Richard Wagner, Das Rheingold. Manuela Bess (Fricka) et Hanne Ross (Freia). Photo : (c) Opéra de Dijon, DR
L’Opéra
de Dijon a voulu célébrer le bicentenaire de Richard Wagner en imaginant un
spectacle tout public à partir du cycle du Ring
des Nibelungen mis en perspective avec notre temps. La gageure était grande,
mais le résultat consterne. D'autant plus que l'affiche et les outils d'information de l'Opéra de Dijon mettent sur un même plan deux compositeurs, Richard Wagner et notre contemporain Brice Pauset...
Avec
une production inédite du Ring de
Wagner présentée en deux journées, Dijon a gagné quelques couleurs de Bayreuth.
La pluie et la chaleur moite n’y étaient peut-être pas pour rien, le week-end
dernier, mais aussi l’atmosphère, avec un public international qui aura empli
les hôtels et côtoyé les spectateurs bourguignons. Un véritable melting-pot
linguistique mêlant en un même souffle allemand, anglais, japonais, italien,
français… Profanes, connaisseurs et wagnérolatres étaient venus dans la
capitale des ducs de Bourgogne découvrir cette réalisation qui entend sortir de
l’ordinaire et que d’aucuns suspectaient a priori de félonie. A la sortie, un mélange de contentement et de
déception, mais les Dijonnais, venus en nombre attirés par le prix relativement
modique des places, semblaient heureux de découvrir une œuvre qu’ils n’avaient pour
la plupart jamais entendue sur scène. Quoi qu’il en soit, tous ont été favorablement
surpris par le fondu sonore émanant de la fosse, qui, en partie recouverte,
sonne avec une clarté et un équilibre inattendus.
Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Nicholas Folwell (Alberich), et les Filles du Rhin (Anna Wall, Hanne Roos, Cathy van Roy). Photo : (c) Gilles Abegg, Opéra de Dijon
Pourtant,
la déception était au rendez-vous, tant les options artistiques frustrent et tournent
court. Réduire à six heures quarante-cinq un cycle de quatorze heures est une
gageure qui tient du blasphème lorsqu’il s’agit de toucher au culte wagnérien. Ce
qui s’avère d’autant plus vrai que plus l’on coupe, plus l’on ennuie, comme
l’affirmait Gustav Mahler, qui se battait en son temps pour que les opéras de Wagner
soient joués dans leur intégralité. Ce qui est à Dijon d’autant plus choquant que
ces coupes sont réalisées à la serpe par un compositeur, Brice Pauset, en
résidence à l’Opéra de Dijon, qui annonce pourtant avoir « composé des
transitions » et ajouté sa griffe personnelle en adjoignant quarante-cinq
minutes de sa propre musique. Il faut posséder un ego hors normes pour s’autoriser à se mesurer à l’un des génies les
plus incontestables de l’histoire de la musique qui visait à l’œuvre d’art
totale et y est parvenu…
Richard Wagner (1813-1883). Photo : DR
L’adaptation de ce même Anneau du
Nibelung pour ensemble instrumental réalisée en 1990 par le compositeur
Jonathan Dove et le dramaturge Graham Vick sous le titre Ring Saga est à la fois plus fidèle à l’esprit de Wagner,
resserrant l’action en huit heures, et plus aventureuse, l’orchestration réduite
permettant un éclairage différent et instructif sur la partition de
Wagner. Malgré sa modestie, cette réalisation s’avère
plus conforme à l’esprit de Wagner que celle présentée à Dijon. Dans
une scénographie simple de Damien Caille-Perret qui situe l’action à Bayreuth,
dans la bibliothèque de la villa Wahnfried, maison de Wagner, et dans la salle
du Palais des festivals, la mise en scène de Laurent Joyeux est moins limpide
et signifiante que celle d’Antoine Gindt voilà deux ans de ce Ring Saga, et la synthèse musicale moins
satisfaisante, car les coupes sont plus marquantes et ne permettent pas aux
profanes de saisir les tenants et aboutissants du Ring. D’autant que les quatre vingt dix musiciens requis par la
partition originale sont présents dans la fosse là où Ring Saga se contente de
dix-huit instruments.
