Paris, Amphithéâtre de l’Opéra Bastille,
mardi 16 décembre 2014
Maudits les Innocents. Andriy Gnatiuk (le Pape), Piotr Kumon (un Moine). Photo : (c) Mirco Magliocca / Opéra national de Paris
Excellent
dessein que cette production d’une œuvre nouvelle née sous l’impulsion de l’Atelier
lyrique de l’Opéra National de Paris qui a voulu mesurer les jeunes chanteurs à
la musique contemporaine en commandant un ouvrage qui leur soit
expressément destiné. Il aura fallu trois ans pour que le projet prenne forme
et aboutisse à l’opéra en quatre actes enchaînés Maudits les Innocents. Fruit de la collaboration de deux institutions
de pédagogie musicale de très haut niveau, l’Atelier lyrique de l’Opéra de
Paris et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
(CNSMDP), cette œuvre résulte de la sélection de quatre étudiants en composition du Conservatoire :
Mikel Urquiza (né en 1988). Photo : DR
Le Basque Espagnol Mikel Urquiza
(né en 1988), élève de Gérard Pesson, à qui est revenu le premier acte,
Julian Lembke (né en 1985). Photo : DR
l’Allemand Julian Lembke (né
en 1985) pour le deuxième acte, autre élève de Gérard Pesson,
Didier Rotella (né en 1982). Photo : DR
le Lillois Didier
Rotella (né en 1982), élève de Frédéric Durieux, pour l’acte III,
Francisco Alvarado (né en 1984). Photo : (c) Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris
et le Chilien
Espagnol Francisco Alvarado (né en 1984), de la classe de Stefano Gervasoni, pour
l’acte IV d’un livret conçu par l’écrivain dramaturge parisien Laurent Gaudé
(né en 1972), Prix Goncourt 2004 pour le
Soleil des Scorta, roman traduit en trente-quatre langues. Ce dernier est également
un fin connaisseur du conflit théâtralisé, ce qui le désignait naturellement
pour la mise en forme du sujet de l’opéra, la croisade des enfants de 1212.
Laurent Gaudé (né en 1972). Photo : DR
Tandis que le metteur en scène, le Britannique Stephen Taylor, travaillait avec
l’équipe de création pour sa dramaturgie, les classes instrumentales du CNSMDP
sélectionnaient douze musiciens (Chi-When Ou, flûte, Diogo Lozza, clarinette, Jimmy Charitas, cor, Marc Pradel, trompette, Noam Bierstone, percussion, Eloise Lamaume, harpe, Vincent Lhermet, accordéon, Eun-Joo Lee et Joseph Metral, violons, Vladimir Percevic, alto, Clément Peigné, violoncelle, Renaud Bary, contrebasse) pour travailler
sous la direction du chef lyonnais Guillaume Bourgogne, co-directeur de l’Ensemble
Cairn aux côtés du compositeur Jérôme Combier et d’Op.Cit (Orchestre pour la
Cité, Lyon). Côté distribution vocale, ce sont les dix chanteurs les plus expérimentés
de l’Atelier lyrique de l’Opéra qui ont été mis à contribution. S’y sont joints
par la suite seize membres de la Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants
de l’Opéra de Paris, ainsi que le comédien Didier Sandre, sociétaire de la
Comédie-Française à la voix profonde d’une noble musicalité dont les trois
interventions s’avèreront capitales dans le développement de l’action.
La Croisade des enfants. Photo : DR
Histoire et légende
Le
drame des enfants partis d’Allemagne et de France pour le Moyen-Orient avec l’espoir
de fouler la Terre Sainte pour libérer Jérusalem du joug musulman, est d’une
tragique actualité, puisqu’il revoie notamment au djihad et à la destruction d’autrui,
et aux boat people noyés en nombre par
des passeurs sans morale dans leurs tentatives de traversée de la Méditerranée,
fuyant l’Afrique avec l’espoir d’un renouveau en Europe. Mus par une force
mystérieuse, se déplaçant à pied, ces enfants étaient répartis en deux
cortèges. Parti de Cologne, le premier était allemand. Il réunissait vingt
mille personnes placées sous l’autorité d’un dénommé Nicolas, un berger âgé de
12 à 14 ans. La croisade française réunira trente mille pèlerins placés sous la
conduite d’un autre berger, un certain Etienne venu de l’Orléanais. Après avoir
demandé la bénédiction de Philippe Auguste, qui ne la leur accordera pas, les
enfants partirent de Saint-Denis et se rendirent jusqu’à Marseille. En cours de route, ces « innocents » appelés par Dieu
suscitent l’admiration des villageois et des paysans, qui les nourrissent, ainsi
que des ecclésiastiques, qui bénissent leur entreprise et y voient un miracle… S’il se peut que les
deux processions aient été décimées par la misère, les famines, les épidémies
et le brigandage, des récits affirment que sept mille survivants auraient
embarqué sur sept navires conduits par des commerçants, qui, au lieu de les
amener à destination, les vendirent comme esclaves. Entassés sur le pont de
navires surchargés, ils meurent de faim, et de suffocation. Infections et
épidémies se propagent sans attendre. Deux jours après leur départ de Marseille,
une violente tempête éclate. L’un des bateaux chavire, emportant tous ses
passagers et son équipage dans la mort. Les autres navires parviennent sur la
côte algérienne, où les jeunes croisés sont vendus comme esclaves. Le livret de
Laurent Gaudé aborde le sujet sous un angle différent, mettant sur le compte de
l’Eglise l’échec de la croisade des enfants et leur mort. Craignant que son
autorité soit remise en cause par cette marche, le pape Innocent III - celui-là
même qui inventa de l’Inquisition qu’il confia à saint Dominique de Guzman pour
éradiquer l’hérésie cathare durant la croisade contre les Albigeois -, décide
de l’interdire, il serait responsable de leur mort. A cette fin, il aurait laissé
voire fait soudoyer des hommes de main parmi les membres des équipages des navires
censés transporter les enfants jusqu’en Terre Sainte pour les faire chavirer
après avoir enfermé les jeunes passagers dans les cales et attachés sur le pont…
Maudits les Innocents. Andriy Gnatiuk (le Pape), et quatre enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Photo : (c) Mirco Magliocca / Opéra national de Paris
C’est
ce destin abominable que les quatre compositeurs ont été chargés de mettre en
musique. A seize mains mues par quatre imaginaires, ils ont réussi à faire œuvre
commune avec des moyens qui leur sont propres et qui rendent leur travail à la
fois personnel et distinct, mais aussi et surtout homogène puisque l’œuvre qui
en résulte est cohérente, les actes s’enchaînant sans pause et sans créer de
rupture sensible.
