Paris, Philharmonie 1, vendredi 16 et samedi 17 octobre 2015
Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou
Un monde
fou s’est précipité aux deux derniers concerts parisiens de Valery Gergiev avec
son London Symphony Orchestra, l’un des plus fabuleux orchestres au monde dont
le chef russe est le chef principal depuis 2007. A la fin de la présente
saison, il quitte la phalange britannique pour prendre les mêmes fonctions en
Bavière, au Münchner Philharmoniker (Orchestre Philharmonique de Munich). L’ambiance
était d’ailleurs à la nostalgie et à une proximité jamais atteinte entre un
orchestre, un chef et un public conscients de vivre un moment d’une rare
intensité.
Habitué
des cycles (on se souvient notamment avec ce même orchestre londonien de son
double cycle Szymanowski/Brahms - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/valery-gergiev-et-le-london-symphony.html),
Valery Gergiev a donné cette fois la part belle à son compatriote et aîné le
plus inventif du XXe siècle, Igor Stravinski. La première des deux
soirées a été monographique, puisqu’uniquement constituée d’œuvres du
compositeur russe. C’est sur la Symphonie
en ut, œuvre de la deuxième des trois périodes de Stravinski, que Gergiev a
ouvert ce premier concert. Commencée en 1938 à Paris, achevée en 1940 à Beverly
Hills, cette partition d’une demi-heure en quatre mouvements appartient à l’époque
néo-classique de Stravinski. Malgré les
circonstances de sa genèse (les morts successives de sa fille et de sa femme emportées
par la tuberculose, puis de sa mère, l’exil aux Etats-Unis), cette symphonie ne
porte aucune trace d’expression autre que musicale, Stravinski déniant à la
musique toute velléité d’expression de « sentiment, attitude, état
psychologique, phénomène de la nature ». Valery Gergiev en a donné une
lecture sage, rythmée comme il le faut mais manquant de dynamique mais pas d’élasticité,
tirant parti des qualités intrinsèques du LSO.
Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou
Précédant
de deux ans l’œuvre emblématique du néo-classicisme stravinskien qu’est le
ballet Pulcinella, le poème
symphonique le Chant du Rossignol
appartient autant à la première période de Stravinski qu’à la deuxième. Il s’agit
en effet d’une adaptation en trois mouvements symphoniques réalisée en 1917 pour
le Ballet russe à la demande de Serge de Diaghilev de l’opéra le Rossignol dont la genèse commencée en
1908 fut interrompue par la composition des trois grands ballets (l’Oiseau de feu, le Sacre du printemps, Petrouchka),
ouvrage créé le 26 mai 1914 à l’Opéra de Paris qui reprennent l’essentiel des
deuxième et troisième actes. Valery Gergiev a judicieusement attaché son
interprétation à la période fauve de Stravinski, en sollicitant pleinement les
frictions, tensions et rythmes, laissant le soin à l’orchestre londonien d’ancrer
l’œuvre dans le néo-classicisme par ses voluptueuses sonorités.
Mais la part du roi a été le Sacre du Printemps, l’une des œuvres qui
ouvrit le XXe siècle musical, « un
chiffon rouge, un brûlot », comme le rappelle Pierre Boulez. Au sein d’un matériau mélodique et harmonique relativement
simple et traditionnel, Stravinsky instille dans ce ballet une vitalité
rythmique nouvelle tout simplement incroyable et jamais égalée, qu’il ne
pouvait obtenir sans une certaine simplification de son vocabulaire.
Sans atteindre la puissance tellurique ni les tensions hallucinées d’un Pierre
Boulez ou d’un Esa-Pekka Salonen, Valéry Gergiev instille au Sacre un sens de
la narration, une théâtralité haletante qu’il distille à satiété, sûr de son
orchestre qui scintille de tous ses feux avec le confort d’une Rolls Royce
dopée aux amphétamines.
Le concert de samedi a mis en regard
Stravinski et Bartók, deux maîtres du rythme de la sauvagerie dans l’expression,
qui ont tous deux « renouvelé
le sang occidental d’une façon assez décisive et brutale », selon une
formule de Pierre Boulez. C’est avec la Suite
de danses Sz. 77 BB 86a que Béla Bartók a composée en 1923 que Gergiev a
lancé son programme. Rondo associant cinq danses auxquelles s’ajoute un finale,
les six mouvements mêlent éléments arabes, hongrois et roumains qui confinent à
une série d’études de rythmes magnifiée par une orchestration flamboyante que
Gergiev a remarquablement mis en valeur. Le chef russe a de toute évidence des
accointances avec le compositeur hongrois, ce qui fait d’autant plus regretter
qu’il n’ait pas programmé l’intégralité de la pantomime le Mandarin merveilleux op.
19 Sz. 73 (1918-1924), qui, à l’instar du Sacre du printemps treize ans
plus tôt suscita un violent scandale le soir de sa création en 1926, se limitant
à la suite sèchement interrompu au beau milieu d’un crescendo stratosphérique.
Gergiev en a souligné le tour expressionniste, amenuisant les côtés impressionniste
et surnaturel, que le LSO a néanmoins laissé percer grâce à ses aptitudes à la
polychromie.
Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou
La seconde partie de ce second concert était entièrement occupée par le
premier grand ballet de Stravinski, L’Oiseau
de feu, partition qui a suscité un véritable électrochoc à sa création, le
25 juin 1910. Cette œuvre d’une violence fauve où s’associent les orientalismes
et l’orchestration somptueuse de Rimski-Korsakov, l’un des maîtres de
Stravinski, et la sensuelle transparence de Claude Debussy le tout illustrant
un livret en deux tableaux adapté d’un conte populaire russe par le chorégraphe
Michel Fokine, rencontra un succès immédiat. Rarement donné dans l’intégralité
de ses dix-neuf numéros, les organisateurs de concert préférant les suites de
1911, 1919 ou 1945, le ballet intégral a connu avec Gergiev et le LSO une
interprétation foisonnante, avec une introduction bien dans l’esprit de
Debussy, et davantage encore d’Ibert (Escales),
remarquablement mise en valeur par les textures aériennes du LSO et ses
solistes tous plus remarquables les uns que les autres (notons que, à l’exception
du premier violon Roman Simovic qualifié dans le programme de « chef d’attaque »,
tous les premiers pupitres ont changé entre les deux concerts et parfois durant
les entractes), qui ont retenti avec une vigueur et un éclat extraordinaire
dans les moments les plus retentissants, tout en maintenant une rythmique au
cordeau d’un bout à l’autre de l’exécution.
Les deux soirs, Valery Gergiev et le
London Symphony Orchestra ont donné l’impression de ne pas vouloir conclure leurs
prestations communes, au point de donner deux bis, deux Prokofiev, la marche de
l’Amour des Trois Oranges vendredi et
un plus long extrait de Roméo et Juliette
samedi. Mais il est sûr que le chef russe et la formation londonienne se
retrouveront…
Bruno Serrou
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