioz (2).

En 2011, pour un dossier paru dans les colonnes du quotidien La Croix pour le centenaire Franz Liszt alors que paraissait cette Symphonie fantastique accompagnée d’extraits des Années de pèlerinage, Roger Muraro m’avait confié ses affinités avec l’abbé Liszt. « Franz Liszt conforte mon idée du métier de pianiste qu’il est l’un des premiers à avoir initié et mené à son apogée au siècle d’or du romantisme en matière de récital de piano, m’avait avoué Roger Muraro. Sa musique, sa personnalité me stimulent car elles s’appuient sur un concept essentiel : donner sans compter, quitte à entrer dans le mur. Je pense que Liszt a dû s’en payer plus d’un. Ne serait-ce que les cordes qui cassent, comme cela m’est arrivé devant Messiaen, dans ses Vingt Regards sur l’Enfant Jésus. Un do dièse s’est brisé alors que j’avais toutes les cloches à faire dessus. Liszt entérine ma conception du musicien qui entre sur scène, prend la parole avec son instrument et se raconte à lui-même une histoire à laquelle il espère que les auditeurs adhéreront pour que le concert soit un moment unique.


Photo : (c) Piano à Lyon

« Liszt n’est pas un torturé, mais un rêveur, un passionné, un être généreux, poursuivait-il. Un faible aussi qui ne savait pas dire ''non", se faisant avoir par tout le monde, à qui il a beaucoup donné… Séducteur, il a le charme de la personne douée et supérieure qui sait éblouir. Il est l’archétype du romantisme allemand. Dans sa musique, la moindre virgule ouvre une nouvelle forme de pensée, qui revient à l’idée initiale débouchant sur un autre paysage où l’on rencontre un personnage qui rappelle le paysage que l’on vient de quitter… Le tout en dix phrases, à l’instar de la poésie de Richter, Novalis, des tableaux de Friedrich, etc. Il avait besoin d’aventure. Pour y répondre, il lui a fallu briser le cadre classique. C’est ce qui rend si intéressante sa Sonate en si mineur, qui annonce la Sonate de Berg à cinquante ans de distance. Je peux aussi le rapprocher de Messiaen, mosaïque d’influences qu’il a abondamment travaillées pour forger son propre langage. Tous deux ont découvert des procédés qui ont suscité l’intérêt et allègrement servi aux autres, pour Liszt à Schönberg, et, surtout, à Wagner… Je suis exaspéré quand j’entends "il faut jouer Liszt wagnérien" : c’est Wagner qu’il faudrait jouer lisztien. L’école russe lui doit aussi beaucoup. Sa technique de fragmentation se déploie chez Scriabine. En revanche, Moussorgski lui est opposé avec son piano qui n’en est pas un.

« Pour être un bon interprète de Liszt, mieux vaut ne pas être inhibé pour livrer sans retenue le geste musical, ne pas avoir peur d’ouvrir. La pudeur peut néanmoins être dans trois notes d’un Sonnet de Pétrarque. Il y a chez lui mille facettes, certaines plus difficiles à percer que d’autres. On y trouve toujours du neuf. En outre, il y a chez Liszt l’aspect recréation qui est indispensable. Lui-même ne jouait jamais deux fois de la même façon. C’est cette palette qui compose sa personnalité de musicien virtuose qui embrasse tout. Le Liszt philosophe m’ennuie, le démonstratif plus encore, l’introverti m’agace, l’extraverti m’insupporte… Mais le mélange de cette philosophie, de cette retenue, de cette façon de donner, de cette fulgurance, du voyageur, du rêveur rend cet auteur ardu et passionnant. Il faut pouvoir entrer souplement dans chacune de ces cellules pour constituer un tout. Rares sont les pianistes comme France Clidat à avoir approfondi sa création, alors que les intégrales Chopin sont légion. Liszt, comme Schumann, est un moderne, ce que n’est pas Chopin. Le moderne qui a suscité le plus d’intégrales est Beethoven. Mais chez lui il y a un parcours, tandis que chez Liszt c’est un insaisissable zigzag permanent. Les gens n’étant pas sûrs d’eux-mêmes, dès l’instant qu’ils sentent ostensiblement une démonstration, une aisance, une facilité à provoquer, à séduire, voient du suspicieux et préfèrent rejeter tout en bloc… C’est pourquoi il est encore mal-aimé. »


