Paris, Opéra de Paris-Bastille, jeudi 31 janvier 2013
Moussorgski, la Khovanstchina. Au centre, Gleb Nokolsky (Ivan Khavanski). Photo : (c) Opéra de Paris
L’Opéra de Paris reprend le
chef-d’œuvre de Modeste Moussorgski (1839-1881), la Khovanstchina, dans une production de 2001 créée deux mois après
le Nine Eleven mise en scène par
Andrei Serban et dirigée par James Conlon.
Malgré son intrigue, alambiquée mais intelligible avec d’innombrables
tenants et aboutissants, le livret écrit par le compositeur après une longue et
fructueuse recherche historique conte l’épopée de multiples personnages et d’un
peuple aux visages bigarrés comme les aiment les opéras russes, de la Vie pour le Tsar de Mikhaïl Glinka à la Guerre et la Paix de Serge Prokofiev.
Modeste Moussorgsko (1839-1881). Photo : DR
Rarement monté, alors qu’il s’agit sans doute d’un
ouvrage supérieur encore à Boris Godounov,
la Khovanstchina souffre avant tout
de son inachèvement. La mort emporta en effet Moussorgski avant qu’il ait eu le
temps d’en venir à bout (la dernière scène de l’acte
V n’a pas été composée) et de l’orchestrer (à l’exception
de l’acte IV). Œuvre donc inachevée, malgré
ses sept ans de genèse (1873-1880), deuxième volet d’un triptyque historique envisagé
par Moussorgski dont le troisième ne s’est pas même concrétisé, la Khovanstchina est fort peu présent
sur la scène lyrique. L’ami membre du Groupe des Cinq, Nikolaï
Rimski-Korsakov, allait porter sa propre griffe à la partition, la rabotant et
l’amputant plus encore qu’il le fit avec Boris
Godounov, e l’orchestrant à sa façon flamboyante qu’il jugeait plus
conforme aux canons universels de l’opéra, en gommant les aspérités rythmiques et
en retirant plus de mille deux cents mesures.
Moussorgski, la Khovanstchina. Emma (Nataliya Tymchenko), Marfa (Larissa Diadkova), Vladimir Galouzine (Andrei Khovanski) et Ivan Khovanski (Gleb Niikolsky) devant le Kremlin. Photo : (c) Opéra de Paris
C’est dans cette version que la Khovanstchina a été
créée le 21 février 1886, au Théâtre Kinonov de
Saint-Pétersbourg, par une troupe d'amateurs. La première française a
été donnée dans cette version au Palais Garnier le 13 avril 1923, en français, puis,
reprise en russe en 1970 dans cette même salle, lors d’une tournée du Théâtre Bolchoï.
Il a fallu attendre 1984 pour voir l’ouvrage en France dans la version
complétée en 1959 par Dimitri Chostakovitch, dans une production venue de
l’Opéra de Genève mise en scène de Pier Luigi Pizzi. Dix-sept ans plus tard, sous
l’influence d’Hugues Gall, qui en avait déjà pris l’initiative à Genève, et de
James Conlon, alors directeur musical de l’Opéra de Paris, Andreï Serban opta pour
la version Chostakovitch, moins colorée et transparente que celle de Rimski-Korsakov,
mais plus fidèle à l’esprit populaire et à la prosodie archaïque propre à
Moussorgski. Chostakovitch a néanmoins laissé sa marque en
retouchant la portée de la conclusion de l’intrigue, choisissant de donner un
prolongement à priori séduisant tant musicalement que moralement, d’autant plus
que son idée est musicalement des plus orthodoxes : après un chœur du
peuple qui chante une complainte sur la Russie en reprenant un fragment du
premier acte de l’opéra, l’épilogue se termine sur une réexposition du thème lumineux
du prélude, promesse d’un avenir radieux typiquement... soviétique. Ce à
quoi Serban a ajouté sa propre patte, ne craignant pas la redondance en faisant
apparaître après l’holocauste des Vieux-Croyants des centres du bûcher la jeune
figure de Pierre le Grand.
