Entretien avec le compositeur
GYÖRGY LIGETI
(1923-2006)
György Ligeti (1923-2006) devant son piano. Photo : DR
Né en Transylvanie en 1923, passé à l’Ouest en 1956 après la
répression de Budapest par les troupes soviétiques, György Ligeti s’est imposé par un ensemble d’œuvres dont
l’esthétique a profondément marqué l’évolution de la musique occidentale contemporaine.
Outre la nouvelle conception du timbre que leur texture
« micropolyphonique » proposait, elles frappèrent par la façon dont la notion de continuité prévalait de nouveau. Si cette même impression de
continuité caractérise également les Etudes, ces œuvres s’appuient en fait sur des recherches d’écriture
principalement rythmiques. Comportant actuellement deux livres et un troisième
en cours d’élaboration (1), elles ne sont, selon le compositeur, « ni
d’avant-garde, ni traditionnelles, ni tonales, ni atonales. Et
certainement pas post-modernes » ! Elles se réclament, en tout cas,
aussi bien de la tradition pianistique Scarlatti-Chopin-Schumann-Debussy que
des rythmes complexes de la musique africaine.
György Ligeti m'a accordé plusieurs interviews, entre 1993 et 2000. Pour lui rendre hommage à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance, j'ai choisi de reprendre ici celle qu'il me confia dix ans avant sa mort en vue d'un dossier pour la revue Piano de La Lettre du Musicien désormais introuvable, pas même au siège du journal, consacré à ses trois livres d'Etudes pour piano qu'il avait entreprises en 1985 et dont la genèse occupera les dernières années de sa vie, la dernière, la dix-huitième, ayant été conçue en 2001, soit cinq ans après cet entretien.
György Ligeti composant dans un train. Photo extraite du film György Ligeti-Portrait de Michel Follin, DR
Bruno Serrou : Vous avez, semble-t-il, découvert le
piano assez tard, à l’âge de 14 ans. Quel type de rapport entretenez-vous avec
cet instrument ?
György Ligeti : En fait, j’ai découvert le piano enfant, chez
une parente. Car, à la maison, nous n’avions aucun instrument. A 14 ans, je
demandai à mon père l’autorisation de prendre des leçons. Mais cette idée lui
déplaisait. Il me destinait à une carrière scientifique, qu’il avait lui-même
souhaité mener. Il pensait que j’allais me tourner vers la physique, la chimie
ou la biologie. Il aimait la musique, jouait du violon, mais, pour lui,
l’histoire de la musique s’arrêtait à Schubert, voire à Brahms (comme un
épigone). Wagner, ce n’était plus de la musique. Il ne voulait donc pas que son
fils soit un compositeur d’aujourd’hui, puisque l’on n’écrivait plus de musique
depuis un siècle. Et il avait raison ! En fait, j’étais passionné de
mathématiques, de physique, de sciences naturelles. Mon cercle familial et mon
entourage étaient opposés à ce que je devienne musicien. C’est pourquoi,
aujourd’hui, je ne joue pas en public, mais pour moi seul. Dès que j’ai pu
jouer des petites pièces de Bach, j’ai commencé à composer. J’ai perdu la
plupart de mes pages pour piano de jeunesse pendant la guerre. Ma première
partition ressemblait à une valse de Grieg…
György Ligeti. Photo : DR
BS : Vous êtes donc pianiste de formation…
GL : Je n’ai étudié le piano que trois ans, entre 14 et 17
ans. J’ai également travaillé d’autres instruments. Cela m’intéressait, mais je
n’imaginais pas devenir compositeur. Je ne l’ai su qu’au moment où je passai le
baccalauréat, en 1941. J’ai compris alors que mes origines juives
m’empêcheraient de suivre des études universitaires. Les Hongrois de souche
juive ne pouvaient prétendre entrer à l’université, à moins de franchir le cap
d’un numerus clausus strictement
limité. Je me suis présenté à l’examen d’entrée à l’université de Cluj en
mathématiques et physique. Bien qu’admissible, je n’ai pas été accepté, une
seule place étant réservée aux Juifs. Je me suis alors tourné vers le
Conservatoire de Cluj, qui avait une très bonne réputation. Cluj (Kolozsvár en magyar) était à l’époque, comme aujourd’hui, la plus
