Lille, Opéra de Lille, mercredi 3 décembre 2014
Michaël Lévinas (né en 1949), le Petit Prince. Vincent Lièvre-Picard (l'Aviateur), Jeanne Crousaud (le Petit Prince). Photo : (c) Opéra de Lausanne
« S’il vous plaît… dessine-moi
un mouton ! » supplie le Petit Prince à l’aviateur-narrateur qui vient
de tomber du ciel à travers les nuages au beau milieu du désert… C’est sur
cette phrase plusieurs fois réitérée que s’ouvre le superbe opéra que Michael
Levinas a tiré de l’un des plus beaux textes de la littérature mondiale, le Petit Prince qu’Antoine de
Saint-Exupéry écrivit en 1942. Pour son cinquième opéra, qui a été créé le 5
novembre dernier à Lausanne qui est aussi le second commandé par l’Opéra de
Lille où a été donnée jeudi la première française, trois ans après la Métamorphose que le compositeur a adapté
de Franz Kafka, Levinas a porté son dévolu sur un roman d’une humanité touchante
et d’un onirisme profondément humain et d’une portée philosophique universelle
hors normes. Après la partition sombre, sans concession à la lumière de son
précédent ouvrage lyrique, le compositeur a pris le contre-pied pour le Petit Prince en concevant cette fois
une musique lumineuse, chaude, fluide, cristalline, sonnant presque comme du
Mozart dont elle a l’universalité et l’attrait pour la pureté enfantine vue à
travers le prisme de l’expérience de l’adulte, exprimant les vraies valeurs de
l’Homme, à la fois le merveilleux, la fraîcheur d’âme, l’amitié, la fragilité, l’éphémère,
la fidélité, la vérité et le mensonge, la sagacité, la quête philosophique. Toutes
valeurs qui font la richesse intellectuelle et sensible du compositeur acquise
aux côtés de son père Emmanuel Levinas, l’un des plus grands philosophes métaphysiciens
du XXe siècle. « Ce n’est pas rien de constater que le Petit Prince a été conçu quand les deux systèmes totalitaires s’entretuent », m’a
rappelé Michaël Levinas durant une conversation d’après spectacle, avant d’ajouter
que « considérant la désespérance de l’humanité à l’époque, le Petit
Prince ne sauve pas l’humanité mais dit simplement la vérité. »
Michaël Lévinas (né en 1949), le Petit Prince. Vincent Lièvre-Picard (l'Aviateur), Jeanne Crousaud (le Petit Prince). Photo : (c) Opéra de Lausanne
Auteur de son propre livret,
Michaël Levinas a respecté à la lettre le conte de Saint-Exupéry, dont est célébré
cette année le soixante-dixième anniversaire de la disparition au large de la
Provence au cours d’un vol de reconnaissance, se limitant à des coupures pour
rester dans les limites du temps lyrique tout en se fondant dans la continuité
de la narration pour y intégrer sa musique qui magnifie un texte admirable d’une
rare diversité de sens sans en affecter la profondeur et la compréhension, en le
laissant continuellement audible et clairement articulé. « J’ai écrit, pour les enfants et les adultes
de toutes les cultures, une œuvre lyrique, une adresse, qui chante le texte et
le message du Petit Prince, écrit-il dans le programme de salle. Le mythe
théâtral du Petit Prince a une dimension quasi mozartienne. Il exprime
à la fois le merveilleux, la grâce, mais aussi la fragilité ultime et la
gravité face au réel humain et impitoyable : c’est là sa force paradoxale. »
A l’instar de Saint-Exupéry, chaque scène-allégorie relate
une rencontre du petit prince qui le laisse perplexe quant au comportement absurde
des « grandes personnes ».
