Paris, Philharmonie, mardi 10 mars 2015
Andris Nelsons. Photo : DR
Directeur musical de Boston
Symphony Orchestra, l’un des « Big Five » américains à la tête duquel
il a succédé à James Levine et où il s’est immédiatement imposé comme le digne
héritier d’une lignée comprenant rien moins qu’Arthur
Nikisch, Carl Muck, Henri Rabaud, Pierre Monteux, Serge Koussevitzky, Charles
Münch, Erich Leinsdorf et Seiji Ozawa, Andris
Nelsons est un extraordinaire bâtisseur de partitions. Ce qu’il l’a confirmé
mardi à la Philharmonie. S’étant imposé comme patron du City of Birmingham
Symphony Orchestra, qu’il a réussi à élever plus haut encore que son
prédécesseur Simon Rattle, le jeune chef letton excelle autant comme chef
accompagnateur, tant son écoute est grande, que comme architecte de grandes
fresques sonores.
Andris Nelsons et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou
Dix-huit jours après sa remarquable
prestation avec son directeur musical Mariss Jansons (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/le-royal-concertgebouw-orchestra.html),
qui quittera ses fonctions le 1er août prochain pour des raisons de
santé, le Royal Concertgebouw Orchestra était de retour mardi à la Philharmonie
de Paris, cette fois encore en coproduction avec les Productions Internationales
Albert Sarfati, mais dirigé par le disciple et compatriote de Jansons, Andris
Nelsons. La somptueuse formation hollandaise, qui se situe aujourd’hui au
sommet de la hiérarchie des orchestres symphoniques à quelques mois de l’arrivée
à sa tête de Daniele Gatti, a confirmé son statut sous la direction
époustouflante d’Andris Nelsons. A trente-six ans, le chef letton a en effet
affirmé son talent, qui est immense. Son écoute est grande, indubitablement, comme
j’avais déjà pu le noter en janvier 2012 lorsqu’il dirigea, à la tête de l’Orchestre
de Paris, le Concerto pour violon de
Beethoven avec Sergey Khachatryan en soliste.
Anne-Sophie Mutter et le Royal Concertgebouw d'Amsterdam à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou
Cette fois, dans le Concerto
pour violon et orchestre en ré mineur op. 47 de Jean Sibelius, dont
le cent-cinquantenaire de la naissance passe quasi inaperçu en France, Nelsons
a donné le change à Anne-Sophie Mutter avec une extrême attention, sertissant à
sa soliste un écrin soyeux et ardent, sollicitant avec flamme un Concertgebouw
Orchestra répondant à la moindre de ses inflexions suscitées par une partition
dont il connaît de toute évidence le moindre détail, allant jusqu’à faire jouer
par l’orchestre des pianississimi fabuleux
de douceur et de grâce, comme susurrés telle une confidence. Cependant, malgré
la prévenance de Nelsons, Anne-Sophie Mutter n’a pas donné toute la mesure de
ses grandes qualités. 7
Andris Nelsons, Anne-Sophie Mutter et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou
Ou peut-être a-t-elle changé la façon d’exprimer son art,
car le son lumineux et sensuel se fait plus gras et charnel qu’auparavant, l’archet
s’avérant plus lourd à la corde qu’il y a peu encore. En outre, l’on a pu
relever quelques fautes de justesse et un rubato un peu trop appuyé, tandis que
dans l’Adagio di molto central, la violoniste allemande n’a pas réussi à
maintenir l’attention d’un bout à l’autre du mouvement. Son bis, le finale de
la Sonate n° 3 pour violon de
Jean-Sébastien Bach, a été expédié sans ménagement…
Andris Nelsons et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou
Commencée peu après la mort de Serge
Prokofiev et de Joseph Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de
Staline, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y
exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même
année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni
Mravinski, la Dixième Symphonie de
Chostakovitch s’ouvre sur un vaste Moderato
sombre et pessimiste qui donne à l’œuvre entière un ton accablé. Les thèmes
longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’à l’ultime point
culminant ramènent au climat de la Huitième
Symphonie composée dix ans plus tôt. A l’instar de l’œuvre de Gustav Mahler
voilà trois semaines, le Royal Concertgebouw Orchestra excelle dans cette grande