grande ville de Transylvanie. Les autorités hongroises avaient voulu créer un
conservatoire d’une qualité exceptionnelle en attirant quantité de grands
professeurs du Conservatoire de Budapest. C’est ainsi que, par le plus grand
des hasards, j’ai pu bénéficier de l’enseignement du meilleur professeur de
composition de Hongrie, Ferenc Farkas (2). Il n’était peut-être pas un grand
compositeur, mais il était un magnifique pédagogue : il a été le
professeur de György Kurtág et de toute une
génération de compositeurs hongrois. J’ai
énormément appris à son contact. Je l’ai retrouvé en 1945 au Conservatoire
Ferenc-Liszt de Budapest, où j’ai étudié aussi avec Sándor Veress jusqu’en
1949. J’avais 18 ans lorsque je fis la connaissance de Farkas. Age capital pour
un jeune homme ! Je suis resté trois ans dans ce conservatoire, de 1941 à
1943, puis j’ai été incorporé dans une compagnie de travail obligatoire, alors
que mes parents et mon frère étaient envoyés à Auschwitz, où ils devaient
périr. Les trois années que j’ai passées à Cluj m’ont permis d’apprendre
véritablement la musique. D’autant que la ville bénéficiait de la présence du
meilleur orchestre de Hongrie. Ainsi, j’ai pu entendre, dans d’excellentes
conditions, quantité de pages de Debussy, Ravel et Bartók, qui, comme Kodály, a toujours été joué à Cluj pendant la guerre, davantage que
dans la capitale. De nombreux bons chefs d’orchestre venaient diriger
l’Orchestre de Cluj, surtout ceux de l’Europe occupée. Le chef d’orchestre
Willem Mengelberg se produisait deux fois par an à Cluj. C’était un bon chef…
et un mauvais citoyen, mais c’est un autre sujet.
BS : Le piano vous est-il aujourd’hui nécessaire pour
composer ? Si vous voulez essayer une idée, est-ce au clavier que vous le
faites ?
GL : Oui… Néanmoins, de longues années durant, à Vienne, où je
m’étais réfugié en 1956, je n’ai pas eu de piano. Cette situation a duré plus
de dix ans. Mais ce fut finalement bénéfique pour moi, car j’ai été forcé de
composer sans le soutien du piano, directement sur le papier. Le piano, c’est
la paresse ! Aujourd’hui, tout le monde use de keyboards et autres
ordinateurs. Au fond, ce manque fut un bien, puisqu’il m’obligea à penser la
musique, à l’imaginer. A cette époque, j’ai écrit mes partitions pour
orchestre, Apparitions (1958-1959), Atmosphères (1961), mes pièces d’orgue
comme Voluminia (1961-1962), ainsi
que le Requiem (1963-1965), Aventures (1962) et Nouvelles Aventures (1965), etc. Le tout sans piano !
BS : Pourquoi en ce cas avoir ressenti par la suite le besoin d’en
acquérir un ?
GL : J’avais pu louer un mauvais piano, mais je n’avais pas
les moyens de m’en acheter un bon. Quelqu’un a fini par m’en offrir un. Une
mécène, Madame Maria Teresa Wood, m’a donné un petit Steinway. Le fait d’avoir
enfin un bon instrument à demeure ne m’a pas immédiatement conduit à écrire de
nouveau pour le clavier. A Budapest, où je n’avais pas de piano, j’ai pu
utiliser celui d’une cousine pour écrire Musica
ricercata. J’avais 27 ans.
György Ligeti, Etude Livre II n° 13, L'escalier du diable. Photo : (c) Schott Musik, DR
BS : Vous dites avoir commencé à écrire vos Etudes pour combler vos lacunes pianistiques…
GL : Parce que j’étais mauvais pianiste !
BS : Etait-ce une raison suffisante ?
GL : Je suis un peu comme Cézanne, qui ne savait rien de la
perspective… Si j’avais pu commencer le piano vers l’âge de 6 ans, je serais
certainement devenu un bon pianiste. J’ai, en effet, une excellente connaissance
des phrasés, des nuances… Seule la technique me manque. Je ne peux jouer mes
propres Etudes à vitesse normale, à l’exception de la cinquième. Avec mes
élèves, dans les années 1970 à Hambourg, j’ai joué toute la musique de chambre
avec piano, les trios, quatuors, quintettes, etc. J’ai à peu près tout
déchiffré, de Haydn à Ravel.
BS : Vous estimez qu’il vous est impossible de
les jouer, du moins techniquement. Comment concevez-vous donc que quelqu’un
puisse les interpréter ?
