La reprise de la production Michael
Haneke, le réalisateur de La pianiste et de Le ruban blanc (1),
du Don Giovanni de Mozart à l’Opéra
Bastille est une véritable aubaine en ces temps de où le kitsch est devenu roi sur
la première scène lyrique de France. Quoique fidèle au livret et respectueuse
des intentions des auteurs, la mise en scène de Haneke initiée par Gérard
Mortier et créé en janvier 2006 au Palais Garnier avant d’être reprise à
Bastille en 2007 avait été accueillie sous les huées. C’est pourquoi il est
possible de s’étonner que Nicolas Joël, dont l’esthétique se situe à l’opposée de
celle du cinéaste autrichien, ait choisi de reprendre cette production dont les
pourfendeurs de Mortier espéraient s’être débarrassés une fois pour toute. En
effet, le chef-d’œuvre de Mozart a quitté son XVIIIe siècle et sa
dimension mythique pour se retrouver dans le quotidien du quartier de la
Défense, au sein d’un immense décor ovale unique de bureaux, avec ascenseur,
coursive à l’étage et cafétéria conçu par Christoph Kanter. L’énorme baie
vitrée qui ouvre sur une forêt de tours confirme combien une ville peut être
belle la nuit, tandis que l’espace est envahi par des blouses de techniciens de
surface, des costumes-cravates de patrons et des tailleurs deux pièces de cadres
supérieures dessinés par Annette Beaufays. Seul hiatus, l’action continuellement
plongée dans la pénombre, à l’exception d’un flash soudain dû sans doute à une défaillance
technique et de la moralité finale, après que Don Giovanni eut été jeté dans le
vide.
La direction d’acteur de Haneke est d’une force pénétrante, offrant une dimension
ahurissante à la violence des exactions de Don Giovanni, jeune directeur général qui tue son PDG, bouscule
les corps de ses égales, viole les innocences de son petit personnel, y compris
celle de Leporello, son « jeune directeur,
assistant personnel ». Le tout prend le tour d’affaire DSK, que
Haneke semble ainsi avoir pressenti avec cinq ans d’avance…
Photo : Opéra national de Paris - DR
Depuis la fosse, Philippe Jordan conforte
l’enthousiasme suscité par ses dernières prestations depuis le concert de la
Salle Pleyel qui a précédé son remarquable Pelléas
et Mélisande, propose une superbe lecture, en totale adéquation avec la vision
du metteur en scène qu’elle complète et commente admirablement, tandis que l’Orchestre
rayonne de tous ses feux (superbes murmures des cordes, onctuosité des bois,
luminosité des cuivres, pianoforte élégant). Sur le plateau, la distribution est
dominée par Peter Mattei. Vigoureux, élancé, sombre manipulateur, habité par la
vision du metteur en scène depuis qu’il a participé à la création de cette
production en 2006, le baryton suédois est un Don Giovanni de rêve, d’une terrible
et froide séduction. Le Leporello de David Bizic (Masetto en 2006) se comporte
comme un fourbe double de son maître auquel il essaie en vain de se substituer.
Pour sa première apparition à l'Opéra de Paris, Véronique Gens campe une magnifique Elvira, cadre
supérieure aimante et passionnée quoique fort malmenée. Bernard Richter est un excellent
prince héritier Ottavio, noble et empressé prêt à tout pour la fille du PDG Donna
Anna froide et distante de Patricia Petibon, au jeu crispé et à la voix indifférente
malgré un beau métal. En revanche, Gaëlle Arquez est une Zerline avenante et
attachante, son Masetto, Nahuel di Pierro, est tout d’une pièce, tandis que
Paata Burchaladze, cadavre trimbalé en chaise roulante sous un masque en carton,
est un Commandeur à la voix abyssale.
Bruno Serrou
Après Le ruban blanc en 2009, Michael Haneke a remporté une deuxième Palme d'or au Festival de Cannes 2012 avec Amour
George Benjamin et Pierre Boulez. Photo : Ensemble Intercontemporain, DR
Concert enthousiasmant de l’Ensemble
Intercontemporain dans le cadre d’une tournée qui faisait étape hier jeudi Cité
de la Musique en présence de Pierre Boulez, qui aurait dû diriger, mais des
problèmes de santé survenus alors qu’il se trouvait à Chicago en ont décidé
autrement. Si bien que le compositeur fondateur de l’ensemble a cédé sa place à
son confrère britannique George Benjamin, de trente cinq ans son cadet.
Compositeur parmi les plus doués et ouverts de sa génération à qui Olivier Messiaen,
qui le considérait comme le plus brillant de ses élèves allant jusqu'à le
comparer au seul Mozart, prédisait le plus grand avenir, chef d’orchestre inspiré
et pédagogue fort couru, George Benjamin semble avoir séduit les musiciens de l’Ensemble
Intercontemporain qui se sont montré à leur meilleur, comme s’ils étaient
dirigés par leur figure tutélaire en personne.
