Paris, Salle des concerts de la Cité de la
Musique, vendredi 18 octobre 2013
Pascal Dusapin (né en 1955). Photo : Ensemble Intercontemporain, DR
L’arrivée
d’un nouveau directeur musical à la tête d’une institution suscite toujours de
nouvelles politiques artistiques, de nouvelles ambitions, de nouveaux projets. Avant
sa prise de fonction, Matthias Pintscher, premier compositeur à occuper ce
poste depuis le départ de Péter Eötvös en 1991,
est venu la hotte emplie de projets à même de conforter l’excellence de
l’Ensemble Intercontemporain voulue par Pierre Boulez, son fondateur, en
ouvrant la programmation et en élargissant offre et format des concerts. Parmi
eux, des portraits de compositeurs présentés tout au long d’un week-end, du
vendredi soir au dimanche après-midi, avec une longue soirée le samedi, de 20h jusqu’à
plus de minuit, enchaînant concerts hors normes, moments conviviaux,
performances, rencontres avec musiciens, compositeurs, plasticiens,
sociologues, chercheurs, etc.
Peter Rundel dirigeant une répétition de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : Ensemble Intercontemporain, DR
Précédant
Matthias Pintscher (1) lui-même et Bruno Mantovani (2), qui viendra en voisin,
c’est à Pascal Dusapin qu’est revenu le soin de lancer ces week-ends
Turbulences. L’intitulé de sa programmation, Chemins de traverse, indiquait
clairement sa proposition : démontrer que l’histoire de la musique n’est
pas monodirectionnelle mais qu’elle est constituée de voies multiples en
mettant en résonnance époques, esthétiques et cultures.
Ainsi,
vendredi soir, pour le premier volet du triptyque des Turbulences, Pascal Dusapin
avait choisi de mettre une seule œuvre de son cru en regard de pages de ses référents,
Edgard Varèse et Giacinto Scelsi, de son maître Iannis Xenakis, et de l’un de
ses propres élèves, Samy Moussa, le tout mis en perspective avec des pages de
la Renaissance. Un programme remarquablement élaboré par le compositeur, une
véritable « composition », comme ce dernier s’est plu à le remarquer
dans un texte d’introduction qu’il a lu au public depuis un pupitre placé sur
le plateau disposé dans le sens de la longueur de la grande salle de la Cité de
la Musique, ce qui aura permis une plus grande proximité musiciens / public que
dans la disposition classique. Entre les œuvres des XXe et XXIe
siècles interprétées par l’Ensemble Intercontemporain, motets et extraits de
messes des XVe et XVIe siècles à quatre, cinq et six voix
étaient somptueusement chantées par l’ensemble vocal masculin hollandais Capilla
Flamenca. Comme souhaitait le démontrer Dusapin, la soirée a clairement mis en
évidence les éléments qui relient deux époques distantes de cinq siècles en
regard desquelles les périodes intermédiaires que sont les ères baroque,
classique et romantique apparaissent comme de longues parenthèses.
Ensemble vocal Capilla Flamenca. Photo : DR
Ainsi,
la soirée s’est-elle ouverte tel un rituel, avec Okanagon (1968) de Giacinto Scelsi (1905-1988), que Dusapin, à l’instar
des Grisey, Murail, Levinas et Dufour, fréquenta lorsqu’il était pensionnaire
de la Villa Médicis à Rome. Le compositeur-poète italien apparaît ici comme le
lointain héritier de Johannes Ockeghem (v.1420-1497) après l’écoute du
Motet à cinq voix Intemerata Dei Mater
de ce dernier qui a suivi tant les sonorités de son instrumentarium (harpe,
contrebasse amplifiée, tam-tam) ont un tour sonore archaïque au sein d’une
forme complexe, creusant le son jusqu’au plus fondamental. Mêmes aspects primaires
dans une partition particulièrement élaborée, l’œuvre fondatrice qu’est Intégrales (1925) pour onze instruments
à vent et dix-sept instruments à percussion d’Edgar Varèse (1883-1965) d’une
énergie et d’une diversité de timbres toujours saisissantes, et dans l’ardente chanson
L’Homme armé « Il sera pour vous conbatu »,
rondeau à trois voix et tambour de l’Anglais Robert Morton (v.1430-v.1476)
enchaînée aux deux Agnus Dei de la Messe « L’Homme armé » à
quatre voix du Franco-Flamand Pierre de la Rue (1460-1518). Deux pièces de
grande beauté qui ont précédé le massif et olympien Thallein (1984) pour quatorze instrumentistes d’Iannis Xenakis
(1922-2001), qui fut le maître de Dusapin à la faculté de Vincennes. Brillante
et énergique, cette œuvre de profusion et d’abondance dont le titre grec
signifie Bourgeonnement, commence
telle une page de Scelsi, en syncopes tranchantes et pulsations tribales
erratiques, avec des effets de glissandi et
de nuages de notes tourbillonnants.