page de Dimitri Chostakovitch. Cette tradition remonte à Bernard Haitink, avec
qui la phalange batave a enregistré la première intégrale des symphonies en
Occident partagée avec le London Philharmonic Orchestra (11 CD Decca), puis à
son successeur, Mariss Jansons, dont on connaît notamment l’extraordinaire Lady Macbeth du district de Mzensk capté
à l’Opéra d’Amsterdam avec le Concertgebouw Orchestra. Disciple de ce dernier,
Nelsons a été à bonne école. Comme son maître, il gomme le côté messe de gloire
à la révolution soviétique pour lui donner un tour quasi brucknérien. Le jeune
chef letton a su trouver le parfait équilibre des masses, clairement définies
dans l’espace, tirant un merveilleux parti de l’acoustique de la Philharmonie qui
s’est avérée d’une chaleur et d’une présence plus prégnantes encore que ce que
j’ai pu en juger jusqu’à présent, ménageant de bouleversants et intenses
moments tout en retenue et en nuances, parfois à la limite du silence, pour
mieux souligner les saillies et les violences hallucinées, faisant ainsi de
cette symphonie un requiem pour Staline, le dictateur sanguinaire, et pour Prokofiev,
le compositeur muselé par le précédent au point de mourir le même jour que lui,
le 5 mars 1953, quatre mois avant que Chostakovitch s’attèle à cette Dixième Symphonie. Emportant la
partition avec vivacité et attisant des couleurs chaudes et épanouies, Nelsons affine
le côté musique de propagande, s’attardant pour les magnifier sur les moments
où le compositeur laisse couler son souffle épique. Il instille ainsi une
densité mâle au pathos et à la pompe qui submergent si l’on n’y prend garde cette
œuvre. Son long corps entièrement enfoui dans l’orchestre, il bâtit le sombre
et accablant mouvement initial tel un bâtisseur, donnant d’un geste ample mais
précis de la main droite, alternativement avec ou sans baguette, départs,
nuances et expressions, tandis que la main gauche marque la moindre modulation
de tempo, occasion de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis
de flûte, enfin des deux piccolos suprêmement chantants. La gestique du chef
estonien est extraordinairement expressive, et captive le regard du spectateur
autant que celui des musiciens. Nelsons pétrit dans la main gauche la pâte sonore, souligne
la moindre inflexion du discours et dessine jusqu’à la plus discrète intention
du compositeur. Nelsons dirige l’air de ne pas y toucher le bref mais
implacable Scherzo aux rythmes
fantastiques tandis que l’orchestre lui donne toute sa puissance avec un son
droit, moelleux et brûlant.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975) entouré de Mstislav Rostropovitch et Sciatoslav Richter le soir de la création de sa Symphonie n° 10 à Leningrad. Photo : DR
Dans le complexe Allegretto, où Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses propres
initiales en allemand (D Sch - ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)) au climat retrouvant
celui du mouvement initial dont le premier thème réapparaît au cœur du morceau.
Ce pessimisme patent magnifié par le chant plaintif des hautbois, flûte et
basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait soudain enjouée, simple,
gorgée d’humour. Tout au long de l’exécution de l’œuvre, il était impossible de
résister au lustre des mémorables soli de
bois, particulièrement de clarinette - il convient d’y ajouter le superbe duo
du troisième mouvement (Olivier Patey et Hein Wiedijk) - et de flûte, mais
aussi de basson, de cor anglais (Miriam Pastor Burgos) et de hautbois, tandis
que solo de cor (Félix Dervaux) et de violon (Vesko Eschkenazy) ont complété la
remarquable performance des premiers pupitres du Royal Concertgebouw d’Amsterdam
confortée par une prestation féerique des altos, des violoncelles et des
contrebasses.
Au total, un concert d’anthologie
qui restera indubitablement dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance extraordinaire
d’y assister. Mais pourquoi donc les orchestres parisiens ne peuvent-ils pas
convaincre des chefs de la classe d’Andris Nelsons à devenir directeur musical ?...
Bruno Serrou
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