John Cage à Los Angeles en 1987. Photo : DR
Voilà cent ans le 5 septembre 2012 naissait à Los
Angeles l’un des compositeurs les plus atypiques, provocateurs et iconoclastes de
l’histoire de la musique, John Cage (1912-1992). Proche
des peintres de son temps, collaborateur du chorégraphe Merce Cunningham,
initié à la philosophie orientale et à la mycologie, il a introduit l’idée de
hasard et une conception du silence inédites jusqu'alors, et alla jusqu’à
récuser la notion-même d’œuvre musicale. A
l'occasion de ce centenaire et du vingtième anniversaire de sa mort, je reprends
ici une interview que m'a accordée en mais 1995 le pianiste Gérard Frémy (né en 1935). Cet élève
d’Yves Nat et de Heinrich Neuhaus, qui fut soliste des ensembles Ars Nova,
Musique Vivante, est en France l’interprète le plus proche de l’univers de John
Cage. En 1938, à la Cornish School de
Seattle, la chorégraphe Syvilla Fort demande à Cage une musique pour son ballet
Bacchanale. A l'époque il compose beaucoup
pour instruments à percussion dont il joue lui-même. Mais la scène où doit
avoir lieu la représentation est trop étriquée pour accueillir à la fois les
danseurs et m'ensemble de percussion. Un piano à queue se trouvant dans la salle, et se souvenant des expériences de Henry Cowell, Cage décide d'insérer
des corps et matériaux divers entre les cordes, et donne à l'instrument ainsi
pourvu le nom de prepared piano.
- Familier de la création contemporaine, où situez-vous le piano
de John Cage dans le XXe siècle ?
- John Cage est un véritable inventeur. Je ne suis pas certain
qu’il ait été le premier à avoir utilisé certains modes de jeux dans les cordes du piano, de même qu’il ne serait peut-être pas précisément à l’origine du
piano préparé. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Il a quand même
renouvelé une certaine technique du piano et approfondi le dépaysement que
représente le piano préparé dont il a su tirer des sonorités inédites, rendant
ce nouvel instrument extrêmement poétique et musical.
- Percevez-vous ce piano comme un moment fort de l’histoire de cet
instrument ?
- Ne serait-ce que par le piano préparé... Il est clair que ce
qu’il a découvert là, si l’on veut l’utiliser maintenant, est si marqué par sa
personnalité, que tout ce que l’on pourra écrire pour le clavier préparé
ressemblera toujours à du Cage. Personne n’ose donc s’y confronter, au risque
d’être taxé aussitôt de pâle imitateur. Aussi peut-on considérer ce style comme
une voie de garage. Mais peu importe, Cage a créé un instrument nouveau,
souvent avec des principes compositionnels totalement nouveaux, ce qui me
paraît être un renouvellement suffisant pour demeurer.
- N’y aurait pas de développement possible pour le piano préparé
au-delà de Cage ?
- Pour le piano préparé, sans doute. Mais Cage a laissé a un
certain nombre de pièces pour piano absolument « normal » qui sont
extrêmement importantes pour le piano du XXe siècle, Music of Changes (1951) par exemple est
aussi importante que la Sonate n°3 de
Pierre Boulez ou les Klavierstücke VI
et X de Karlheinz Stockhausen, ou que
la Sequenza de Luciano Berio. Chacune
des pièces que je viens de travailler avec des étudiants du Conservatoire de
Strasbourg, Music for Piano
(1953-1956) est une pièce en elle-même, que l’on peut pour la grande majorité
superposer par autant de pianistes qu’il y a de pages. C’est une façon
d’envisager le piano et la musique d’ensemble à laquelle personne n’avait pensé
jusqu’alors. Nombre de choses de ce genre, liées au processus compositionnel de
Cage et propres au piano sont sans commune mesure avec ce que l’on appelle
habituellement piano et donc suffisamment ouvertes pour retenir l’attention.
- Combien de pièces dans cette Music for
Piano ?