Brice Pauset (né en 1965). Photo : DR
Dès l’Or du Rhin, pourtant le moins
drastiquement atteint par le sécateur Pauset, les dégâts sont irrémédiables. Les
prologues de Brice Pauset préludant à l’Or
du Rhin et à Siegfried n’ajoutent
rien au cycle, le premier ne faisant qu’embrouiller l’intrigue en introduisant
la personne de Friedelind Wagner (1), avec leur musique léthargique faite de
grondements de basses et de bruits blancs, le premier faisant intervenir un effectif
choral qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, ne sera pas utilisé dans
le deuxième acte du Crépuscule des dieux.
Ainsi le Ring commence sur le regard
intérieur que porte Friedelind Wagner a postériori qu’elle couche sur le papier
depuis son exil aux Etats-Unis. D’où le déploiement du prologue au prologue et du
prologue lui-même dans la bibliothèque de Wahnfried, la villa que Wagner avait
fait construire et où il vécut à Bayreuth.
Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre, final de l'acte III. Photo : (c) Gilles Abegg, Opéra de Dijon
L’idée de cette bibliothèque perdure
dans le premier acte de la Walkyrie
où Siegmund n’a que des livres pour tout bagage, dont un recueil de poèmes
qu’il lit pour chanter l’hymne au printemps… Les héros ne cessent d’ailleurs de
consigner pensées et poèmes sur des cahiers de notes et de les lire, jusqu’à ce
qu’un enfant referme le livre à la fin du cycle. Un chapelet de bizarreries s’égrainent
sans discontinuer, depuis les palettes de billets de banques traînées par les
Nibelungen puis par les Géants (Fafner ne tue pas Fasolt, qu’il transforme en
transpalettes), jusqu’à l’absence des Filles du Rhin dans le Crépuscule des dieux, en passant par les quatre Walkyries sœurs de
Brünnhilde au lieu des huit prévues par Wagner dans la Walkyrie (le comble étant l’absence de Waltraute, qui, pourtant,
sera bien présente dans le Crépuscule),
la présence dès le début du premier acte de la
Walkyrie de Hunding en train d’engloutir une soupe, la tragique suppression
du beau monologue de Sieglinde dans l’acte deux, les raccourcis dans les scènes
de Freia (Or du Rhin) et Fricka (Walkyrie),
la brièveté de l’intervention d’Erda dans l’Or
du Rhin mais heureusement plus développée dans Siegfried. Siegfried et le Crépuscule des dieux sont plus
touchés encore que l’Or du Rhin et la Walkyrie. Pauset y a interverti la
scène des Nornes, qu’il transfert du prologue du Crépuscule des dieux au
premier acte de Siegfried, faisant fi
du texte définitif de Wagner au profit de l’original de 1840 plus elliptique, ajoutant
ainsi un quart d’heure de musique de son cru sans rapport avec la partition de
Wagner.
Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, acte II. Daniel Brenna (Siegfried) et l(es) oiseau(x) de la forêt. Photo : (c) Gilles Abegg, Opéra de Dijon
Pour le reste, Siegfried est
tragiquement dénaturé, avec rien moins que la suppression de la scène des
énigmes, d’une grande partie de l’air de la forge. Le deuxième acte commence
sur la scène de l’oiseau de la forêt qui est multiplié par six, puisque confié
à six garçons emplumés qui, par la force des choses, conduisent la musique à savonner,
le chef étant obligé à ralentir les tempi pour éviter les décalages, et le
reste à l’avenant. Mieux loti qu’Alberich, carrément gommé de l’ouvrage après
ses courtes interventions dans l’Or du
Rhin, le Voyageur n’apparaît que dans le troisième acte pour sa scène avec
Erda et son dialogue musclé avec Siegfried. Le duo final est également réduit d’un
gros quart d’heure... Mais les pertes les plus irréparables se trouvent dans le Crépuscule des dieux, réduit de plus
de cinquante pour cent, alors qu’il s’agit du volet de la Tétralogie le plus
accompli, synthétisant à lui seul la forme, la musique, les tenants et les aboutissants
du cycle entier. Faisant fi du prologue, l’ouvrage commence directement sur le Voyage de Siegfried sur le Rhin à rideau
fermé, qui prélude à beaucoup d’autres dommages dans le premier acte, puis dans
le deuxième, où les scènes Alberich/Hagen, celle des vassaux et le pacte sur la
lance sont carrément gommés, tandis que l’acte ultime est réduit au meurtre de
Siegfried, à la marche funèbre et aux deux-tiers de l’immolation de Brünnhilde.
