mercredi 31 octobre 2012

Philippe Manoury, Le livre de la Musique du temps réel aux Editions MF




Comme elles l’ont fait pour de nombreux compositeurs depuis plus de quinze ans dans une collection au graphisme élégant et au format fonctionnel, entre le poche et le livre standard, les Editions MF (ex-Musica falsa), publient un livre d’entretiens de Philippe Manoury menés avec à-propos par deux journalistes musicaux, Omer Corlaix, directeur-fondateur de la maison d’édition, et Jean-Guillaume Lebrun (1). Il s’agit en fait du second ouvrage du genre que MF consacre au compositeur, après Va-et-vient recueilli par Daniela Langer. Occasion de faire le point sur la musique d’aujourd’hui et son devenir au milieu du consumérisme frénétique ambiant avec un créateur en quête perpétuelle d’inouï et singulièrement exigeant envers lui-même qui célèbre cette année ses soixante ans.

Philippe Manoury est l’un des plus grands compositeurs vivants. Il est aussi, après Pierre Boulez, son fondateur, la figure de proue de l’IRCAM (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique) où il travaille depuis plus de trente ans. Né à Tulle le 19 juin 1952, aujourd’hui à la tête d’un catalogue qui compte plus de quatre-vingts œuvres couvrant tous les répertoires, de la musique soliste à l’opéra, Philippe Manoury a rejoint en 1981 l’institut fondé cinq ans plus tôt par Boulez et s’y est attaché à la recherche dans l’interaction en temps réel entre instruments acoustiques et informatique. Professeur de composition et de musique électronique au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon (1987-1997), il a été compositeur en résidence à l’Orchestre de Paris (1995-2001) et responsable de l’Académie Européenne de Musique du Festival d’Aix-en-Provence (1998-2000). De 2004 à 2012, il a partagé son temps entre l’Europe et les Etats-Unis, où il a enseigné la computer music (musique informatique) à l’Université de Californie à San Diego. Après la Californie, Manoury s'installe à Strasbourg où il vient d’être nommé compositeur en résidence de l’Orchestre Philharmonique et Musica, et professeur de composition au Conservatoire et à l'Université de Strasbourg. 

Philippe Manoury, pour qui la « musique est de tous les arts le seul à exercer une véritable maîtrise du temps, et même un art des temps hétérogènes », est le plus habilité des compositeurs français pour s’exprimer sur la musique du temps réel développée au sein de l’IRCAM dont il est l’un des pionniers, puisqu’il est l’un des tout premiers à l’avoir pensé, conçu et fait évoluer à grands pas. Depuis 1979, il travaille et compose une musique dite mixte, associant intimement l’acoustique et l’informatique, tant instrumentales que vocales, participant activement aux progrès des nouvelles technologies du temps réel, mettant au point plusieurs logiciels, particulièrement le Max-Msp fort répandu aujourd’hui, jusque dans l’univers des musiques dites « actuelles ». 

Il était donc naturel que MF, qui s’est donné pour belle mission de s’attacher à porter à la connaissance du public le plus large possible la musique et les compositeurs d’aujourd’hui, ait choisi Manoury pour aborder l’histoire, des origines à nos jours, et l’avenir de la musique avec et sans technologie informatique. « Les gens sont lourdement conditionnés par certains types de sons, d’harmonies, de rythmes, de mélodies, et cela est un facteur de première importance, convient Manoury, plus ou moins fataliste. Ne pas le prendre en compte relève d’une flagrante absence de jugement. On ne peut probablement plus faire grand-chose contre cet état de fait, si ce n’est tenter de transformer, voire de révolutionner ou complètement refonder l’éducation. Une vraie éducation en matière de musique, d’écoute, de perception auditive permettrait aux gens d’aiguiser leur sens critique, de ne pas se laisser anesthésier par ce qu’on leur impose à longueur de journées et de nuits. »

Le plus fâcheux néanmoins pour Philippe Manoury tient aux musiciens eux-mêmes, qui, pour complaire à un public qu’ils croient élargir, mélangent les genres : « On assiste depuis des années à des postures caricaturales avec la mise en place d’un nouveau type de répertoire qui fait office d’ersatz de la musique classique : je pense en particulier à la musique de film. Aux Etats-Unis, la musique de Star Wars de John Williams ou celle de Harry Potter sont régulièrement jouées en concert comme s’il s’agissait de symphonies de Brahms ou de Bruckner, avec le même apparat, avec le même rituel social, avec des gens habillés pour la circonstance. » 

Convenant qu’il faut un certain degré d’abstraction pour créer quelque chose de complexe et qu’il faut de ce fait faire des choix, Manoury est loin de vouloir céder à la démagogie qui tend à emporter le monde de la musique contemporaine qui se laisse tenter à caresser le grand public dans le sens du poil en lui faisant croire que tout égale tout, que la musique de divertissement vaut largement la musique sérieuse, que tout est dans tout. « La musique contemporaine, comme n’importe quelle autre forme d’art ou comme l’apprentissage d’une langue, demande une préparation minimum, (sinon) il est difficile de briser la glace, insiste Manoury. Il y a des œuvres et même des chefs-d’œuvre qui se donnent instantanément, et d’autres qui résistent. Il m’a fallu plusieurs années pour apprécier Debussy ou Webern comme je le fais aujourd’hui. »

Le livre aborde des sujets et des notions complexes, comme le Wave Field Synthesis, les ordinateurs quantiques, les notions de temps réel et de temps différé, de partitions virtuelles, de suivi de partition par ordinateur, d’indéterminisme, de notation, qui est toujours plus précise et surchargée d’indications depuis les neumes du grégorien jusqu’aux temps complexes et chargés de la musique d’aujourd’hui, les prospections sur l’évolution de la technologie vers la liberté du musicien et l’aléatoire de son jeu et de son geste en constante mutation là où la machine ne peut encore prévoir et inventer sur le champ, etc. Mais tout ce qui est abordé dans ces pages est toujours exprimé de façon claire, pédagogique, sans pour autant céder à la vulgarisation condescendante et obséquieuse. Tant et si bien que le lecteur se sent à la fois intelligent et en parfaite connivence avec le compositeur et ses intervieweurs, qui s’attardent également sur les différences entre les Etats-Unis et l’Europe entre les compositeurs, leur inventivité, leur créativité et l’exercice de leur activité, les enseignements et la diffusion de la musique contemporaine. 

Un livre qui se lit avec bonheur, riche en idées, qui donne envie de creuser le débat et d’aller plus avant dans la découverte de cet artiste intransigeant qu’est Philippe Manoury. Au-delà de ce livre, je ne peux que recommander de lire l’ouvrage précédent évoqué au début de cet article chez le même éditeur, et, pour creuser davantage l’œuvre et la pensée du compositeur, de se rendre sur son site Internet (2) sur lequel il présente non seulement ses propres partitions mais exprime aussi en toute liberté ses impressions artistiques, ses coups de cœur et coups de gueule.

Bruno Serrou

1) Philippe Manoury, la Musique du temps réel. Entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun. Editions MF, 164 pages (avec index des noms). 13 euros

2) http://www.philippemanoury.com. Lire aussi l’interview qu’il m’a accordée en juin dernier sur ce site en date du 3 juin 2012 : http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/entretien-avec-le-compositeur-philippe.html

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