mercredi 12 mars 2014

La Flûte enchantée sépulcrale de Robert Carsen et Philippe Jordan conquiert l’Opéra Bastille

Paris, Opéra Bastille, mardi 11 mars 2014


Deux jours après la disparition de Gérard Mortier, son prédécesseur à la tête de l’Opéra de Paris, son actuel directeur, Nicolas Joël, lui rendait hier hommage avant le lever de rideau, au nom « de la direction de l’Opéra de Paris et de son personnel », avant la première représentation de la Flûte enchantée, un ouvrage que Mortier avait présenté dans une mise en scène du collectif catalan La Fura del Baus provoquant l’ire du public et de la critique, qui suspectaient le spectacle d’être un produit marketing fruit d’une haute trahison. A l’instar de cette Flûte enchantée présentée en janvier 2005 à Bastille, mais conçue en 2003 pour le Festival Ruhr Triennale créé et dirigé par Mortier, celle proposée depuis hier dans cette même salle trop volumineuse pour une œuvre du XVIIIe siècle provient du Festspielhaus de Baden-Baden où elle a été créée voilà tout juste un an, en partenariat il est vrai avec l’Opéra de Paris.


Plus respectueuse des intentions des auteurs du plus fameux des opéras de Mozart et de son librettiste Emanuel Schikaneder, cette Flûte enchantée séduit dès l’abord. Comme venue d’outre-tombe, avec ses fosses creusées dans l’herbe fraîchement tondue d’une clairière, le spectacle de Robert Carsen, qui signe ici sa seconde mise en scène de l’œuvre vingt ans après Aix-en-Provence, chasse sur les terres d’Ingmar Bergman, qui avait fait, dans son beau film réalisé en 1974-1975 dans le Théâtre de Drottningholm, de la Reine de la Nuit et de son entourage des êtres doués d’humanité tandis que Sarastro et ses adeptes devenaient des personnages sectaires et impitoyables jusqu’à ce que la situation se retourne au milieu du second acte, démontrant ainsi que l’humanité est tout sauf manichéenne.


Mais à contrario du cinéaste suédois, le dramaturge canadien respecte l’enchaînement des scènes. Avec les multiples références que fait le livret, la mort est omniprésente dans la conception de Carsen, avec des décors funèbres de Michael Levine et ces costumes noirs et blancs de Petra Reinhardt, qui camoufle trop systématiquement les visages des protagonistes sous des cagoules, le tout éclairé crument par Peter van Praet et Robert Carsen avec pour seules tâches de couleurs une vidéo écolo de forêt réalisée par Martin Eidenberger sur laquelle défilent les quatre saisons et les oiseaux ensorcelés par Papageno.


Le premier acte se déroule pour l’essentiel à l’air libre, trois tombes étant creusées sur le sol, l’une destinée à Tamino, l’autre à Papageno, la troisième à Pamina, tandis que le second se passe sous terre à la verticale de ces trois mêmes tombes. Aveuglés par des cagoules, affublés de longs manteaux gris, Sarastro et ses initiés vivent dans des catacombes auxquelles ils accèdent par de longues échelles et débouchant dans de noires galeries. Ils précipitent Tamino dans une fosse fraîchement creusée où ce dernier est attaqué par un énorme serpent. Il y est rejoint plus tard par Pamina.


En robe de soirée, à l’instar de ses trois Dames qui manient le pistolet comme des tenancières de cabaret de western, et portant des lunettes noires façon diva, la Reine de la Nuit couvre Tamino d’attentions, lui fournissant les instruments nécessaires à sa quête, la flûte, et le glockenspiel qui sortent de la fosse d’orchestre, les trois garçons, etc. Sarastro ne s’y trompe pas, d’ailleurs, l’introduisant parmi les initiés et la faisant participer aux épreuves auxquelles Pamina est soumise, ce qui rend caduque la suggestion qu’elle fait à sa fille d’assassiner Sarastro et qui, de ce fait, devient un test que Pamina réussit en se refusant à passer à l’acte. Les épreuves se déroulent sous terre, au milieu de cercueils d’où surgit une Papagena momifiée vêtue d’une robe de mariée.


