Paris, Cité de la Musique, mardi 19 mars 2013
Luca Francesconi (né en 1956). Photo : DR
Pour son dernier concert parisien
comme directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, Susanna Mälkki, après une
courte adresse émue au public venu en nombre hier soir Cité de la Musique, a
dirigé une saisissante partition lyrique d’une heure vingt, Quartett de Luca Francesconi, qu’elle a
créée voilà vingt-trois mois dans la fosse de l’un des plus grands théâtres
lyriques au monde, le Teatro alla Scala de Milan. C’est d’ailleurs à l’opéra
que la chef d’orchestre entend se consacrer principalement désormais, et sa
prochaine apparition à Paris se fera en septembre dans la fosse de l’Opéra
Bastille dans l’Affaire Makropoulos
de Leoš Janáček…
Luca Francesconi, "Quartett". Production de la Scala de Milan mise en scène par Alex Ollé (2011). Photo : (c) Teatro alla Scala di Milano, DR
Créé le 26 avril 2011 à la Scala
de Milan, son commanditaire en association avec les Wiener Festwochen et l’IRCAM,
par la même équipe que celle réunie hier, mais dans une mise en scène d’Alex
Ollé de La Fura dels Baus et avec l’Orchestre de la Scala de Milan, Quartett est un opéra en un acte d’une
heure vingt. Pour son deuxième grand opéra, après Ballata dont la création le 29 octobre 2002 au Théâtre de la
Monnaie de Bruxelles sous la direction de Kazushi Ono et dans une mise en scène
d’Achim Freyer fit sensation, Luca Francesconi a réalisé lui-même le livret, en
anglais, à partir de la pièce éponyme que Heiner Müller (1929-1995) a librement
adaptée en 1981 des Liaisons dangereuses de Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos
(1741-1803). Le texte distribue
l’histoire en douze scènes encadrées d’un prélude
et d’un exorde. Sur scène, deux personnages, à l’instar de Die glücklische Hand op. 18 d’Arnold Schönberg, la
Marquise de Merteuil (soprano) et le Vicomte de Valmont (baryton). Les
deux chanteurs sont accompagnés par deux orchestres, un grand, invisible, et un petit, dans la fosse, sur le modèle
de Trois sœurs (1999) de Péter Eötvös,
un chœur et de l’électronique en temps
réel. Le grand orchestre et le chœur ont
été remplacés hier par une bande magnétique, et seule la petite formation, la
partie instrumentale la plus exposée, émanait du plateau, confiée à l’Ensemble
Intercontemporain.
L’action de Quartett, huis-clos qui se déroule entre quatre murs, ceux d’un salon
avant la Révolution française et ceux d’un bunker après la Troisième Guerre
mondiale, met en exergue les aspects du roman en concordance avec l’actualité d’aujourd’hui,
en particulier le sentiment de l’identité perdue « dans une multiplication
infinie de miroirs où rien n’a de valeur », sorte de « métaphore de
la civilisation occidentale » contemporaine. Tel un jeu de masques, les
deux protagonistes échangent leurs rôles, se travestissent l’un l’autre,
campent d’autres personnages, au point de former un quatuor. Véritable mise en
abîme de deux êtres qui entendent échapper au sort réservé à leurs semblables n’aspirant
qu’à accéder au pouvoir, voire à l’immortalité, le drame se présente sous forme
de joute amoureuse à partir de laquelle les héros tentent d’abolir la jalousie,
la compréhension de l’autre, le faux-semblant, ne craignant pas de ravaler leur
personnalité au rang de pion sur un échiquier, leur identité s’annihilant dans un
méandre de miroirs où plus rien n’a de sens.
Né en
1956, formé à l’aune de Karlheinz Stockhausen et de Luciano Berio, dont il a été
l’assistant, Luca Francesconi est non seulement un éminent musicien mais aussi
un fin connaisseur de l’électronique musicale et du temps réel. Ces technologies
sont avec lui non pas des outils mais de véritables instruments de musique dont
il a largement participé à l’élaboration de l’organologie depuis 1975, année où
il a fondé son propre studio de recherche électroacoustique, puis, en 1990 à
Milan, l’institut AGON, centre de recherche et de composition assistée par
ordinateur qu’il a dirigé jusqu’en 2006.
Susanna Mälkki. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Donné hier
sous forme concertante, l’action étant délimitée par des éclairages changeants
évoquant plus ou moins l’enfermement, l’étouffement, l’espoir ou la lumière, et
par les déplacements des chanteurs d’un côté ou de l’autre du plateau, Quartett s’est imposé comme une œuvre majeure, à l’instar de Ballata, mais de façon plus intime et physique quant au ressenti du
spectateur. En effet, si Ballata usait aussi de l’électronique, l’ouvrage
répondait davantage à l’esprit du « grand opéra » traditionnel. Mais
cela est sans doute dû à l’absence du grand orchestre dont les sons qui s'y substituaient provenaient
de haut-parleurs disséminés dans la salle mais simulant bel et bien le
lointain, et qui, de façon ahurissante, a semblé d’un naturel confondant, avec
ses timbres quasi réels et venant d’ailleurs, enveloppant d’un halo de mystère et
de magie sonore les musiciens en chair et en os, les chanteurs, et le public. Le
texte, d’une crudité et d’une violence saisissante, est d’une force pénétrante,
le chant dense et varié, plus mélodieux que dans trop d’opéra contemporains, ce
qui trahit l’italianité de son concepteur. La partition est emplie de
sortilèges, les alliages de timbres et la fluidité de l’écriture instrumentale
faisant entrer la musique dans le corps-même de l’auditeur. L’informatique
musicale réalisée à l’IRCAM par Serge Lemouton donne une coloration extraordinairement
pure à l’ensemble, et s’il se trouve des artifices, c’est qu’ils sont voulus
par le compositeur, authentique musicien.
La
distribution est irréprochable, particulièrement le baryton Robin Adams, voix
puissante, colorée et pleine, diction impeccable, qui campe un Vicomte de Velmont
saisissant de vérité, tandis que la soprano Allison Cook, au vibrato un peu
large et à l’articulation moins compréhensible, mais séduisante de timbre, est
une Marquise de Merteuil sensuelle et spontanée. Sous la direction précise et solide
de Susanna Mälkki, les vingt-deux musiciens de l’Ensemble Intercontemporain se
sont donnés sans réserve, sonnant clair et grondant telle une entité humaine
aux figures bigarrées.
Cette
version concertante laisse néanmoins sur la faim, et donne plus envie encore de
goûter l’œuvre telle qu’elle a été conçue : pour la scène, d’autant que la
réalisation d’Ollé est semble-t-il un petit bijou… L’Opéra de Lille l’annonce, et
il arriverait à l’Opéra de Paris dans les bagages de Stéphane Lissner, son commanditaire
à Milan… Néanmoins, il a été possible dès hier de juger de la qualité de l’opéra
de Francesconi, qui a incontestablement le rang de grand-œuvre, pièce singulièrement
dramatique dès l’abord, sans mise en scène ni scénographie.
Bruno Serrou
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