Le programme, conçu par Pierre Boulez,
était comme de coutume supérieurement pensé. Ouvert sur une œuvre de Franco
Donatoni, Tema, commande de l’Intercontemporain
dédiée à Zoltan Pesko en 1981, d’essence ludique mais étonnamment chantante et
chatoyante, avec ses sonorités lumineuses et sensuelles, le concert s’est
poursuivi sur une courte pièce de Johannes Boris Borowski, Second, pour flûte, trois percussionnistes, piano, harpe, violon et
alto, dédiée à Pierre Boulez. Plutôt dense et directement séduisante quoique de
structure complexe, cette œuvre de six minutes composée en 2008 n’a été créée
que trois jours avant le concert d’hier, à Freiburg-am-Brisgau, par l’Ensemble
Intercontemporain et George Benjamin. S’est ensuivie une remarquable
interprétation de Éclat/Multiples (1965-1970),
œuvre de trente-cinq minutes pour vingt-cinq musiciens (parmi eux, Michel
Cerutti, parti à la retraite en janvier et qui assurait la partie de cymbalum) d’une
puissance, d’une richesse de timbres limpides et cristallins qui scintillent d’une
lumière d’une extraordinaire pyrotechnie dont seul Boulez a le secret, et qui,
dirigée avec souplesse et rigueur par Benjamin, a atteint la dimension d’un véritable
classique. En seconde partie, la Suite
op. 29 d’Arnold Schönberg pour violon, alto, violoncelle et trois clarinettistes
(clarinettes en mi bémol, en si bémol/en la, clarinette basse) qui appartient
désormais de plein droit au grand répertoire et qui, avec Benjamin, acquiert tous
ses atours de valse et autres ländler, particulièrement dans le troisième
mouvement, Thème et variations, où de
nombreux passages ont invité à la danse, plus encore que le deuxième, pourtant
intitulé Pas de danse. Ainsi, les trente-trois
minutes requises pour l’exécution sont passées à la vitesse de la lumière. Un
léger regret néanmoins, le violoncelle cintré de Pierre Strauch a curieusement
un son serré manquant de puissance, du moins d’où j’étais placé, ce qui
déséquilibre l’assise harmonique de l’œuvre de Schönberg.
Pierre Boulez, qui assistait hier
au concert, devrait réapparaître au pupitre de chef à Paris en juin prochain, Pyramide du Louvre, à la
tête de l’Orchestre de Paris, dans un programme monographique consacré à
Maurice Ravel (deux des Miroirs et le ballet intégral Daphniset Chloé), fidèle
à sa propre mission de pédagogue qui consiste notamment à permettre au plus grand
nombre d’accéder à la musique la plus sublime. Quant à George Benjamin, nous le
retrouverons au Festival d’Aix-en-Provence pour la création mondiale de son
second opéra, Written on skin sur un texte de Martin Krimp mis en scène
de Katie Mitchell, à la tête du Mahler Chamber Orchestra. Production qui sera
reprise par le Nederlandse Opera Amsterdam, le Royal Opera House
Covent Garden de Londres, le Théâtre du Capitole de Toulouse et le Teatro del
Maggio Musicale Fiorentino, mais qu’aucun théâtre parisien n’a programmé…
Conçu comme complément de
l’exposition « Debussy, la musique et les arts » présentée par le
Musée d’Orsay au Musée de l’Orangerie dans l’enceinte du jardin des Tuileries
(1), exposition qui sera reprise dans la foulée au Bridgestone Museum de Tokyo (2),
l’« Album Debussy, le compositeur et ses interprètes » publié par
Aeon en coédition avec le Musée d’Orsay est d’un très vif intérêt. Non
seulement il compense une sérieuse défaillance de ladite exposition qui ne
montre guère du compositeur et de son œuvre, puisque, en dehors de Pelléas et Mélisande, du Prélude à l’après-midi d’unfaune, de La Mer et du Martyr de saint
Sébastien, il ne se trouve que fort peu de partitions et moins encore
d’illustrations sonores pour ponctuer le parcours du visiteur dépourvu d'écouteurs.