GL : Je peux les jouer très lentement. Tout est jouable. Je
connais mon métier ! Je me demande néanmoins si j’ai écrit les pièces pour
piano les plus difficiles de l’histoire de la musique. Je pense que Scarbo de Ravel est très compliqué à
jouer correctement… tout comme, peut-être, les œuvres de Kaikhosru Shapurji Sorabji
(3)… Mais je crois qu’avec Sorabji, il est possible de faire n’importe
quoi : ses pièces sont une sorte de cadavre magnifique en état de
décomposition. Autre très grand, Scriabine… Je n’ai découvert le premier qu’au
moment où j’abordai la seconde moitié du deuxième livre de mes Etudes. Les premiers enregistrements de
l’œuvre de Leopold Godowsky par Geoffrey Douglas Madge furent une véritable révélation.
Au point que je regrette aujourd’hui de ne pas les avoir connus au moment où
j’ai commencé à travailler sur mes Etudes.
György Ligeti. Photo : (c) Warner Classics, DR
BS : Certains compositeurs du XXe siècle ont considéré le
piano comme un instrument « percussif », notamment Stravinski…
GL : Bartók aussi…
BS : … Oui, mais Stravinski a ouvertement déclaré, si ma mémoire est
bonne, que le piano était inapte au chant…
GL : Bartók ne l’a peut-être pas dit, mais il l’a pensé !
Pour moi, du point de vue pianistique, la meilleure pièce de Bartók est le Premier Concerto, œuvre
« percussive ». Mais on ne peut généraliser. Le XXe siècle,
c’est aussi le piano de Debussy, de Ravel, de Messiaen…
BS : C’est aussi celui de Schönberg…
GL : Schönberg n’a pas écrit de musique pour piano, mais de la
musique avec piano. Ce qu’il a
composé n’est pas du tout pianistique, pas plus que les œuvres de Berg. C’est
autre chose… C’est de la musique.
BS : Il y a aussi Rachmaninov !
GL : Rachmaninov, compositeur du XIXe siècle quant
au style, est indéniablement du XXe quant à l’imagination
pianistique. J’apprécie ses Préludes
et ses Etudes-tableaux. Dans ma
jeunesse, je détestais ce compositeur, que je trouvais kitsch. Mais je
détestais aussi Mahler, Tchaïkovski, voire Chopin. Aujourd’hui, ce n’est plus
le cas. J’ai beaucoup appris des Etudes-tableaux de Rachmaninov, sur le plan
pianistique, harmonique et rythmique, les doigtés… Pour moi, Rachmaninov représente
une combinaison pianistique de Chopin et du (mauvais ou bon) goût de
Tchaïkovski. Mais il a su rester lui-même, alors que le XXe siècle a
réagi contre le romantisme, puis contre l’impressionnisme - Debussy, Ravel ont
été jugés démodés par Bartók et Stravinski. D'où le style « percussif ».
BS : Qu’en est-il dans votre écriture pour piano, de ce point de vue ?
GL : Le côté percussif n’est pas primordial, chez moi, et je
suis, de ce point de vue, plutôt revenu à une autre tradition, héritée de
Chopin, Schumann et Debussy. En fait, ce qui m’intéresse le plus dans le piano,
ce sont ses potentialités harmoniques. Le rythme peut être exploité sur tout
type d’instrument, mais le piano offre la possibilité de la polyrythmie, à
condition que le compositeur sache comment l’écrire. Pour la musique de
chambre, c’est très facile. Mais pour un instrument soliste, seul le piano est
exploitable.
György Ligeti, Etude Livre I n° 1, Désordre, dédiée à Pierre Boulez. Autographe de György Ligeti. Photo : DR
BS : Sur quels principes se fonde votre conception de la polyrythmie ?
GL : Je me suis appuyé sur certains concepts africains,
surtout ceux exploités au mbira ou au lamellophone que l’on joue avec trois
doigts, mais de façon très différente du piano. Ces instruments peuvent donner
l’impression que l’on joue sur deux instruments différents à des vitesses distinctes.
La position des hauteurs sur un mbira est la suivante : la lamelle la plus
grave est située au milieu, les autres lamelles sont disposées à droite et à
gauche de celle-ci en allant vers l’aigu. En jouant simultanément avec les deux
mains, la combinaison des mêmes hauteurs produit un résultat polyrythmique. J’ai
voulu transposer cette idée au piano. Mais comme sur cet instrument la direction
grave-aigu va de la gauche vers la droite, j’ai dû adapter de façon raffinée le
principe du mbira au piano : ainsi, dans ma première Etude, intitulée Désordre,
les deux mains (j'utilise tous les doigts) jouent-elles au même endroit du
piano, les touches blanches étant réservées à la main droite et les touches
noires à la main gauche.
BS : Cette influence de la musique africaine sur votre création
est-elle comparable à celle que la musique asiatique a exercée sur Debussy ?
