Reprenant pour la contralto Kathleen Ferrier et le ténor Peter Pears en 1945-1946
l’ancien mythe de Lucrèce - le viol de la plus vertueuse des Romaines par le
roi étrusque Tarquin, mythe fondateur de la première République romaine -
amplement repris depuis Tite-Live, Benjamin Britten et son librettiste Ronald
Duncan entendaient dénoncer après avoir adapté la pièce d’André Obey le Viol de Lucrèce créée en 1931, les
outrances de la guerre et de la haine en confrontant le mal et l’innocence,
l’amour et le désir, les convoitises coupables et les frustrations.
L'action de l'opéra créé le 12 juillet 1946 au Festival de Glyndebourne a en effet pour cadre la Rome ancestrale qui, sous la direction de l'Etrusque Tarquin-le-Superbe, lutte contre l'invasion grecque. Dans un campement militaire à l'extérieur de la cité, Tarquin, Collatinus et Junius boivent ensemble et se demandent s'ils peuvent se fier à la fidélité de leurs femmes... La
nuit précédente, des soldats étant rentrés plus tôt que prévu en ville pour
surprendre les activités de leurs épouses, ils ont découvert que toutes
trompaient leur mari. La seule exception était Lucrèce, la femme de Collatinus.
Junius, trompé par sa femme comme presque tous les autres, provoque le jeune
Tarquin et le met au défi de tester lui-même la chasteté de Lucrèce. Le prince
impulsif fait amener son cheval et galope seul jusqu'à Rome. Il se présente
chez Collatinus. Les femmes ne peuvent lui refuser l’asile. Alors que Lucrèce
dort, Tarquin se glisse dans sa chambre et la réveille d'un baiser. Elle lui
demande de partir, mais lui, certain qu’elle le désire, la viole. Le lendemain
matin, calme mais visiblement bouleversée, Lucrèce envoie à Collatinus un
messager pour lui demander de rentrer. Bianca essaie d’arrêter le l’estafette,
mais Collatinus arrive, accompagné de Junius. Il tente de réconforter sa femme
avec tendresse, mais elle pressent qu’elle ne sera plus jamais pure, et décide de
se suicider. Junius envisage d’exploiter le forfait de Tarquin pour déclencher
une rébellion contre le roi.
Après
le succès de Peter Grimes, Britten renonce au grand orchestre et aux
exigences des vastes salles pour se tourner vers l’opéra de chambre et le
théâtre véritable, avec une distribution de huit chanteurs qui sont également
des acteurs, tandis que l’orchestre est réduit à treize instruments solistes. De ce
livret particulièrement poétique résulte une partition d’une force évocatrice
exceptionnelle qui transcende un traitement de l’intrigue merveilleusement
sophistiqué, notamment par le fait de l’omniprésence d’un chœur antique réduit
à deux personnages. Seul l’épilogue de l’opéra peut être
sujet à caution, avec une morale finale qui se reprend l’exhortation
chrétienne du pardon greffée sur
une tragédie antique qui offre guère d’espoir
de rédemption.
C’est au cours de
l’édition 2011 du Festival d’Aldeburgh, manifestation fondée par Britten en
1948 dans le petit village des bords de mer où il s’était installé dans le
Suffolk et dont le compositeur-chef d’orchestre britannique Oliver Knussen est,
au côté du pianiste français Pierre-Laurent Aimard, l’un des actuels directeurs
artistiques, qu’a été capté le nouvel enregistrement que vient de publier le
label Virgin Classics.
Sous la direction sombre, lyrique,
intuitive et nuancée de Knussen, qui brosse un récit serré et
extraordinairement vivant, chaque instrumentiste de l’Ensemble du Festival d’Aldeburgh,
constitué de remarquables virtuoses qui constituent un groupe fort homogène, contribue
à la réussite de cette splendide réalisation, au même titre que chacun des
chanteurs. Aucune faiblesse donc dans cet enregistrement. Formant le chœur à
deux voix, le noble coryphée du ténor Ian Bostridge et le frémissant soprano de
sa complice Susan Gritton, dont chaque mot sonne clair, vrai, la moindre nuance est
admirablement restituée. Ainsi, le commentaire choral acquiert une probité et une
humanité bouleversantes de vérité. Les protagonistes du drame sont présentés dans toutes
leurs contradictions, projetant avec sincérité un texte remarquablement dramatisé.
Angelika Kirchschlager est une Lucrèce sensuelle, passionnée et pure. A la
vertu de Lucrèce s’oppose la barbarie cynique et décadente du pervers, trivial
et envieux Sextus Tarquinius de Peter Coleman-Wright rongé par son désir carnassier. Christopher Purves est un Collatinus noble,
sensible et ardent, d’une tendresse émue pour son épouse anéantie. Les rôles
secondaires sont tout aussi bien sentis, que ce soit Benjamin Russell en Junius,
Hilary Summers et Claire Booth, rayonnantes Bianca et Lucie.
Si la version de
Benjamin Britten (2 CD Decca) avec Janet Baker dans le rôle-titre reste une
référence absolue, à l’instar de la captation de la création en 1946 avec
Kathleen Ferrier et Peter Pears sous la direction de Reginald Goodall (2 CD
Gala), celui que publie Virgin capté en 2011 à Aldeburgh est une totale
réussite : un travail d’orfèvre au service d’une musique captivante
et d’une infinie richesse.
Bruno Serrou
2 CD Virgin Classics 50999 60267221
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