mardi 9 octobre 2012

L’Ensemble Multilatérale a célébré Jacques Lenot et la publication d’un nouveau CD qu’il consacre au compositeur


Paris, Théâtre Adyar, lundi 8 octobre 2012

L'Ensemble Multilatérale dirigé par Kanako Abe, Théâtre Adyar. Photo : (c) Bruno Serrou

« Il y a chez Jacques Lenot une imagination foisonnante qui me séduit. C’est un tempérament qui m’intéresse », me disait Henri Dutilleux dans une interview qu’il m’avait accordée voilà dix-sept ans. Né le 29 août 1945 à Saint-Jean-d’Angély en Charente-Maritime, Jacques Lenot est un compositeur autodidacte, puisqu’il n’a suivi de cursus pédagogique que dans le cadre des apprentissages extrascolaires typique d’une éducation bourgeoise ordinaire à l’époque, commençant à composer secrètement dès l’âge de 7 ans, et délaissé l’adolescence venue. En 1966, il profite de ses vacances pour suivre les cours de Darmstadt, assistant notamment à ceux que György Ligeti consacre aux Bagatelles d'Anton Webern, et y rencontre Karlheinz Stockhausen et Mauricio Kagel. Sitôt de retour, il compose sa première œuvre achevée, Diaphanéïs pour cordes et percussion. En 1967, il est remarqué par Olivier Messiaen, qui fait programmer cette pièce au Festival de Royan. Son catalogue compte désormais près de 300 partitions. Sa création, où deuil est omniprésent, est d’une écriture exigeante, raffinée, virtuose, et, quoique revendiquant une filiation sérielle héritée de Webern et des compositeurs de la génération des années 1920, reste à la marge des courants et des modes, mue par une inspiration intensément poétique. Après plusieurs approches de l’opéra, dont un sans paroles, Le mariage obscur en 1978, et un autre pour le haute-contre Henri Ledroit (1946-1988), Un déchaînement si prolongé de la grâce sur un montage de textes de diverses origines créé en 1986, quinze ans avant de se tourner au début des années 2000 sur une pièce de Jean-Luc Lagarce (1957-1995) créée en 1994 au titre improbable que le compositeur a intégralement repris, mais en réduisant de moitié le texte pour son opéra créé en janvier 2007 au Grand Théâtre de Genève. Il compose actuellement pour cette même ville en vue d’un festival commémorant le deux centième anniversaire de la naissance de Richard Wagner, en octobre 2013, D‘autres Murmures pour trompette et grand orchestre.
En ouverture de sa saison 2012, et en prologue à la résidence qu’il offre à Jacques Lenot pour les deux prochaines saisons, l’Ensemble Multilatérale et son directeur musical, la chef d’orchestre franco-japonaise Kanako Abe, a donné hier soir un premier concert dans un lieu méconnu de Paris, le petit Théâtre Adyar dont la salle de 350 places à l’acoustique chaleureuse est implantée dans un quartier huppé mais peu accueillant, l’avenue Rapp dans le VIIe arrondissement de Paris. Pensé et structuré par le compositeur sous le titre « Secrètement à la nuit », le programme a proposé pour l’essentiel des créations de versions de partitions préexistantes sous d’autres formes, mises en regard d’une grande pièce soliste conçue voilà trente-quatre ans et d’une page référence d’André Jolivet. 

Jacques Lenot. Photo : DR

Cinq (n° 7, Mais l’ombre de la nuit, 9, Schattenwelt, 10, Toi seul, 11, Arrivée, et 12, Mal du pays) des douze pièces du cycle Propos recueillis ont ponctué la soirée. Pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse, cette œuvre est en fait l’orchestration de pièces pour piano et pour alto et violon composé en 2011 pour Dana Ciocarlie et Naaman Sluchin inspirée de Friedrich Hölderlin et d’Else Lasker-Schüler à qui Lenot a emprunté le titre du concert, Heimlich zur Nacht (Secrètement à la nuit). C’est sur un vibrant chant confié au violoncelle tendrement exposé par Séverine Ballon dès les premières mesures du septième des Propos recueillis, Mais l’ombre de la nuit, qu’a débuté le concert, plongeant immédiatement la soirée dans un onirisme sombre et profond qui pénètre l’âme et la chair de l’auditeur. Climat plus noir et raréfié dans la deuxième page, enchaînée, Schattenwelt, qui a précédé les six mouvements-objets de Mana de Jolivet remarquablement interprétés par le pianiste japonais Yusuke Ishii, suivie de la création de Répliques pour alto, dérivé de D’autres murmures pour trompette et orchestre qui sera créé à Genève dans un an, dextrement interprété par l'altiste Laurent Camatte, son dédicataire, et quasi enchaînée avec une autre première, celle de la pièce pour piano Où habite l’oubli, œuvre fantomatique inspirée d’un poème de Luis Cernuda. La première partie du concert s’est achevée sur Toi seul, dixième des Propos recueillis pour ensemble. Encadré des deux derniers de ces mêmes Propos recueillis, Arrivée et Mal du pays où s’est imposé le premier violon de Multilatérale, Antoine Maisonhaute, deux pages magnifiques pour et avec piano, Esquif pour alto et piano, dans lequel les deux instruments semblent vivre leur vie tout en s’avérant indispensables l’un à l’autre pour chanter la douleur et la solitude, et la grande Sonate pour piano que Lenot a composée en 1978 et qui contient déjà tout ce qui fait la richesse de sa musique, une écriture virtuose et scintillante, un extrême raffinement de la couleur, une densité émotionnelle peu commune aujourd’hui. Laurent Camatte, de ses sonorités de velours, et Yusuke Ishii, au toucher délié et aérien, ont donné de ces deux œuvres une lecture magistrale.
Bruno Serrou
A écouter : deux CD Intrada, Chiaroscuro par l’Ensemble Multilatérale dirigé par Jean Deroyer avec Winston Choi au piano, et, par le même pianiste, l’intégrale de l’œuvre pour piano en trois disques (INTRA052 et INTRA044)
A lire : Utopies et Allégories, entretiens de Jacques Lenot avec Frank Langlois. Editions MF

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