GL : Il a suffi à Debussy d’entendre une fois, lors de l’Exposition
universelle de 1889, un gamelan de Java pour qu’il le transpose dans Cloches à travers les feuilles et que sa
musique en soit largement influencée ! Il a écrit dans Monsieur Croche que la polyphonie du
gamelan était beaucoup plus riche que celle de Bach. Il avait raison. C’était
tellement nouveau à l’époque ! Mais il était aussi séduit par une sonorité
inédite jusqu’alors, fondée sur la division de l’octave en cinq sections que l’on
dénomme slendro, et sur le pelog, qui est une subdivision
heptatonique de l’octave, mais dont deux degrés ne sont pas utilisés. La Mer aurait été impensable si Debussy
n’avait connu le gamelan.
György Ligeti, Etude Livre I n° 4, Fanfares, dédiée à Volker Banfield. Photo : (c) Schott Musik, DR
BS : A l’instar de Debussy avec le gamelan, vous a-t-il suffi d’écouter
une seule fois les musiques africaines dont vous vous êtes inspiré, où
avez-vous séjourné en Afrique ?
GL : Jamais en Afrique noire. Mes sources sont les disques. J’ai
entendu pour la première fois de ma vie des orchestres centrafricains en 1982. L’audition
de ce disque, enregistré par Simha Arom, fut pour moi un événement. Naturellement,
par rapport à Debussy, j’ai eu l’avantage de pouvoir écouter cette musique
plusieurs fois. Mais il m’a souvent suffi d’être une seule fois en contact avec
des musiques pour m’en imprégner sur le champ. Lorsque je découvris l’Afrique,
je travaillais sur mon Trio pour cor.
Je connaissais alors la musique des Caraïbes et du Brésil. C’est d’ailleurs un
élève et ami portoricain, Roberto Sierra, qui m’avait déjà présenté les
musiques des Caraïbes - plus particulièrement celles de Cuba, alors
introuvables dans le commerce -, qui me présenta ce disque de musique africaine
au cours de l’hiver 1982. La révélation des sources authentiques de l’Afrique a
sans doute été pour moi aussi capitale que celle de la musique de Java pour
Debussy.
BS : La pensée informatique a-t-elle un effet sur votre façon de
composer ?
GL : Les logiciels informatiques offrent de fantastiques
possibilités. Mais je n’utilise pas ces outils. Je suis un artisan. Je connais
bien l’informatique, les mathématiques, mais je n’en use pas. Indirectement,
certes, je m’en inspire. Mais je transforme ces concepts pour les adapter sur
des instruments acoustiques traditionnels. Je veux réduire au minimum la
présence de la technique dans ma création. Je n’ai rien contre les mécanismes,
les machines, mais, en matière d’art, je me méfie des normes. Je tiens à ce que
ma musique recèle de petits chaos, des petits désordres. Certes, avec l’informatique,
il est toujours possible de programmer un résultat chaotique : il suffit,
par exemple, d’utiliser les probabilités. Mais je n’aime pas ça. Je veux penser
par moi-même.
György Ligeti, Etude Livre I n° 6, Autumn in Warsaw. Autographe de Ligeti. Photo : (c) Schott Musik, DR
BS : Vous avez néanmoins travaillé dans des studios. Cela vous
a-t-il été utile ?
GL : Naturellement. Mais pas pour le piano. J’ai étudié l’électroacoustique
au cours des deux années que j’ai passées à Cologne après mon départ de
Hongrie. Mais il s’agissait d’un studio électronique non informatisé. Nous
travaillions avec de la colle et des ciseaux. Cette expérience m’a beaucoup
influencé. Une pièce pour orchestre comme Atmosphères
aurait été impossible si je n’avais pas connu les concepts et technologies de
cet outil.
BS : La découverte des Etudes pour « player piano » du compositeur mexicano-américain
Conlon Nancorow (4) a-t-elle influencé l’écriture de vos propres Etudes ?
GL : En 1980, par hasard, j’ai vu une page étonnante d’une Etude de Nancarrow pour piano mécanique, alors que je ne connaissais ni le
compositeur ni sa musique. Quelques mois après, également par hasard, j’ai
acheté deux disques de Nancarrow à Paris. Ignorant tout des travaux de
Nancarrow, j’avais déjà écrit des pages rythmiquement complexes, notamment la
première de mes Trois Pièces pour deux
pianos, Monument, composée en 1976. J’écoutais souvent ces deux disques,
puis d’autres encore, fasciné par la superposition de multiples couches
métriques, jouées à des vitesses différentes. Personne, pas même Charles Ives,
n’était parvenu jusqu’alors à pareille complexité rythmique. Mais je ne peux
affirmer que Nancarrow m’ait influencé, car je travaillais déjà dans cette
direction. J’étais donc ouvert à toute nouvelle suggestion.