C’est sur la Fantaisie et fugue sur le nom de B.A.CH. S. 529/2 que Roger Muraro ouvre son disque conçu autour de la vertigineuse Sonate en si mineur. Un programme qui ramène donc entièrement à cet immense poème symphonique pour piano, les élans rhapsodique, la foi chrétienne qui conduit à la rédemption, les influences « en miroir » (Muraro) en Liszt et Wagner, avec notamment le leitmotiv… La première pièce de ce cheminement à travers la création lisztienne est donc la transcription de la seconde mouture de la pièce éponyme pour orgue de 1855 révisée en 1870 dans laquelle Liszt brosse un portrait de Bach, à la fois fantasque et monumental. Autre hommage, celle de Liszt à son ami Richard Wagner, dans deux transcriptions de passages fameux de deux opéras, tout d’abord le Chœur des fileuses du Vaisseau fantôme S. 440 que Liszt rend particulièrement aérienne, puis celle de la Mort d’amour d’Isolde, scène finale de Tristan und Isolde S. 447 d’une force dramatique et d’une fougue passionnée extraordinairement communicatives. Le côté tempétueux de la Sonate en si mineur est éclairé par la dixième des quinze Rhapsodies hongroises, l’un des plus populaires, celle en mi majeur S. 244/10 au caractère insouciant et vif mais non sans quelques passages plus graves au sein de multiples changement de tempo. Le contraste est saisissant avec l’intériorité, la ferveur religieuse de la pièce suivante, véritable œuvre à programme annonciatrice de la Sonate, la seconde Légende pour piano, Saint François de Paule marchant sur les flots S. 175 (1865), qui illustre la traversée du détroit de Messine sur son manteau déployé sur l’eau par le saint calabrais, après qu’il eut refusé de payer le passage en barque.

La Sonate en si mineur S. 178 est le sommet de la création lisztienne, dont est à la fois le résumé et la projection sur l’avenir, un monument de la littérature pianistique. Tenant à la fois de la sonate pour piano en quatre mouvements et du poème symphonique en un seul tenant et l’usage du leitmotiv, autant par son côté narratif que par la diversité inouïe des sonorités et des timbres que le compositeur exalte trente minutes durant. A l’instar des pièces qui prélude à ce chef-d’œuvre, Roger Muraro donne de la Sonate une lecture époustouflante d’intensité, de luminosité, de clarté, de puissance des contrastes, d’intensité dramatique, de fluidité, d’unité du discours, de diversité de climats, tirant de son instrument une impressionnante pyrotechnie de couleurs et de timbres aussi riche et bigarrée que celle d’un grand orchestre symphonique postromantique, avec soli et tutti de cordes, de bois, de cuivres et de percussion mêlés et divisés tour à tour. Tout, sous les doigts gigantesques et le poids du corps délié de Roger Muraro se fait évidence, aisance, intelligibilité, sensibilité. Roger Muraro démontre ici qu’il est de la cour des grands, l’égal d’Alfred Brendel, de Claudio Arrau ou de Vladimir Horowitz.

           Bruno Serrou

1) Roger Muraro, « Liszt, le piano de demain ». 1h 08mn 55s. 1 CD La dolce volta LDV 20 (distribution Harmonia Mundi). Il se produit le 12 novembre 2015, 20h30, en la cathédrale Saint-Louis des Invalides
2) 1 CD Decca/Universal Classics


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