Michaël Levinas (né en 1949). Photo : (c) Editions Lemoine
Le récit suscite toutes les formes
d’expression lyrique, du parlé, particulièrement le narrateur, au chanté, notamment
le Géomètre, en passant par le récitativo-cantando,
les treize personnages étant campés par sept chanteurs, le Petit Prince
revenant à une soprano, ici Jeanne Crousaud à la voix diaphane et au ton
judicieusement enfantin. Outre Mozart, l’on retrouve au cœur d’emprunts habilement
dosés et articulés des allusions à Ravel, plus particulièrement à l’Enfant et les sortilèges et à sa scène
de l’Arithmétique, ou à l’opéra français du XVIIIe siècle dans l’air
du Géographe où le clavier MIDI, seule concession à l'électronique de l’œuvre, se fait
clavecin.
Michaël Levinas (né en 1949), le Petit Prince. Catherine Trottmann (la Rose), Jeanne Crousaud (le Petit Prince). Photo : (c) Opéra de Lausanne
Car l’orchestre obéit aux normes du classicisme, ajoutant aux cordes,
bois et cuivres (cors, trompettes) par deux une large percussion et un piano enrichi
par un clavier numérique dont les alliages suscitent des colorations
harmoniques d’une intensité exemplaire, comme si l’instrumentarium était
dédoublé et enrichi d’instruments identifiables mais absents des effectifs,
comme le cymbalum, ou intégrant des instruments peu usités, comme le tubax ou
saxophone-tuba. Les scènes naturalistes (les rencontres du Petit Prince avec la
Rose, le Serpent et, surtout, le Renard) sont d’une beauté et d’une émotion confondante.
Michaël Levinas (né en 1949), le Petit Prince. Benoît Capt (le Géographe), Jeanne Crousaud (le Petit Prince). Photo : (c) Opéra de Lausanne
Faisant entièrement confiance au
compositeur quant à l’adaptation du texte, les ayant-droits de l’écrivain ont
eu pour unique souhait que soient repris les dessins originaux de Saint-Exupéry
conçus pour l’édition de son Petit Prince
en 1943. Julian Crouch les a repris avec art pour sa réalisation des décors et des
costumes du spectacle délicatement mis en scène par la suissesse Lilo Baur, qui
invite au rêve et à la réflexion intime, rendant plus palpable la force intellectuelle
et sensible de la nouvelle de Saint-Exupéry. La distribution est totalement
investie dans cette œuvre où texte et musique se combinent étroitement dans la
diversité expressive qui leur est à la fois propre et complémentaire, se fondant
avec bonheur dans une mise en scène réglée au cordeau.
Michaël Levinas (né en 1949), le Petit Prince. Jeanne Crousaud (le Petit Prince), Rodrigo Ferreira (le Renard). Photo : (c) Opéra de Lausanne
Ténor au timbre charnu, Vincent
Lièvre-Picard est un Aviateur à la fois énergique et sensible, le contre-ténor Rodrigo
Ferreira donne vie de sa voix puissante et colorée au Renard et au Serpent se
plaisant à philosopher, le baryton Benoît Capt excelle en
Vaniteux/Financier/Géographe, la soprano Catherine Trottmann, Rose au fort tempérament,
le flamboyant Virgile Ancely (Le Roi/L’Ivrogne/L’Allumeur de réverbères/L’Aiguilleur
de trains), basse polychrome, et Céline Soudain (la Rose multiple) brillent
dans leurs rôles respectifs. Dans la fosse, sous la direction inspirée de son
directeur musical Arie van Beek, l’Orchestre de Picardie donne à la partition
une assise colorée toute en nuances à ce spectacle onirique et faussement ingénu,
qui enchante petits et grands, comme l’attestent les remerciements entendus le
soir de la première lilloise exprimés par un adolescent enthousiaste adressés à
sa mère, qu’il félicitait de l’avoir amené voir cet opéra inédit.
Cette production du Petit Prince de Michaël Levinas est reprise à Dunkerque le 16 décembre, au Grand Théâtre de Genève du 6 au 10 janvier, au Théâtre du Châtelet à Paris du 9 au 12 février et à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège du 17 au 21 octobre
Bruno Serrou
Cette production du Petit Prince de Michaël Levinas est reprise à Dunkerque le 16 décembre, au Grand Théâtre de Genève du 6 au 10 janvier, au Théâtre du Châtelet à Paris du 9 au 12 février et à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège du 17 au 21 octobre
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