- Soixante-quatre. Exception faite des quatre premières qui, me
semble-t-il, ne peuvent être superposées car ce sont des pièces en elles-mêmes,
pour un pianiste. En tout cas, à partir de la
vingtième, il est possible de combiner une succession de pages et de les
répartir entre un nombre de pianistes qui ne doit pas excéder le nombre de
pages et disséminer le tout dans un espace acoustique prédéterminé, pour une
durée que l’on aura choisie. Chaque exécution est différente. Music for Piano est une œuvre totalement
ouverte.
- Cage a commencé très tôt à écrire pour le piano. S’y est-il
intéressé jusqu’à la fin de sa vie ?
- Un petit peu moins peut-être entre 1960 et 1980... Et encore. Il
ne faut pas oublier une œuvre capitale, beaucoup plus récente, qui date de 1976
: Études australes. C’est une œuvre
pour piano solo jouée par une seule personne, fruit d’une étude de cartes
astronomiques anciennes. Cette partition compte vingt-quatre pièces. C’est
colossal. La longueur dépend du tempo choisi, parce qu’il s’agit encore une
fois d’une œuvre extrêmement ouverte. Voilà une vingtaine, j’ai entendu la
dédicataire de ce cahier, Grete Sultan, qui a consacré tout un récital à douze
de ces études. Elles sont donc assez longues si l’on veut exécuter tout ce que
le Cage prescrit, même si l’on peut
prendre n’importe quel tempo sans trahir sa pensée.
- Avez-vous connu John Cage ? Avez-vous travaillé avec lui ?
- Il a entendu une bande que j’avais enregistrée plusieurs années
auparavant des Sonates et Interludes
pour piano préparé. Il a accepté Maurice Fleuret me choisisse pour les jouer au
cours des Journées Cage organisées en 1970. Il m’a aidé à découvrir quelle
préparation il souhaitait. La partition n’indique pas toujours précisément ce
qu’il faut faire. Une fois, il m’a fait l’honneur de venir de New York portant
sous le bras les préparations originales des sonates. C’est ainsi que
réassortir tout le petit matériel de boulons, de vis à bois, de caoutchoucs,
etc. pour arriver le plus près possible du résultat qu’il avait lui-même obtenu
sur son piano.
- Vous considérez-vous comme l’un des dépositaires de l’héritage
Cage ?
- Pour ces pièces en tout cas, John m’a fait l’amitié de me dire,
après la mort de Mauro Agemian, dédicataire du recueil qu’elle enregistra dès
1948, « Gérard, il y a eu Mauro Agemian, maintenant il y a vous. »
John Cage préparant un piano, vers 1945 - Photo : DR
- Quels matériaux faut-il disposer dans le piano ?
- Boulons, vis à bois aux filetages divers, plus ou moins serrés.
Il faut parfois des écrous fixés sur un boulon ou une vis à bois, qui tiennent
grâce au filetage. Il y a aussi du caoutchouc, du plastique.
- Combien de temps faut-il pour installer le tout ?
- Au début il me fallait quatre à cinq heures. Aujourd’hui, ayant
pris mes marques, j’accommode le tout deux heures deux heures et demi. Mais
l’on ne peut jamais être assuré du résultat, deux ou trois notes
extraordinairement complexes et très importantes, varient beaucoup en fonction
des pianos. Il faut compter sur l’aléatoire. Pour monter les Sonates et Interludes, qui durent
soixante-dix minutes, il faut plus de temps de préparation que pour
l’exécution.
- Le résultat dépend-il du type de piano utilisé ?
- Cage avait chez lui un Steinway. Mais avec un Kawaï ou un Yamaha
on obtient des résultats comparables. De toute façon même avec deux Steinway ce
n’est jamais tout à fait identique ! Au même titre que l’interprétation, le
résultat sonore n’est jamais vraiment le même. Le piano préparé ne fait que
décupler toutes les possibilités d’un piano naturel. Lorsque Sviatoslav Richter
et Maurizio Pollini jouent sur le même instrument, le rendu sonore n’est
absolument pas comparable. Là préparation ne fait qu’amplifier le phénomène.