BS : Jürgen Hocker, un
ingénieur chimiste amateur de piano mécanique, a transposé pour cet instrument quelques-unes de vos
Etudes ainsi que votre Continuum pour clavecin. Que pensez-vous de cette
réalisation ?
GL : Le papier perforé restitue précisément la rythmique. Mais
volumes, dynamiques, intensités, nuances, attaques sont améliorables, même avec
de simples trous. Si l’on veut, par exemple, obtenir un son plus fort, il suffit
de le multiplier sur plusieurs octaves. Divers artifices peuvent pourvoir au
manque de souplesse de la mécanique, qui ne saura cependant jamais égaler le
jeu d’un pianiste. Jürgen Hocker a confié les perforations à des experts. Son travail
me convient si bien que j’ai accepté qu’il figure dans l’intégrale de mon œuvre
que publie Sony en ce moment (5).
BS : Pourquoi avez-vous donné des titres français à la majorité de
vos Etudes ? Est-ce un hommage à
Debussy ? A Liszt ?
GL : Si Liszt a donné des titres français à ses pièces, c’est
parce qu’il a vécu à Paris. Il était Hongrois, mais parlait très mal la langue
magyare - il s’exprimait en allemand. Liszt était un aristocrate hongrois qui
parlait naturellement l’allemand, puis il a très vite appris le français. Vivant,
vers la fin de sa vie, tour à tour à Budapest, Weimar et Rome, il fut un peu
comme moi, mais il était bien meilleur pianiste. Je l’envie… Ma langue est le
magyare, et j’ai donné des titres hongrois à deux de mes Etudes, l’un étant une boutade magyaro-balinaise ! Lorsqu’Iannis
Xenakis attribue des titres grecs à ses œuvres - ce qu’il a parfaitement le
droit de faire, puisqu’il est Grec -, étant moi-même Hongrois, je ne comprends
pas ses titres, que l’on doit me traduire. La langue hongroise n’est guère
répandue, l’allemand est trop lourd pour moi - ma dixième Etude porte cependant un titre allemand -, l’anglais est réservé au
jazz, à la pop et au rock… Reste le français.
György Ligeti, Etude Livre I n° 9, Vertige, dédiée à Mauricio Kagel. Photo : (c) Schott Musik, DR
BS : Vos titres ont-ils une dimension poétique indiquant vos
intentions ?
GL : Mes titres sont un peu comme ceux de Debussy. Dans les œuvres
de ce compositeur, ce ne sont pas des en-têtes mais des indications, pas des
titres au sens propre mais des « après-titres » placés entre
parenthèses en fin de morceau. J’apprécie cette particularité, parce que, comme
chez Debussy, mes titres n’ont jamais été des « titre avant », mais
toujours des « titres après ». Debussy n’a usé de ce principe que
dans les Préludes, puisqu’il a donné
à ses Etudes des titres de caractère
plutôt technique. Naturellement influencé par Debussy, j’ai toujours volontiers
doté mes pièces de titres français, comme en témoignent Apparition, Atmosphères, Aventures. Je préfère le français à l’allemand,
et, dans les années 1960, je ne parlais pas encore l’anglais. Ce n’était plus
le cas lorsque je commençai à écrire mes Etudes.
J’ai d’ailleurs attribué à la quinzième d’entre elles le nom White on White (Blanc sur blanc),
ce qui sonne mieux en anglais qu’en français. Néanmoins, si je peux adopter n’importe
quelle langue, je voue une préférence au français en raison des connotations
poétiques propres à cette langue.
BS : Votre musique est très virtuose.
Particulièrement les Etudes, que l’on
ne peut mettre entre tous les doigts…
GL : Ayant toujours souhaité être bon pianiste, j’ai voulu
écrire quelque chose que je ne puisse pas jouer moi-même…
Propos recueillis par
Bruno Serrou
Décembre 1996
1) L'interview a été réalisée fin 1996
2) Ferenc Farkas (1905-2000)
3) Kaikhosru Shapurji Sorabji (1892-1988)
4) Conlon Nancarrow (1912-1997)
5) Sony Classical CD SK 62307. Rappelons ici que les enregistrements de l'intégralité de l'oeuvre de György Ligeti se répartit entre deux éditeurs, Sony Classical (9 volumes) et Warner Classics (5 volumes). Les partitions des Etudes pour piano sont éditées en trois volumes par les Editions Schott Musik, Mayence