Maudits les Innocents. Andriy Gnatiuk (le Pape), Piotr Kumon (un Moine), et les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Photo : (c) Mirco Magliocca / Opéra national de Paris
Le spectacle
Vue
à travers le souvenir de Jean Croisé, tenu avec émotion par Didier Sandre, qui va
de l’admiration jusqu’à l’effondrement en passant par la confusion face à l’engagement
des enfants, leur cheminement puis le destin cruel qui leur est réservé, l’intrigue
de ce « récit lyrique » a pour personnage central le groupe de jeunes
croisés. C’est à eux que revient d’ailleurs la part belle de l’acte initial
remarquablement tenu par les seize membres de la Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur
d’enfants de l’Opéra National de Paris, Mikel Urquiza les faisant vaillamment
chanter, tandis que les trois mères (la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, la
soprano camerounaise Elisabeth Moussous et la mezzo-soprano roumaine Cornelia
Oncioiu) sont un peu trop réduites au quasi
parlando, alors que l’orchestre s’avère le personnage central, ce qui
permet aux étudiants des classes instrumentales du CNSMDP de briller largement.
Mais le véritable deus ex machina de
l’intrigue est le pape Innocent III, campé avec une froide indifférence par la
basse ukrainienne Andriy Gnatiuk, qui trouve à s’exprimer librement dans l’acte
le plus dramatique, le deuxième, celui de Julian Lembke, au lyrisme débridé, où
l’on apprécie également la diction du ténor d’origine arménienne Arto
Sarkissian (le Messager) et la présence lumineuse de la basse italienne Pietro
Di Bianco dans le rôle du Marin des sept nefs. Au troisième acte, celui de la
traversée de la France de Saint-Denis jusqu’à la mer, Didier Rotella ne peut
dissimuler son inscription dans la tradition française, instillant dans son
orchestre des couleurs sombres au caractère debussyste et aux résonances Bouléziennes
(cordes/bois/percussion), tandis que la vocalité ne peut échapper au style récitatif
hérité de Pelléas et Mélisande. Ce
qui n’empêche pas d’apprécier le grain vocal du ténor chinois Yu Shoa (Nicolas)
et de la mezzo-soprano irlandaise Gemma Ni Bhriain (Etienne). Introduit par
deux monologues menés en parallèle par le Pape (Andriy Gnatiuk) et par le Marin
(Pietro Di Bianco), ce dernier s’apitoyant sur lui-même devant sa propre
lâcheté alors que tous deux s’apprêtent à sacrifier les enfants, Francisco
Alvarado fait entendre dans son quatrième acte un orchestre écumant,
particulièrement dans la scène de la tempête, et des chœurs d’enfants polychromes
qui exaltent des sonorités d’une diversité expressive confondante de vérité, considérant
l’horreur de ce qu’ils sont en train de vivre, avant que les voix puis l’orchestre
s’éteignent peu à peu pour sombrer dans un silence sépulcral.
Maudits les Innocents. Pietro Di Bianco (le Marin des sept nefs) et les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Photo : (c) Mirco Magliocca / Opéra national de Paris
Scénographie simple et lisible
L’humilité
de la mise en scène de Stephen Taylor, qui exploite les circulations de l’Amphithéâtre
Bastille en faisant passer les enfants dans les allées publiques, la simplicité
nue de la scénographie de Laurent Peduzzi, qui joue de l’espace de la salle
jusqu’à implanter l’orchestre et le chef sur un praticable reposant sur les
gradins côté cour, tandis que le plateau est occupé par un demi mur à jardin et
des grilles mobiles qui circulent manœuvrées par les protagonistes, les
costumes de Nathalie Prats qui situent clairement l’action de nos jours, donnent
à ce spectacle une lisibilité parfaite et une austérité propre à la
concentration sur l’écoute et incitant à la réflexion. Reste à espérer que la
collaboration entre l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris et le
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris perdure dans
ce même état d’esprit qui s’avère particulièrement créatif, et qui permet à la
fois d’aguerrir les chanteurs lyriques à la musique de notre temps et les
compositeurs à l’opéra.
Bruno Serrou
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