Paris, Opéra national de Paris Bastille, mardi 4 décembre 2012
Nikolai Schukoff (Don José) et Anna Caterina Antonacci (Carmen)
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Carmen n’était plus apparue à l’Opéra de
Paris depuis dix ans, avec la reprise en 2002 de la production d’Alfredo Arias
créée cinq ans plus tôt. Pour ce qui s’annonçait comme le grand retour du plus
populaire des opéras français, puisqu’il s’agissait de l’une des très rares
productions nouvelles de la saison 2012-2013 de l’Opéra de Paris, Nicolas Joël,
directeur de la « Grande Boutique » (G. Verdi), avait mis sur le
papier les petits plats dans les grands, faisant appel à Yves Beaunesne, qui s’était
distingué en 2006 à la Comédie Française avec le Partage de Midi et Théâtre de la Coline en 2007 avec l’Echange, deux pièces de Paul Claudel, au
directeur musical de la maison, Philippe Jordan, dont la captation vidéo en
2002 dans ce même ouvrage au Festival de Glyndebourne mis en scène par David McVicar
(1) présageait d’une véritable vision musicale, et, dans le rôle-titre, l’une
des grandes Carmen actuelle, Anna Caterina Antonacci (2).
Nikolai Schukoff (Don José) et Genia Kühmeier (Micaëla)
Or, hier soir, le public a vite… déchanté. A tous
les niveaux, le spectacle est apparu terne, les protagonistes démotivés, tout
tombant à plat, musique, mise en scène, distribution. Le tout a été perceptible
dès les premières mesures de l’ouverture, qui s’est déployée sans conviction,
ni relief, ni énergie. Le lever de rideau a révélé un vaste hangar en
construction ou en délabrement avancé qui allait s’avérer comme le cadre unique
de l’action entière dans lequel la première intervention des chœurs n’a guère été
convaincante ni convaincue, comme flottante. Un décor unique où deux wagonnets
de la SNCF tirés par des machinistes et quantité de vélos flambant neufs circulent,
de si vastes proportions qu’il renvoie mal les voix qui, du dix-septième rang
où je me trouvais, passaient difficilement la rampe, arrivant comme dans un
halo lointain, ce qui annihile tout sentiment de proximité, aggravant ainsi les
aléas de la gigantesque scène du vaisseau Bastille inadaptée à un ouvrage conçu
à l’origine pour la Salle Favart. Mais l’ouvrage de Bizet attirant les foules,
il est bien difficile en ces temps de disette budgétaire contraignant à la
rentabilité au détriment de l’artistique, de résister aux capacités d’accueil de
l’Opéra Bastille plutôt qu’aux ors de l’Opéra Garnier.
Anna Caterina Antonacci (Carmen)
La proposition du metteur en scène renvoie non
pas à l’Espagne rêvée de Mérimée et Bizet mais à celle du cinéaste Pedro Almodóvar. Du coup, Carmen est affublée de la même perruque blonde que celle de
Pénélope Cruz dans Etreintes brisées (Los
Abrazos rotos) sorti sur les écrans en 2009, où la comédienne renvoyait il est vrai à Marilyn
Monroe. De là à proposer une Marilyn
Monroe-Carmen tombant amoureuse de la rock star Elvis Presley-Escamillo (ou plutôt
de l’hexagonal Dick Rivers-Escamillo), il n’y avait qu’un pas que Beaunesne a clairement
franchi. Dans l’action ultime de l’acte
final, après un défilé de jongleurs et de quadrilles évoquant davantage le
cirque qu’une feria sévillane, le metteur en scène fait appel à Freud, Don José étranglant Carmen avec la robe de mariée de sa mère,
qui vient de mourir, tandis que derrière le couple le plancher du plateau s’enfonce,
laissant croire à un ultime geste désespéré de l’amant assassin, qui choisirait
de se jeter dans les abysses avec le corps torturé de la bohémienne. Mais finalement,
rien ne se passe, si bien que l’on se demande quelle est l’utilité de cet effet…
Pour le reste, Yves Beaunesne a le rythme apathique, l’esthétique flétrie et
impersonnelle, les scènes de foule sont en déshérence, et les scènes plus
intimistes, qui se déroulent trop souvent en fond de scène, vues l’endroit où
je me trouvais, sont inhabitées. En outre, l’emploi de la version Guiraud avec dialogues parlés, qui ne peuvent passer
la rampe de Bastille sans être amplifiés - ce qui pose quelques problèmes car,
dans les scènes de foule, l’on a du mal à repérer d’où est projetée la voix qui
s’exprime. On la croit à cour, elle est à jardin, on la pressent à jardin, et
elle est au centre -, ne favorise guère les chanteurs étrangers, malgré le
travail indéniable de la répétitrice linguistique Muriel Corradini.
