Paris, Festival ManiFeste, IRCAM, Espace de
projection, dimanche 30 juin 2013
Heinz Holliger
C’est
sur un concert intitulé « Final Holliger » que s’est achevé l’édition
2013 du Festival ManiFeste. Une édition qui se sera avérée passionnante, avec
une floraison de grands moments musicaux qui auront ponctué la totalité du mois
de juin, auxquels il ne m’a malheureusement pas toujours été possible d’assister,
d’autres obligations me conduisant à renoncer à des rendez-vous que je regrette
amèrement d’avoir été contraint de rater.
Le
festival de l’IRCAM s’est donc terminé comme il avait commencé, sur un programme consacré à Heinz Holliger, compositeur et chef d’orchestre, sa qualité de
hautboïste n’étant représentée que par la présence de son instrument de prédilection
au sein des œuvres et des ensembles qu’il a dirigés, auquel il convient d’ajouter
la harpe, instrument dont sa femme, Ursula Holliger, est une éminente
interprète. « Final Holliger » a permis de donner au public parisien
l’occasion de découvrir deux partitions majeures de Holliger entourées de pages
de compositeurs parmi les proches du musicien suisse, ses amis Elliott Carter et
György Ligeti, qu’il a dirigées à la tête de jeunes instrumentistes issus de la
Lucerne Festival Academy Orchestra.
Vittorio Montalti (né en 1984)/ Photo : DR
Mais
c’est sur une création d’un jeune compositeur italien issu du Cursus 2 de l’IRCAM
que s’est ouverte la soirée. Tentative d’épuisement
de Vittorio Montalti (né en 1984). Cet élève de Frédéric Durieux au
Conservatoire de Paris et d’Ivan Fedele à Rome, qui a également fait ses
classes avec Luca Francesconi, Luis de Pablo et Toshio Hosokawa, découvert en France
en 2009 par l’Ensemble Aleph, qui l’a mis en résidence en 2010, a donné en
création la pièce qu’il a composée dans le cadre de son Cursus 2 de l’IRCAM, dont
il a suivi le Cursus 1 en 2010-2011. Tentative
d’épuisement pour ensemble de sept instruments (flûte/piccolo/flûte basse,
hautbois, clarinette/clarinette basse, percussion, piano/clavier MIDI, violon,
alto, violoncelle) et électronique illustre un court roman de Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien
paru en 1975. Cette nouvelle de moins de soixante pages est le fruit des
observations que l’écrivain a faites trois jours durant, en octobre 1974,
sur la place Saint-Sulpice, dans le VIe arrondissement de Paris,
établissant ainsi une liste témoignant de la vie quotidienne de la rue, sa monotonie,
mais aussi les variations du temps, de la lumière, du décor, des inconnus passant au loin... A
l’instar de ce texte, la pièce de Montalti, remarquablement interprétée par des
instrumentistes à peine plus jeunes que le compositeur, cherche à suggérer des « visions
de divers objets dans leurs interactions avec le monde ». L’écriture du
compositeur italien s’avère virtuose et colorée (la flûte basse), mais la
partie électronique est plaquée tel un exercice obligé, sans utilité réelle ni
personnalité, tandis que le matériau musical, séduisant au départ, s’épuise
rapidement.