- Savez-vous ce qui a amené Cage au piano préparé ? Etait-ce par jeu ?
John Cage - Photo : DR
- Savez-vous ce qui a amené Cage au piano préparé ? Etait-ce par jeu ?
- Il raconte dans l’un de ses livres qu’il avait reçu en 1938 la
commande de Bacchanales pour la
petite troupe de ballet de Syvilla Fort pour laquelle il pensait écrire une œuvre
pour percussion. Mais la scène était trop petite et il était impossible
d’engager suffisamment de musiciens en raison d’un budget trop serré. Il ne
pouvait donc faire que quelque chose à lui tout seul. Il s’est alors demandé ce
qu’il pouvait bien fabriquer avec cet instrument qu’il connaissait bien mais
dont il n’avait pas encore découvert toutes les possibilités. Il a commencé par
intuition à mettre des objets entre les cordes. Le résultat ressemblait assez à
ce qu’il attendait, mais il s’est aperçu qu’en mettant par exemple des clous
entre les cordes ils ne peuvent tenir, car lorsque l’on actionne les marteaux,
le clou se soulève et s’en va. Il choisit donc de prendre des boulons, des vis
à bois seuls susceptibles de tenir grâce au filetage, et de fil en aiguille il
écrivit une musique relativement simple, même pour la fin des années trente. Ce
travail l’a suffisamment intéressé pour qu’il choisisse de le développer pour
atteindre une grande complexité, une écriture, une préparation particulièrement
soignées. Il est allé jusqu’à écrire des pièces pour deux pianos. Outre une
préparation particulièrement intéressante, ces morceaux demandent beaucoup de
virtuosité de la part des deux interprètes. Les Sonates et Interludes
(1946-1948) ne réclament pas de prouesses techniques à l’instrumentiste,
mais la préparation est extrêmement difficile, comme le résultat sonore. Cette
richesse et cette complexité l’on contraint à écrire des pièces peu virtuoses
pour permettre d’entendre l’infinie richesse de la palette de timbres. Alors
qu’il composait ce recueil, il s’était intéressé à la philosophie hindoue. Les Sonates et interludes sont un peu le
reflet de cette découverte spirituelle. Il s’agit ici en effet de transcrire
en musique des émotions qui, selon la
tradition hindoue, gouvernent les êtres humains : l’amour, la joie, la haine,
la colère, etc. Plus tard, en Chine, au Japon, ce sera la découverte du zen,
qui le conduira peu à peu écrire des pièces fondées sur le hasard déterminé par
le « yiking », qui déterminera sa volonté d’intervenir peu et de
laisser faire la nature. De ce choix naîtront des pièces comme Music for Piano, le Concerto pour piano et orchestre, et beaucoup d’autres choses
au-delà du piano.
- Peut-on comprendre la musique de Cage sans en détenir les clefs
?
- Il suffit de se débarrasser des habits mélodiques auxquels nous
sommes habitués, que l’on retrouve jusque dans les sonates de Boulez, et
laisser l’oreille se distraire de sons purs sans chercher à établir de
relations entre eux. De toute façon à partir du moment où on joue cinq sons,
l’oreille humaine les met en rapport. Or, c’est précisément ce que John ne
voulait pas faire sur le papier. Cela pouvait s’entendre, mais l’espace sonore
se présentait sous une forme inédite afin qu’il n’y ait plus de signification.
- Au fond,
la principale préoccupation de Cage ne serait-elle pas la quête de la liberté ?
- Il souhaitait transmettre la notion de liberté des sons, liberté
de les jouer. Dans sa Music for Piano par exemple, il n’a écrit aucune indication
de nuances, ni de durée. Seulement la hauteur des sons. Totalement libre,
l’interprète n’a pour unique contrainte que l’exécution des hauteurs
prescrites. Pour le reste, fait selon l’idée qu’il se fait de cette musique.
Pour les œuvres pour piano préparé, nées plus tôt, les tempi sont généralement indiqués. Cage, qui n’avait pas encore
découvert le zen, y est beaucoup plus précis.