Avec
une direction musicale qui se contraint à la nuance, il ne se passe
plus rien dans la fosse. Le propos n’avance plus, tout devient plat, terne,
statique, long. Qu’est devenu le Philippe Jordan tranchant, précis, énergique,
contrasté de Glyndebourne d’il y a dix ans ?... Aujourd’hui, le chef
suisse apparaît détaché, comme s’il se regardait diriger tel Narcisse, retenant son remarquable orchestre comme pour admirer le voluptueux rendu sonore qu’il en tire, se focalisant
ainsi sur la qualité plastique plutôt que sur l’élan dramatique de la
partition, plaquant les numéros les uns à côté des autres sans progression
dramaturgique, le tout s'enchaînant sans élan, marche et chœur d’enfants,
habanera, chansons de Carmen et de Don José, couplets d’Escamillo, ensembles et
finals s’enchaînant les uns aux autres de façon indifférenciée. Seul l’air de Micaëla
au troisième acte éveille un tantinet l’intérêt.
Ludovic Tézier (Escamillo)
En l’absence de
direction d’acteur visible depuis la place que j’occupais (j’enviais mon voisin
qui avait eu l’idée de s’équiper d’une paire de jumelles de théâtre), les
protagonistes semblent livrés à eux mêmes, au milieu de la foule, où l’inévitable
travesti faux seins à l’air en fait naturellement des tonnes, comme dans les
scènes les plus intimes. Anna Caterina Antonacci campe une Carmen désincarnée, à
la voix trop discrète et manquant de chair, au point de s’effacer au profit de
son comparse Don José, tenu par Nikolai Schukoff, qui avait brossé
un touchant Don José en mai 2007 au Théâtre du Châtelet mis en scène par Martin
Kusej et dirigé par Marc Minkowski, et qui a enthousiasmé en Parsifal à l’Opéra
de Lyon (voir plus haut dans ce blog l’article publié le 10 mars 2012) jouant
juste l’homme humilié victime expiatoire, mais, en
raison d’un refroidissement dont il n’a pas souhaité informer le public, il est
resté sur son quant-à-soi et sa voix au timbre radieux n’a pu
s’épanouir avant de s’éteindre finalement au quatrième acte. En revanche, les
deux prétendants au cœur des personnages centraux se sont imposés. Genia
Kühmeier, est une touchante Micaëla à la musicalité épanouie, mais son élocution
française altère sa prestation, et Ludovic Tézier, Escamillo solide, imposant
et flagorneur. Les seconds rôles sont bien tenus, particulièrement Frasquita et
Mercedes confiées à deux jeunes cantatrices issues de l’Atelier d’Art lyrique
de l’Opéra de Paris, Olivia Doray et Louise Callinan, et, pour les personnages
masculins, le Dancaïre (Edwin-Crossley Mercer), le Remendado (François Piolino),
Zuniga (François Lis) et Morales (Alexandre Duhamel). Considérant l’importance
de la foule et de la diversité des personnages qui le constituent dans l’opéra
de Bizet, le chœur de l’Opéra de Paris s’est montré en phase avec le spectacle
entier, mou, désincarné, indifférent, victime en outre de décalages.
Anna Caterina Antonacci (Carmen)
Mais,
tout compte fait, à quoi bon ce lynchage, autant dans la salle, avec ces
huées pour le moins excessives, que sur le plateau et dans la fosse, d’une œuvre
pourtant si justement célébrée ?...
Bruno Serrou
1) 1 DVD Opus Arte
2) Deux témoignages de la
cantatrice italienne dans ce rôle sont disponibles en DVD, l’un avec Jonas
Kaufmann capté en 2007 à Covent Garden (1 DVD Decca), l’autre Salle Favart en
2009 sous la direction de Sir John Eliot Gardiner (2 DVD Fra Musica/Opéra
Comique)
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