Paris, Salle Pleyel, mercredi 24 octobre 2012
Guennadi Rojdestvinski et Viktoria Postnikova devant la Salle Pleyel. Photo : DR/Orchestre de Paris
Vingt semaines après une Dixième Symphonie de Dimitri
Chostakovitch d’anthologie (voir plus bas dans ce blog en date du 8 juin 2012),
Guennadi Rojdestvenski retrouvait mercredi dans une Salle Pleyel archicomble l’Orchestre
de Paris pour la Quatrième Symphonie
du même compositeur. Son interprétation de braise confirme combien le chef
russe octogénaire, que Serge Prokofiev qualifiait de « super génie »
alors qu’il avait moins de vingt ans, a d’affinité avec la musique de son
compatriote, dont il fut l’un des proches. Il est aujourd’hui l’un des rares
héritiers directs encore vivants de la tradition de l’interprétation de l’œuvre
du compositeur. Il est également celui qui, en 1974, réhabilita dans ce
qui était encore l’URSS, le premier des deux opéras de Chostakovitch, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa
création quarante ans plus tôt, le régime soviétique ne voyait qu’une
anthologie formaliste d’expériences musicales. Rojdestvenski est par ailleurs
l’auteur de l’arrangement en suite de la musique du film la Nouvelle Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement
critiquée au moment de sa création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976.
Deux documentaires de Bruno Monsaingeon consacrés à Rojdestvenski content les
relations du chef avec le compositeur et
la dictature stalinienne.
Dimitri Chostakovitch. Photo : DR
La Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43 est pour Chostakovitch un enfant
de douleur. Composée en 1934, peu après la création de l’opéra Lady Macbeth de Mtsensk au Théâtre Maly
de Leningrad, la première mouture fut détruite par son auteur qui commença la
rédaction d’une nouvelle partition en septembre 1935 qu’il acheva huit mois
plus tard. C’est au cours de la genèse de cette symphonie que Chostakovitch
reçut le premier et redoutable coup de semonce du régime stalinien. L’œuvre choqua
le « petit père des peuples », qui venait d’assister à une
représentation de l’opéra, qu’un article anonyme paru dans le quotidien la Pravda du 28 janvier 1936 titré « Chaos
au lieu de musique » condamnait sans appel à la fois l’œuvre et son
auteur, condamnation qui non seulement mit en danger Chostakovitch, qui décida de mettre un terme à sa carrière à l’opéra, mais traumatisa également tous ses
confrères soviétiques. Au moment où les grands procès de Moscou commençaient,
une telle mise au pilori pouvait se révéler fatale pour un artiste sur le point
de devenir la figure musicale emblématique du nouveau régime et qui, de ce
fait, se devait de se conformer aux normes esthétiques fixées par Staline. Chostakovitch
pensait d’ailleurs que ce dernier était l’auteur de l’article de la Pravda… Dix
mois plus tard, la symphonie fut néanmoins mise en répétition à la Philharmonie
de Leningrad, en vue de sa création le 30 décembre 1936 sous la direction de
Fritz Stiedry, chef réfugié de l’Allemagne nazie. Mais l’exécution fut annulée
pour un motif resté flou. L’une des raisons invoquées viendrait de Chostakovitch
qui aurait lui-même déprogrammé sa symphonie, prétextant d’ultimes retouches
dans le finale. Dans les années 1950, il dira dans une interview avoir trouvé
son œuvre trop « grandiloquente » tout en accusant le chef d’orchestre prévu
d’incompétence. Mais d’autres témoignages, plus plausibles, soutiennent que la
symphonie aurait été retirée par le directeur de la Philharmonie à la suite de
pressions exercées par le secrétariat de l’Union des Compositeurs, qui aurait
jugé l’œuvre trop moderne, donc formaliste, allant à l’encontre du rappel à l’ordre
qui lui avait été récemment adressé après la création de Lady Macbeth de Msensk.
Chostakovitch n’abandonne pas pour autant sa symphonie dont il tire une
réduction pour deux pianos qu’il joue pour la première fois avec Moishei
Vainberg en 1946. Il faut attendre la déstalinisation et le dégel des années Khroutchev
pour que Chostakovitch se décide à révéler sa symphonie au public, alors qu’il
réalise la seconde mouture édulcorée de sa Lady
Macbeth de Msensk qu’il intitule Katerina Ismaïlova. La Symphonie n° 4 est enfin créée à la
Philharmonie de Moscou le 30 décembre 1961 sous la direction de Kirill
Kondrachine, ce dernier en donnera aussi la première en Europe occidentale au
Festival d’Edimbourg 1962.
Joseph Staline en 1935. Photo : DR
Bien que ne comptant que trois
mouvements, mais clairement découpée en quatre parties (vif-lent-lent/vif),
cette Quatrième est la plus
mahlérienne des symphonies de Chostakovitch. En effet, de caractère
autobiographique, elle associe intimement désespoir et grotesque, tragédie et
dérision, savant et populaire, des fragrances de valses et de ländler, tandis
que la durée, un tour complet d’horloge, et l’orchestration, gigantesque, sont conformes
à la moyenne de celles du compositeur autrichien. Ces atmosphères alternant et
fusionnant noblesse, grandeur, humour grinçant et banalité seront à partir de
cette partition des constantes du style de Chostakovitch. La nomenclature
orchestrale est impressionnante, avec bois par quatre, avec en plus deux piccolos,
une petite clarinette et une clarinette basse, huit cors, quatre trompettes,
trois trombones, deux tubas, deux harpes, six percussionnistes avec carillons,
xylophone et, pour la première fois chez Chostakovitch, célesta, et les cordes
(16-14-12-10-8). Ouvert sur des stridences des vents, une danse macabre du
xylophone et le thème moteur de l’œuvre, abrupt et anguleux, le mouvement
initial est à lui seul une symphonie entière où, à l’instar de Mahler,
Chostakovitch alterne moments d’extrême violence et intériorité, orchestration
massive et aérée, souvent chambriste. Le Moderato con moto central, lancé par
les altos, est parcouru de petits hoquets ironiques des cordes qui tapissent
les timbres sardoniques de la petite clarinette et du piccolo et les rugosités
des trombones, qui débouchent sur un ostinato des violons conduisant à la fugue
du milieu du morceau. De dimension équivalente au premier mouvement, le finale est le plus mahlérien des trois. Il débute par une marche funèbre grotesque, passe
presque sans transition à une valse sarcastique puis à un galop, avant de s’effondrer
dans le désespoir le plus extrême sur l’un des accords d’ut mineur les plus
longuement tenus de l’histoire de la musique. Accord qui s’éteint pianississimo pour laisser percer une lumineuse note de célesta qui
laisse entendre que la vie est la plus forte.
Guennadi Rojdestvenski. Photo : DR
Dirigeant toujours l’air de ne
pas y toucher, économe en gestes mais précis et généreux, soutenant l’orchestre
en donnant les départs et les indications d’intonations de façon ferme et
rassurante tout en laissant par un savant dosage la bride sur le cou à des musiciens
dont le jeu et le style coulent ainsi avec une aisance naturelle, Rojdestvenski
donne de cette Quatrième Symphonie une interprétation de feu, ménageant des fortississimi apocalyptiques et des piannississimi d’une minéralité inouïe, instillant des soubresauts impressionnants, tandis que les ultimes
mesures trahissent un désespoir incommensurable d’où émerge soudain le sublime
rais de lumière du célesta, qui reste des heures durant dans les oreilles de l’auditeur
qui a eu la chance d’assister à cette magnifique soirée.
Viktoria Postnikova. Photo : DR
Celle-ci avait commencé sur une œuvre
rare du plus populaire des compositeurs russes, la Fantaisie pour piano et
orchestre en sol majeur op. 56 de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Composée entre
avril et septembre 1884, créée à Moscou le 22 février de l’année suivante par
Serge Taneïev, élève favori du compositeur et créateur du Concerto n° 2, et, au pupitre, Max Edrmannsdörfer, cette partition
en deux mouvements faisait mercredi son entrée au répertoire de l’Orchestre de
Paris. Disons tout de suite que cette fantaisie est loin d’être une œuvre majeure
de son auteur, tant elle apparaît longue et fastidieuse, notamment une interminable
coda au cœur du Quasi rondo initial, bien
qu’elle renferme quelques belles pages, particulièrement dans le second
mouvement, intitulé Contrastes, avec au piano une cantilène évoquant quelque
barde des temps anciens, et un solo de violoncelle qui conduit à un thème exposé
aux violons soutenu par le cor. La partie piano est plus percussive ici que
dans le premier mouvement, dont l’aspect mélodique a un tour par trop mièvre. Technique
d’airain, doigts de bronze, maintien hautain et impavide, sérieuse comme une
papesse, Viktoria Postnikova donne à la partie soliste une rigueur et une rectitude
un brin distanciée de bon aloi, jouant avec une dextérité incroyable, comme si
elle ne touchait à aucun moment le clavier. Rojdestvenski laisse la pianiste
prendre la main, tout en la soutenant fermement et en avivant seul l’onirisme
que contient l’œuvre, sollicitant avec tact un Orchestre de Paris répondant
diligemment à la moindre de ses intentions.
Bruno Serrou
Ah! le célesta de Chostakovitch! Quel atroce souvenir! Il en a parsemé son arrangement de Boris Godounov que l’Opéra de Paris avait donné en 1980..... Déjà qu'on avait peu d'occasions d'entendre Moussorgski, il fallait qu'il l'ait défiguré avec cet instrument incongru! Ce crime m'a empêché bien longtemps d'aller écouter sa propre musique.
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