Côté
réalisation scénique, malgré un certain nombre d’idées intéressantes mais qu’il
eut été bon de creuser, ce que seule une intégrale eut permis, n’est pas Patrice
Chéreau (2) qui veut, puisqu’il s’agit d’une approche de la Tétralogie se
voulant révolutionnaire. La direction d’acteur de Laurent Joyeux vaudrait d’être resserrée,
surtout pour Wotan, dont les réactions sont par trop primaires tenté qu’il est
de faire systématiquement appel au coup de poing, à la gifle et à user de
sa lance, qui n’a du coup plus rien de sacré.
Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Scène finale. Photo : (c) Gilles Abegg, Opéra de Dijon
En
revanche, aboutissement de dix années d’étude de la partition, la direction de
Daniel Kawka est remarquable. Dramatique, tendue à l’extrême, mais aussi
poétique, tendre, lyrique aux moments idoines, la vision du chef français est
d’une clairvoyance et d’une netteté confondante. Le chef français connaît intimement
et aime de toute évidence cette partition dont il tire la quintessence, et l’on
regrette qu’il ait à diriger une version tronquée, tant il maîtrise le temps et
l’espace, et l’on ne peut que souhaiter qu’une maison d’opéra lui offre
rapidement l’opportunité de diriger le cycle dans son intégralité. Kawka
réussit la gageure de gommer les néfastes effets des coupures tant il a l’art de la
transition, et les moments de poésie irradient de lumière et de sensualité,
comme l’hymne au printemps dans l’acte I de la
Walkyrie et les Adieux de Wotan dans l’acte III de cette même première
journée de l’Anneau du Nibelung, tandis
que les moments purement dramatiques sont menés avec énergie.
Daniel Kawka. Photo : DR
La
distribution réserve autant de bonnes surprises que de mauvaises. Parmi les
déceptions, le Loge d’Andrew Zimmermann, voix terne, Froh (Yu Chen) et Donner
(Zakaria El Bahri), il est vrai réduits à la portion congrue, le Fasolt de
Francisco-Javier Borda, et surtout Manuela Bress, Fricka/Norne/Waltraute
criarde et vulgaire, au point que l’on se félicite des coupures au sécateur
dans la Walkyrie, bien que l’on ne
comprenne pas pourquoi Wotan cède trop facilement aux imprécations de son
épouse à venger son honneur en sacrifiant le couple incestueux. Le Wotan bien
chantant de Thomas E. Bauer n’a pas le mordant ni la puissance du rôle, mais la
diction est précise et le ton d’une humanité qui tiennent de la leçon de style
d’un chanteur de lieder. L’Erda de Katja Starke a les graves impressionnants.
Tout comme Sabine Hogrefe, Brünnhilde brûlante qui scotche l’auditoire dès ses
premiers Hojo-to-ho du deuxième acte
de la Walkyrie, assise sur un vieux coffre
à jouets vêtue d’un uniforme de soldat de bois. Dommage que, la fatigue aidant,
elle tende à poitriner dans le Crépuscule
des dieux. Voix charnelle et lumineuse, la Sieglinde de Josefine Weber est
tout aussi convaincante, avant de camper une Gutrune désincarnée dans le Crépuscule. Christian Hübner brille
en Fafner, Hunding et Hagen, Daniel Brenna est un solide Siegfried, Nicholas
Folwell excelle en Alberich et Gunther.
Bruno Serrou
1) Friedelind
Wagner (1918-1991), petite-fille du compositeur, est la seule membre de la
famille Wagner à s’être opposée à Hitler, hôte régulier de la villa Wahnfried
et protégé de sa mère. Son très beau livre Héritage
de feu paru chez Plon en 1949 conte l’ambiance de la villa Wahnfried et des festivals de Bayreuth
vus de l’intérieur jusqu’à son départ pour les Etats-Unis avec l’aide d'Arturo Toscanini.
2) La nouvelle du décès de Patrice Chéreau à l’âge de 68 ans m’est parvenue tandis que j’écrivais ce compte-rendu
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