Paris, Théâtre Adyar, lundi 8 octobre 2012
L'Ensemble Multilatérale dirigé par Kanako Abe, Théâtre Adyar. Photo : (c) Bruno Serrou
« Il y a chez Jacques Lenot
une imagination foisonnante qui me séduit. C’est un tempérament qui m’intéresse »,
me disait Henri Dutilleux dans une interview qu’il m’avait accordée voilà
dix-sept ans. Né le 29 août 1945 à Saint-Jean-d’Angély en Charente-Maritime, Jacques
Lenot est un compositeur autodidacte, puisqu’il n’a suivi de cursus pédagogique
que dans le cadre des apprentissages extrascolaires typique d’une éducation
bourgeoise ordinaire à l’époque, commençant à composer secrètement dès l’âge de
7 ans, et délaissé l’adolescence venue. En 1966, il profite de ses vacances
pour suivre les cours de Darmstadt, assistant notamment à ceux que György
Ligeti consacre aux Bagatelles d'Anton Webern, et y rencontre Karlheinz Stockhausen et
Mauricio Kagel. Sitôt de retour, il compose sa première œuvre achevée, Diaphanéïs
pour cordes et percussion. En 1967, il est remarqué par Olivier Messiaen, qui
fait programmer cette pièce au Festival de Royan. Son catalogue compte
désormais près de 300 partitions. Sa création, où deuil est omniprésent, est d’une
écriture exigeante, raffinée, virtuose, et, quoique revendiquant une filiation
sérielle héritée de Webern et des compositeurs de la génération des années
1920, reste à la marge des courants et des modes, mue par une inspiration
intensément poétique. Après plusieurs approches de l’opéra, dont un sans
paroles, Le mariage obscur en 1978, et un autre pour le haute-contre
Henri Ledroit (1946-1988), Un déchaînement si prolongé de la grâce
sur un montage de textes de diverses origines créé en 1986, quinze ans avant de
se tourner au début des années 2000 sur une pièce de Jean-Luc Lagarce
(1957-1995) créée en 1994 au titre improbable que le compositeur a
intégralement repris, mais en réduisant de moitié le texte pour son opéra créé en
janvier 2007 au Grand Théâtre de Genève. Il compose actuellement pour cette
même ville en vue d’un festival commémorant le deux centième anniversaire de la
naissance de Richard Wagner, en octobre 2013, D‘autres Murmures pour
trompette et grand orchestre.
En ouverture de sa saison 2012,
et en prologue à la résidence qu’il offre à Jacques Lenot pour les deux
prochaines saisons, l’Ensemble Multilatérale et son directeur musical, la chef
d’orchestre franco-japonaise Kanako Abe, a donné hier soir un premier concert dans
un lieu méconnu de Paris, le petit Théâtre Adyar dont la salle de 350 places à
l’acoustique chaleureuse est implantée dans un quartier huppé mais peu
accueillant, l’avenue Rapp dans le VIIe arrondissement de Paris. Pensé
et structuré par le compositeur sous le titre « Secrètement à la nuit », le programme a proposé pour l’essentiel
des créations de versions de partitions préexistantes sous d’autres formes,
mises en regard d’une grande pièce soliste conçue voilà trente-quatre ans et d’une
page référence d’André Jolivet.
Jacques Lenot. Photo : DR
Cinq (n° 7, Mais l’ombre de la nuit, 9, Schattenwelt,
10, Toi seul, 11, Arrivée, et 12, Mal du pays) des douze pièces du cycle Propos recueillis ont ponctué la soirée. Pour flûte, hautbois,
clarinette, basson, cor, trompette, trombone, deux violons, alto, violoncelle
et contrebasse, cette œuvre est en fait l’orchestration de pièces pour piano et
pour alto et violon composé en 2011 pour Dana Ciocarlie et Naaman Sluchin
inspirée de Friedrich Hölderlin et d’Else Lasker-Schüler à qui Lenot a emprunté
le titre du concert, Heimlich zur Nacht
(Secrètement à la nuit). C’est sur un
vibrant chant confié au violoncelle tendrement exposé par Séverine Ballon dès
les premières mesures du septième des Propos
recueillis, Mais l’ombre de la nuit,
qu’a débuté le concert, plongeant immédiatement la soirée dans un onirisme
sombre et profond qui pénètre l’âme et la chair de l’auditeur. Climat plus noir
et raréfié dans la deuxième page, enchaînée, Schattenwelt, qui a précédé les six mouvements-objets de Mana de Jolivet remarquablement
interprétés par le pianiste japonais Yusuke Ishii, suivie de la création de Répliques pour alto, dérivé de D’autres murmures pour trompette et orchestre qui sera créé à Genève dans un an, dextrement
interprété par l'altiste Laurent Camatte, son dédicataire, et quasi enchaînée avec une
autre première, celle de la pièce pour piano Où habite l’oubli, œuvre fantomatique inspirée d’un poème de Luis
Cernuda. La première partie du concert s’est achevée sur Toi seul, dixième des Propos
recueillis pour ensemble. Encadré des deux derniers de ces mêmes Propos recueillis, Arrivée et Mal du pays où
s’est imposé le premier violon de Multilatérale, Antoine Maisonhaute, deux
pages magnifiques pour et avec piano, Esquif
pour alto et piano, dans lequel les deux instruments semblent vivre leur vie
tout en s’avérant indispensables l’un à l’autre pour chanter la douleur et la
solitude, et la grande Sonate pour piano que Lenot a composée en 1978 et
qui contient déjà tout ce qui fait la richesse de sa musique, une écriture
virtuose et scintillante, un extrême raffinement de la couleur, une densité
émotionnelle peu commune aujourd’hui. Laurent Camatte, de ses sonorités de
velours, et Yusuke Ishii, au toucher délié et aérien, ont donné de ces deux œuvres
une lecture magistrale.
Bruno Serrou
A écouter : deux CD Intrada, Chiaroscuro par l’Ensemble Multilatérale dirigé par Jean Deroyer
avec Winston Choi au piano, et, par le même pianiste, l’intégrale de l’œuvre pour
piano en trois disques (INTRA052 et INTRA044)
A lire : Utopies et
Allégories, entretiens de Jacques Lenot avec Frank Langlois. Editions MF
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire