Paris, Salle Pleyel, dimanche 15 avril 2013
Martha Argerich, Claudio Abbado et le Mahler Chamber Orchestra. Photo : DR
Martha Argerich et Claudio
Abbado n’avaient pas partagé une affiche parisienne depuis le 12 novembre 1969.
Cette rencontre musicale se passait au Théâtre des Champs-Elysées. Le chef
italien dirigeait l’Orchestre National de France dans un programme monographique
consacré à Serge Prokofiev comprenant la première suite du ballet Roméo et Juliette et la Symphonie n° 3, tandis que la pianiste
argentine donnait ce qui allait devenir l’un de ses chevaux de bataille, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre…
Claudio Abbado et Martha Argerich en 1967. Photo : (c) DGG, DR
Depuis ce concert, qui fut
loin de faire le plein, les deux artistes ne s’étaient plus produits
ensemble dans la capitale française. Pour leur second concert commun, suscité
par la volonté conjuguée de Piano**** et de la Salle Pleyel, c’est avec un
orchestre de chambre et dans un programme plus classique qu’ils se sont
présentés aux Parisiens venus en nombre (parmi eux des politiques, dont le
ministre de l’Intérieur Manuel Valls, et des musiciens, dont Ivry Gitlis et
Nicholas Angelich) les célébrer : le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en ut majeur op. 15 (1795) de
Ludwig van Beethoven et la Symphonie n° 3
en la mineur « Ecossaise » op.
56 (1830-1842) de Félix Mendelssohn-Bartholdy.
Claudio Abbado, Martha Argerich et le Mahler Chamber Orchestra au Festival de Pâques de Lucerne 2013. Photo : DR
Devenus deux des musiciens
les plus adulés au monde, au point qu’ils se voient voués malgré eux de
véritables cultes à travers le monde, Abbado et Argerich n’ont qu’à paraître
pour que la Salle Pleyel croule sous les applaudissements, gens debout prêts à lancer
une bronca… Mais, avançant d’un pas décidé, le visage souriant tourné vers le
public, et suivie sur ses basques par Abbado qui se dirige d’un pas ferme vers
l’estrade pour attaquer, non sans un signe à la soliste, la grande introduction
d’orchestre du premier concerto de Beethoven. Dynamique vivifiante, d’une
fraîcheur toute printanière, cette introduction fleure bon la jeunesse et l’enthousiasme,
portant pendant toute la durée du mouvement le discours, tout en sertissant un
écrin onctueux à la mesure de la pianiste, dont le rôle avec Abbado va bien
au-delà du simple faire-valoir ou du décorum, aussi brillant soit-il. Le jeu
surnaturel d’Argerich, les doigts qui pétrissent les sons sans même effleurer
le clavier, les touches ne s’enfonçant même pas, les mains qui courent,
virevoltent, aériennes et sûres, exaltant des sonorités incroyablement épanouies,
tout cela enchante dans le tendre Largo
d’où il émane la plus délectable sérénité. Vivement enchaîné, le Rondo final forme un vif contraste avec
le mouvement lent, bondissant, tourbillonnant avec une élégance et une grâce
pleine de verve et d’insouciance, pour s’épanouir jusque dans une splendide
coda…. Soudain, Martha Argerich se lève de son tabouret, avant même d’en avoir
terminé avec la note ultime, comme elle avait commencé avant-même d'être assise...
Après beaucoup d’insistance de
la part du public, resté une bonne dizaine de minutes à applaudir debout en
hurlant, Martha Argerich a fini par concéder un bis… Et quel bis ! Un bis à
extasier les plus exigeants de ses fans privés depuis de trop longues années des
récitals de la Diva assoluta du piano.
Une page d’un peu moins de trois minutes, Traümes
Wirren (Troubles songes), septième des Fantasiestücke
op. 12 de Robert Schumann, à se damner tant le morceau est apparu surnaturel,
joué par une magicienne venue d’une autre planète. Une légèreté, une souplesse de
doigté et de pensée magnifiant une densité épanouie et mystérieuse, une
multiplicité d'atmosphères fantasques que l'on eut aimée éternelle.
Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) MCO, DR
Ce qui est extraordinaire
avec Claudio Abbado, à l’instar d’un Carlos Kleiber mais dans un répertoire
infiniment plus vaste que le chef allemand, est qu’il fait de toutes les œuvres
qu’il dirige de véritables sommets de la musique. Ainsi, la Symphonie « Ecossaise » de
Félix Mendelssohn-Bartholdy acquiert-elle sous sa baguette le souffle et la
diversité de climats dignes de la Symphonie
« Jupiter » de Mozart, de la Troisième
Symphonie « Eroica » de
Beethoven, de la Quatrième de Brahms,
de la Huitième de Bruckner ou de la Sixième de Mahler. Les deux premières réexpositions
du thème originel du mouvement initial, introduit par un Adagio con moto au climat irréel en totale apesanteur, sont
présentées dans des pianississimi indicibles,
à la frange du silence, comme venant de très loin, obligeant à une écoute singulièrement
attentive. La dynamique est contenue mais les phrases chantent avec délicatesse
et allant, l’orchestre (bois par deux, quatre cors, deux trompettes, timbales,
10-8-6-4-3 cordes) répondant au cordeau à la moindre sollicitation de son fondateur
qu’il aime et respecte infiniment. Le scherzo, Vivace non troppo, lumineux et charnel, bondit avec une spontanéité
impétueuse. L’Adagio d’une ineffable
beauté, bois et cors sonnant avec une extraordinaire onctuosité, chante et
s'épanouit à satiété. Enchaîné sans respiration, l’Allegro final bondit, joyeux, sonnant clair et triomphal.
Huit minutes d’ovations
debout et de hurlements de satisfaction à pleins poumons en continu, comme pour
une pop star, saluent la prestation de Claudio Abbado et du Mahler Chamber
Orchestra (1) à l’issue d’un concert un peu court, mais d’une densité si prenante
qu’aucun bruit intempestif n’est venu le parasiter, si l’on excepte quelque
toux entre deux mouvements…
… Ce ne sera pas le cas à la
sortie de la Salle Pleyel, où un autre spectacle attendait le public.
Débouchant sur une rue du faubourg Saint-Honoré déserte mais puissamment
éclairée par des projecteurs aux lumières laiteuses, les mélomanes, oreilles encore
emplies de musique, ont pu entendre sourdre à une centaine de mètres des deux
côté du théâtre des cris de « Valls démission ! » ou
« Taubira, ta loi on n’en veut pas ! », émanant d’une centaine d’opposants
au projet de loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels qui avaient été
avertis sur Twitter de la présence de Manuel Valls et sa femme parmi les
spectateurs du concert, tandis qu’une trentaine de cars de CRS étaient
disséminés aux abords de la salle…
Bruno Serrou
1) Parmi les quarante-sept musiciens réunis hier soir au sein du MCO, neuf français : Geoffroy Schied (violon), Béatrice Muthelet, Lise Berthaud, Florent Bremond, Hélène Clement (alto), Natalie Caron, Christophe Morin (violoncelle), Olivier Thiery (contrebasse) et Laurent Lefèvre (basson). A noter que les Français pourvoient les deux-tiers du pupitre d'altos.
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