Mais « la mort c’est aussi la vie ». Cette dernière qui est donc aussi présente que la première, comme son équivalent positif, sinon sa supérieure, car elle serait plus forte avec l’amour que se portent le prince Tamino et Pamina, mais aussi par le singulier appétit de vie de Papageno qui apparaît pour la première fois dans la salle casquette à l’envers, sac au dos et glacière de pique-nique à la main, et qui n’a que faire de l’ésotérisme ne se préoccupant que des bienfaits de la nature, de l’amour et d’une éventuelle progéniture. D’ailleurs, Carsen use plusieurs fois de l’espace que lui offre le vaisseau Bastille, comme s’il voulait créer une proximité chanteurs/spectateurs impossible à envisager autrement dans une salle de deux mille sept cents places là où il la faudrait quatre fois plus petite. Cette pratique, toujours plus utilisée par les metteurs en scène d’opéra, Carsen l’avait déjà utilisée à Garnier, faisant assister la Comtesse de Capriccio depuis la salle, assise au milieu du public, au sextuor à cordes qui introduit l’ultime ouvrage scénique de Richard Strauss. Du coup, aussi surprenant que cela paraisse, la Flûte enchantée en devient plus proche encore du public.


Animée par la vision colorée et riche en allusions que le spectateur se plaît à identifier, la distribution réunie pour cette Flûte enchantée s’avère d’une grande cohérence. Julia Kleiter est une Pamina étincelante, d’autant plus spontanée et troublante que la voix est charnue, lumineuse et déliée, Sabine Devieilhe, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, est une Reine de la Nuit éblouissante d’agilité et de naturel. La voix aux coloratures incroyablement maîtrisées est belle et aérienne, la ligne flexible et sûre, le timbre pur, les aigus rayonnants, et le potentiel est énorme, car elle peut indubitablement gagner en épaisseur et en volume. Pavol Breslik est un élégant et subtil Tamino, Franz-Josef Selig campe de sa voix égale de l’aigu de son registre jusqu’au grave le plus abyssal un Sarastro impressionnant et magnanime, Daniel Schmutzhard un Papageno impulsif et plein d’abatage - timbre et intonation renvoient à Hermann Prey. Les autres rôles sont impeccablement tenus, des trois Dames (Eleonore Marguerre, Louise Callinan, Wiebke Lehmkuhl) aux trois jeunes garçons (solistes des Aurelius Sängerknaben Calw), en passant par Monostatos (François Piolino), l’Orateur (Terje Stensvold), Papagena (Regula Mühlemann), et les deux hommes armés (Eric Huchet, Wenwei Zhang).


Philippe Jordan anime le tout depuis la fosse avec l’allant que suscite la partition de Mozart d’une énergie vertigineuse et d’une poésie primesautière, occupant magistralement l’espace sonore avec une constance qui rend une fois n’est pas coutume dans cette musique d’une subtilité sans égale l’orchestre très présent et rutilant alors que le chef suisse veille intelligemment à ne jamais couvrir les chanteurs. Particulièrement actif et concerné par la direction d’acteur de Carsen et par la vision de Jordan, le Chœur de l’Opéra de Paris s’est illustré tout au long de la représentation, brillamment préparé par Patrick Marie Aubert.

Bruno Serrou

Photos : DR

2 commentaires:

  1. Brillante « critique », Maestro. Sans concession comme d'habitude - ce trait que j'aime par dessus tout. L'expérience de l'âge, du passé récent, illustre avec précision cette production. Merci Bruno…

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  2. Bravo pour votre critique, extrêmement détaillée et très juste à mon avis. J'ai, quant à moi, été un peu déçue, le soir où j'ai assisté à la représentation, par certains airs, qui ne semblaient pas tout à fait calés. La direction de Philippe Jordan était cependant très précise. La scénographie, très belle, n'était cependant pas très inventive...
    http://lamaisonenverre.com/2014/03/16/la-flute-enchantee-de-robert-carsen-a-lopera-bastille-ou-la-fascination-de-la-mort/

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