Elliott Carter (1908-2012). Photo : DR
Ce
qui est loin d’être le cas de Mosaic
d’Elliott Carter (1908-2012). Ecrite en 2004 pour harpe et ensemble instrumental
par un compositeur de 96 printemps, cette partition d’une dizaine de minutes
se fonde sur la technique du jeu de la harpe élaborée dans les années 1920-1930
par le harpiste franco-américain Carlos Salzedo (1885-1961), proche d’Edgar
Varèse, Joseph Hoffman et Leopold Stokowski à qui Carter l’a dédiée. Créée à
Londres, Queen Elizabeth Hall, le 16 novembre 2005 par le Nash Ensemble, cette œuvre
brillante est formée de courtes sections qui se présentent telles des mosaïques
d’événements contrastés qui sont exposés dans une atmosphère ludique. Selon
Carter, les effets sonores et les procédés techniques inventés par Salzedo ont
malheureusement été négligés dans les compositions récentes. Ce que
confirme Heinz Holliger, qui connaît parfaitement la harpe, puisque son épouse
en est l’une des plus fameuses virtuoses actuelles. « Jouer Mosaic, dit-il, est pour moi un geste
pédagogique : pour détourner les harpistes de la mauvaise musique qu’ils
jouent constamment, alors qu’ils ont tant de beau répertoire à leur disposition ! »
Holliger était un proche de Carter, qui lui a dédié en 1987 son Concerto pour hautbois, suivi en 2001 d’un
quatuor pour hautbois et cordes ainsi que plusieurs solos pour hautbois ou cor
anglais. Si la harpe est traitée en soliste, Carter donne au sein de l’ensemble
la primauté au hautbois et, surtout, au cor anglais, instaurant entre les deux
instruments un chaleureux dialogue, tandis que l’ensemble s’avère somptueux, de
sonorités, de présence, d’évocation, d’humour et de tendresse. Une œuvre
splendide d’un jeune homme quasi centenaire à l’époque en pleine possession de
ses moyens, maîtrisant la conduite d’un discours comme personne, fort bien
interprétée sous la houlette de Holliger par les huit musiciens de l’Ensemble
du Lucerne Festival Academy Orchestra, d’où se détachent naturellement la
hautboïste Juliana Koch et, surtout, la harpiste Chloé Ducray.
Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR
Les
deux grandes pièces de Heinz Holliger (né en 1939) qui ont suivi, données en
premières auditions françaises, sont d’authentiques chefs-d’œuvre. Intitulée Puneigä (1), composée en 2000-2002, la
première se situe sur les mêmes sommets que Scardanelli-Zyklus
qui a ouvert le festival le 30 mai (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/un-pregnant-chef-duvre-de-la-fin-du-xxe.html).
Il s’agit de dix lieder avec intermèdes instrumentaux pour soprano et ensemble
de sept instruments (piccolo/flûte/flûte basse/flûte à bec,
clarinette/clarinette basse/clarinette contrebasse, cor, percussion, cymbalum,
alto, violoncelle) sur des poèmes en dialecte suisse venu du peuple des Walser
(1), un allemand archaïque transmis oralement et mis en forme pour l’occasion
par la poétesse suisse Anna Maria Bacher (née en 1947). Nous retrouvons-là l’influence
de la quête des traditions ancestrales d’un Béla Bartók et d’un Sándor Veress dont
Holliger a été l’élève. Avant l’exécution de l’œuvre, et tandis que les régisseurs
s’occupaient du changement de plateau, Holliger a lu le livret, mettant dans sa
lecture toute l’expressivité qu’il contient conduisant ainsi l’auditeur sur la piste de la musique qu’il allait écouter.
Anna-Maria Bacher (née en 1947)
Le climat général de ce splendide cycle de vingt-cinq minutes fondé sur la
forme canonique (surtout dans les troisième, neuvième et dixième lieder) est à
l’incantation. L’écriture instrumentale est riche, inventive, variée, exaltant
des sons d’une finesse inouïe produits par toutes les ressources de jeu, bruits
blancs des vents émis par tous les moyens possibles, caisses, manches et cordes
frappés des instruments à cordes, scordatura du violoncelle, etc. Le tout
utilisé avec a propos, Holliger ne cherchant pas à montrer ou à démontrer mais seulement
à évoquer et à ménager des climats. Toutes les capacités des instruments et de
la voix sont ainsi exploitées à bon escient. La soprano finlandaise Anu Komsi, qui connaît
bien la musique de Holliger, chante ces lieder avec une luminosité et une aisance
étonnantes, notamment le dernier lied, où elle tient longuement un cri suraigu
qu’elle contrôle magistralement en le conduisant dans le souffle jusqu’au piano, tandis que le violon et la flûte
sont à l’unisson de sa voix. Dans le troisième lied, d’une beauté ineffable, la
soprano dialogue avec la seule flûte basse. Introduite comme un rêve dans la
nuance pianississimo, l’œuvre s’achève
doucement sur le dixième lied, tandis que les instruments susurrent des sons
quasi inaudibles, comme s’évaporant mais sans conclure pour autant, tel « un
épilogue, un ars poetica après la
mort, une sorte de testament » (Holliger). Complexe, exigeante, sans
concession, cette musique séduit, convainc, conquiert immédiatement, tant il s’y
trouve d’expressivité, d’émotion, d’intériorité, d’humanité (rébellion, douleur,
douceur, consolation, etc.), le tout ponctué par des interludes fantomatiques
évoquant un monde lointain qui « enveloppe la vie intérieure de la poésie »
(Holliger). Extrêmement sollicités, les jeunes musiciens traités en solistes et
placés sous la direction du compositeur se sont montrés d’une précision et d’une
diversité sonore exemplaire, particulièrement la corniste Jena Gardner, tandis
que l’Italien Luigi Gaggero enluminait l’œuvre des résonances de son cymbalum.
Angelus Silesius (1624-1677). Photo : DR
Le
seconde œuvre de Holliger présentée dimanche, nicht Ichts nicht Nichts, tient directement du madrigal. Les références
à la Renaissance sont nettes, mais le compositeur suisse reste fidèle à
lui-même, toujours inventif. La conduite des mélodies attribuées à chacune des
quatre voix fait s’imbriquer ces dernières les unes dans les autres dans une
polyphonie extrêmement serrée qui confine l’œuvre dans l’héritage de Claudio
Monteverdi, et plus encore dans celui de Carlo Gesualdo. L’on pense aussi à Stimmung de Karlheinz Stockhausen. Dans
cette œuvre pour quatre voix (soprano, mezzo-soprano, ténor, basse) a capella, Holliger
met en musique dix épigrammes du poète mystique baroque autrichien Angelus
Silesius (1624-1677). Les deux vers en
alexandrin de chaque poème exposent des questions métaphysiques telles que
Quelle est la vie, l’Eternité, l’espace, le temps, la nature divine ?... Créée
le 1er septembre 2012 en l’église Saint-Matthieu de Lucerne par les
Neue Vocalsolisten Stuttgart dans le cadre du Festival, cette œuvre de vingt
minutes a été conçue par Holliger tandis qu’il était hospitalisé, luttant entre
la vie et la mort, mais « en toute sérénité », puisque, comme il me l’a
avoué à Sarrebruck où je le rencontrais en mai dernier, « la musique, seul
art capable de nous emporter dans l’Au-Delà, était toujours présente, jusque sur
le seuil ». Et de fait, cette singulière partition, mystique,
introspective, lumineuse (la voix de soprano, toujours en sustentation), est d’une
force pénétrante et confirme les affinités du compositeur avec la voix, la ligne
de chant et le fondu de la polyphonie étant aussi magistralement élaborés que
dans Scardanelli-Zyklus dont Holliger
renouvelle néanmoins le propos. L’excellent ensemble britannique Exaudi a donné
de ce cycle une lecture extraordinaire de précision et de vocalité, les voix se
fondant et se détachant avec une sereine facilité de leurs timbres particulièrement
homogènes, d’où émerge la voix rayonnante de la soprano Juliet Fraser.
György Ligeti (1923-2006). Photo : DR
Pour
conclure ce concert de près de trois heures, Holliger avait choisi le Kammerkonzert de György Ligeti
(1923-2006). Composé en 1969-1970 pour treize instrumentistes (piccolo/flûte,
hautbois/hautbois d’amour/cor anglais, deux clarinettes/clarinette basse, cor,
trombone, clavecin/orgue électronique, piano/célesta, deux violons, alto,
violoncelle, contrebasse), ce concerto de chambre se situe dans la continuité
de Lontano (1967) tout en ouvrant la
création de Ligeti sur de nouvelles perspectives. Ainsi, le Kammerkonzert se
présente-t-il comme une œuvre de synthèse, ménageant à la fois un climat d’apesanteur
et de statisme par l’emploi de la « micro polyphonie » et une énergie
d’où il émane au contraire une impression de chaos. L’écriture particulièrement
rigoureuse de Ligeti se porte sur tous les niveaux de l’élaboration de l’œuvre,
que ce soit dans l’architecture des quatre mouvements comme dans la conduite
mélodique, canonique, sonore et temporelle. L’interprétation de l’Ensemble du
Lucerne Festival Academy Orchestra s’est avérée moins homogène et concentrée
que dans les œuvres de la première partie du concert, avec de petites
imperfections suscitant de trop importants écarts dans le rendu des polyphonies
lisses et alanguies qui auraient pu passer dans un grand orchestre mais
rédhibitoires dans un orchestre confiné aux seuls pupitres solistes.
Bruno Serrou
1) Puneigä a été enregistré en 2007 à
Winterthur sous la direction de Heinz Holliger, enregistrement publié en CD chez ECM/Universal (ECM 2201)
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