Moussorgski, la Khovanstchina. Marfa (Larissa Diodkova) mettant le feu au bucher, Andrei Khovanski (Vladimir Galouzine) et les Vieux-Croyants (acte V). Photo : (c) Opéra de Paris
L’intrigue conçue par
Moussorgski avec l’aide de son ami et confident Vladimir Stassov mêle problèmes
politiques et religieux, les premiers s’opposant aux seconds (thème toujours d’une
prégnante actualité). Mais le compositeur a voulu avant tout axer sa Khovanstchina sous l’angle spirituel. L’histoire
se déroule à Moscou au XVIIe siècle, entre 1682 et 1689, au début du
règne de Pierre le Grand, au moment de la régence de sa mère Sophie au cours de
laquelle ont eu lieu de violents affrontements entre nouveaux orthodoxes ouverts sur l'Occident dont
les réformes liturgiques entraient dans les vues du renouveau envisagé par la
tsarevna et son fils, et Vieux-Croyants (évoqués par les boyards sous le
sobriquet Raskolniki), intégristes menés par le pope illuminé et moralisateur Dosifei et soutenus par Ivan Khovanski – d’où la
qualification péjorative de l’affaire sous l’intitulé Khovanstchina –, ses Streltsy, milices créée
par Ivan IV le Terrible, et le prince Golitsine, pro-européen félon et superstitieux, qui entendent préserver les coutumes médiévales de la liturgie
slavonne, plus particulièrement le signe de la croix et le nombre de
prosternations. A l’instar de Louis XIV, qui après avoir dû faire face à la
Fronde en 1648-1654, décida de fuir Paris et de s’installer à Versailles,
Pierre le Grand quittera Moscou et créera à la suite de cette affaire la ville
de Saint-Pétersbourg. Cette guerre sans merci des anciens et des modernes
marque la fin du moyen-âge russe. Au terme des cinq actes de cet opéra de plus
de trois heures, les premiers triomphent de cette Russie attachée à ses traditions
et à sa foi ancestrale. La scène ultime, où les Vieux-Croyants
s’immolent par le feu, est d’autant plus troublante que la musique en est paradisiaque.
Moussorgski, la Khovanstchina. Avènement de Pierre le Grand sur les cendre de l'autodaphé des Vieux-Croyants. Photo : (c) Opéra de Paris
Comme le précise Serban, le fanatisme
intégriste des Vieux-Croyants n’a rien à voir avec celui des Taliban ou d’Al-Qaïda.
Ils n’ont rien non plus de ces primitifs qui détruisent statues et manuscrits
sacrés et font sauter avions, camions et immeubles, mais sont des êtres
conscients, qui s’autodétruisent sans nuire à autrui, donnent la victoire de l’esprit
sur le corps. En s’immolant, ils commettent un acte certes désespéré mais héroïque
qui cherche à attirer les consciences sur le caractère inéluctable de la
situation, l’idée que l’ancienne Russie est morte avec toutes ses traditions. La mise en scène d’Andrei Serban, classique
et probe, présente l’avantage d’être lisible et colorée, clarifiant ainsi une
intrigue complexe. Seul le ballet des esclaves persanes, digne de la
bacchanale de Samson et Dalila, chorégraphié
par Laurence Fanon est au mieux longuet, au pire saugrenu.
Le plateau réuni pour cette
reprise est d’excellente qualité. Son homogénéité et son authenticité sont
confortées par l’origine slave des solistes (russes, ukrainiens, bulgares,
moldaves) - à l’exception d’un Coréen -, et l’on a plaisir à retrouver l’excellent
ténor Vladimir Galouzine, magnifique prince Andrei Khovanski, rôle qu’il tenait
déjà en 2001, ainsi que la mezzo-soprano Larissa Diadkova qui, onze ans après
sa première apparition dans ce même personnage à Bastille, campe une Marfa
éperdue au timbre de braise. Orlin Anastassov est un Dosifei impressionnant,
Gleb Nikolsky un prince Ivan Khovanski aussi brutal que poignant. Vadim Zaplechny est un clerc digne de l’Innocent de Boris Godounov, et Sergey Murzaev un Chakloviti impressionnant de duplicité et de violoence. Concentré et
homogène, le chœur de l’Opéra de Paris tient valeureusement la place centrale
que Moussorgski lui a dévolue dans la diversité de ses incarnations, autant
peuple de Moscou que soldats et Vieux-Croyants. Moins dense, polychrome et
généreuse que celle de Conlon, la direction de Michail Jurowski, père des chefs
d’orchestre Vladimir et Dimitri, présente l’avantage d’être solide, précise et scrupuleuse.
Bruno Serrou
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