Samy Moussa (né en 1984). Photo : (c) Samy Moussa, DR
Deux
pages à six voix du tournant de Josquin Desprez (v.1440-1521) et de son élève
Jean Richafort (v.1480-v.1547) ouvraient la seconde partie du concert, le motet
Christus mortuus est pro nobis /
Circumdederunt me du premier et l’Introït
à de la Messe de requiem in memoriam Josquin Desprez que le
second composa en 1532. Elles précédaient le Kammerkonzert (2006/2008) du Canadien Samy Moussa (né en 1984). Cet
élève de Dusapin signe avec ce concerto de chambre pour seize instrumentistes (flûte/flûte
piccolo/flûte basse, hautbois, clarinette en mi bémol/clarinette en si bémol,
clarinette basse/clarinette en si bémol, basson, cor, trompette/trompette
piccolo, trombone, deux percussionnistes, piano, deux violons, alto,
violoncelle, contrebasse) donné vendredi en première audition française composé
à 22 ans une œuvre lyrique mue par une énergie puissante héritée de Varèse et
Xenakis mêlant sonorités abyssales ponctuées de fusées dans l’extrême aigu. L’impressionnant
Kyrie d’une Messe à six voix inédite du Franco-Flamand Antoine Brumel
(v.1460-1512/1513) préludait au Jetzt
genau! de Pascal Dusapin (né en 1955).
Jetzt genau! (2012), page manuscrite de la main de Pascal Dusapin
Composé en 2012 pour les 60 ans de
Wolfgang Rihm à la suite d’une commande du Festival Musica de Strasbourg, de la
Casa da Música de Porto et de Contrechamps de Genève,
créé à Strasbourg le 6 octobre de la même année sous la direction de Peter
Rundel, Jetzt genau! se présente comme un concerto pour
piano et petit ensemble (clarinette/clarinette basse, trombone basse,
percussion, harpe, violoncelle, contrebasse). Le piano introduit seul cette grande page de vingt minutes, préludant
à une première intervention de l’ensemble sur des pizz-Bartók de violoncelle et
de contrebasse, auxquels s’ajoutent bientôt ceux de la harpe sur des bruits
blancs de la clarinette basse. Le jazz s’immisce à la clarinette, avant que s’instaure
une atmosphère sombre particulièrement prenante. Plus loin, un beau thème
exposé à la clarinette précède un chaud dialogue entre ce dernier instrument et
le trombone. L’œuvre séduit par la profondeur des registres et la force expressive
qui en émane, tandis que son finale touche avec ses cinq coups d’une extrême
violence sonnant tels des arrêts cardiaques sur des accords graves résonnant dans
le coffre du piano sur toute la largeur du clavier. Sébastien Vichard, pianiste
de l’Ensemble Intercontemporain, a offert une interprétation au cordeau de
cette œuvre, dialoguant en parfaite intelligence avec ses confrères de l’Intercontemporain
qui prolongeaient les brûlantes harmonies de son piano.
Sébastien Vichard. Photo : (c) Luc Hossepied, DR
Sous
la direction rigoureuse de Peter Rundel, l’Intercontemporain a brillé dans la
diversité des œuvres programmées, à l’instar de l’ensemble vocal Capilla
Flamenca, tous contribuant à donner à un programme apparemment didactique une
continuité musicale exemplaire.
Bruno Serrou
1)
Du 7 au 9 février
2)
Du 11 au 13 avril
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