- La musique de Cage est souvent réflexion, intériorisation. Est-ce pour donner à l’auditeur l’envie de se tourner sur lui-même ?
Gérard Frémy travaillant avec John Cage - Photo : Ina. DR
- La musique de Cage est souvent réflexion, intériorisation. Est-ce pour donner à l’auditeur l’envie de se tourner sur lui-même ?
- C’est ce qui se passe en effet
avec certaines de ses pièces. Les Sonates
et Interludes par exemple qui, pour moi, se présentent comme un
extraordinaire voyage. A condition que l’on veille bien prendre le train depuis
la première sonate jusqu’au tout dernier son, lui prêter la plus grande, ou,
plus simplement, se laisser bercer à leur écoute, et ne pas décrocher.
- S’il ne prêtait attention à la mélodie en tant que telle, sa
musique en est tout de même emplie.
- J’ai entendu à Strasbourg deux pièces de Cage jouées par mes
étudiants qui sont de merveilleuses petites chansons composées sur des textes
de James Joyce. L’accompagnement est écrit par un piano fermé. Le pianiste
tambourine à différents endroits du couvercle du clavier, qui se fait
percussion, telle qu’il n’en existe pas dans l’innombrable famille des
instruments à percussion. Ce sont de merveilleuses mélodies que tout le monde
pourrait siffloter dans la rue.
- La réputation de Cage, dans l’esprit de certains musiciens, est
un peu celle d’un iroquois : il a dénaturé le piano, pour le réduire à sa
qualité de percussion.
- Ces gens ont tout intérêt à dire cela. Cage était connu comme le
loup blanc. Quand ils se sont intéressés au hasard, à l’aléatoire, Cage y
travaillait depuis deux ou trois ans. C’était chez lui plutôt l’idée de forme
ouverte. A Darmstadt, Donaueschingen il y a de nombreuses traces, notamment
dans la correspondance de Boulez avec Cage. On sait ce qu’il en est advenu
après. Jean Barraqué, que je respecte profondément, méprisait Cage.
- Parmi les pièces de Cage, quelle sont pour vous les plus importantes ?
- Parmi les pièces de Cage, quelle sont pour vous les plus importantes ?
- Les Sonates et Interludes,
bien sûr, les Trois Danses et le Book of Music pour deux pianos préparés. D’autres pièces très belles sont
un peu moins importantes. Pour le piano naturel, la Music of Changes et les Etudes
australes. Je suis persuadé que toutes sont des classiques du XXe
siècle. Ce qui a été reproché à Cage c’est de laisser faire le hasard. Le
sacro-saint Je pense donc je suis de René
Descartes perdure à plus d’un titre. C’est au compositeur de composer,
d’arranger les sons, et rien ne saurait être valable en dehors de sa volonté.
Quiconque agit différemment, par exemple en introduisant des notions de hasard,
ne peut être compositeur. Dans la Troisième
Sonate de Boulez il y a
l’introduction d’un peu de hasard mais il a tout écrit et il a prévu tous les
parcours possibles, comme Stockhausen dans la Klavierstück XI. Cage va beaucoup plus loin.
- Où Cage situer Cage dans le XXe siècle ?
- Il a eu une influence d’une portée insoupçonnable. S’il n’y
avait pas eu Cage, la Troisième sonate
de Boulez et la Klavierstück XI de
Stockhausen seraient peut-être nées vingt ans plus tard.
- A-t-il eu beaucoup d’élèves aux Etats-Unis ?
Pas vraiment. Beaucoup de jeunes musiciens venaient le voir parce
qu’ils sentaient qu’il avait ouvert les portes de la liberté, hors de toute
école, de toute chapelle. Il y a eu bien évidemment Morton Feldman. Mais au
fond, la musique que l’on appelle minimaliste, nombre de pièces de Steve Reich
et d’autres, tel La Monte Young, auraient-elles vu le jour s’il n’y avait eu
Cage ?
Propos recueillis par Bruno Serrou
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