En un coffret de trois CD, Aeon
répare amplement cette déficience en proposant une sélection d’enregistrements
réalisés entre 1904 et 1955 par divers labels discographiques, enregistrements qui
ont en fait la dimension d’incunables, puisqu’il s’agit de rien moins que de témoignages
des tout premiers interprètes de l’œuvre de Debussy, chanteurs, pianistes,
orchestres et chefs, rassemblés autour de quatre thématiques, chant et piano,
piano seul, orchestre, voix et orchestre dont des extraits de Pelléas et Mélisande captés entre 1904
et 1928. Un coffret-émotion qui s’ouvre sur une gravure de Green, cinquième des Ariettes
oubliées, par la soprano écossaise Mary Garden créatrice du rôle de
Mélisande en 1902 accompagnée au piano par Claude Debussy en personne, et se
conclut sur trois mélodies enregistrées en 1950 par le baryton français Gérard
Souzay. Beaucoup des musiciens qui ont forgé l’art d’interpréter Debussy et
sont entrés depuis longtemps dans la légende sont réunis, de Ninon Vallin à
Charles Panzera en passant par Claire Croiza, Jane Bathori, Irène Joachim, Hector
Dufranne, Marthe Nespoulos, Armand Narçon, Yvonne Brothier et Vanni-Marcoux
côté voix, Jane Bathori, Ivana Meedintiano, George Reeves, Jacqueline Bonneau, Ricardo
Viñes, Marcel Meyer et les
Russes Benno Moïsevitsch, Serge Rachmaninov et Arthur Rubinstein pour le piano,
Camille Chevillard, Walther Straram, Arturo Toscanini, Roger Désormière, Pierre
Monteux, Georges Truc, Piero Coppola, Gustav Cloëz, Louis Beydts et Edouard Lindenberg
côté chefs à la tête d’orchestres comme les Concerts Lamoureux, le NBC Symphony,
les Concerts Straram, la Philharmonie Tchèque, le Symphonique de Boston, les
Concerts Pasdeloup et la Société des Concerts du Conservatoire. Certes, ce
premier demi-siècle d’interprétation debussyste n’a pas toujours bénéficié de
qualités d’enregistrement à la hauteur des exigences d’une musique aux nuances d’une
exceptionnelle délicatesse, aux timbres veloutés, riche en plans sonores d’une variété
inouïe, d’une orchestration infiniment subtile, et s’il manque des documents
tout aussi indispensables mais plus aisément accessibles par ailleurs comme les
rouleaux gravés par Debussy, les enregistrements de Paderewski ou de Walter
Gieseking, tandis que les extraits de Pelléas
et Mélisande assemblent des enregistrements de années 1927-1928, soit
de treize ans antérieurs à la célèbre intégrale de Roger Désormière, l’essentiel est là. L’éditeur,
qui a nettoyé avec soin les diverses bandes utilisées des scories sonores et autres
craquements qui empêchent généralement de goûter pleinement les enregistrements
antérieurs à 1950, a réalisé un remarquable travail éditorial qui rend ce
coffret indispensable pour qui souhaite connaître l’évolution de l’art d’interpréter
la création de l’un des principaux initiateurs de la musique des XXe et XXIe
siècles, Claude Debussy.
A 63 ans, Miklós Perényi est l’un
des grands violoncellistes de notre temps. Proche de Pablo Casals qui le prit
sous son aile alors qu’il avait 17 ans en l’invitant à ses cours de maître à
Zermatt et à Porto Rico, avant de se produire avec le violoncelliste catalan et
le pianiste autrichien Rudolf Serkin au Festival de Marlboro, le violoncelliste
hongrois enseigne depuis 1970 à l’Académie Franz Liszt de Budapest. Son immense
virtuosité est au service d’une ahurissante musicalité et exalte des sonorités
amples et incandescentes au nuancier subtil, ce qui lui permet d’exceller dans
tous les répertoires, du XVIIe siècle jusqu’à la création
contemporaine la plus téméraire. Ainsi, entre autres compositeurs, ses
compatriotes György Kurtág et, dernièrement, Péter Eötvös ont composé chacun pour
lui un concerto, le premier un Double
Concerto en 1990, le second un Concerto
grosso pour violoncelle et orchestre qu’il a créé à Berlin le 17 juin 2011 sous
la direction de son auteur avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Le public parisien pourra le retrouver la
saison prochaine Salle Pleyel avec le même orchestre dirigé cette fois par
Simon Rattle dans le magnifique Concerto pour
violoncelle de Witold Lutoslawski (1).
L’œuvre centrale de son nouvel
enregistrement est la dernière des six Suites
pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach, celle en ré majeur BWV1012 dont Perényi exalte les rythmes et les élans pour
en faire une grande suite festive de danses toutes plus chaleureuses et
brillantes les unes que les autres, suscitant un véritable bonheur pour les
sens. Le son généreux et brûlant du violoncelliste hongrois fait merveille dans
la troisième et dernière des Suites op.
87 que Benjamin Britten a composées en 1971 et dédiées à Mstislav
Rostropovitch. Le Hongrois magnifie le chant des huit mouvements brefs qui conduisent
à une impressionnante Passacaille (Lento solenne) qui occupe à elle seule
en durée la somme des pages qui la précèdent. Composés en 1948 et 1953, révisés
en 1979, l’année de la création officielle, les deux mouvements de la Sonate de György Ligeti plongent dans
les sombres années qui conduisirent les Hongrois à la révolte contre l’occupant
soviétique qui finit tragiquement dans le sang en 1956. Perényi, qui avait déjà
enregistré cette sonate pour Hungaroton en 1999, est ici à son meilleur, apportant
à chacun des mouvements une force impressionnante, jouant avec un naturel
stupéfiant, une perfection des attaques, une expressivité inouïe, donnant au Dialogo (Adagio, rubato, cantabile) au tour de musique populaire hongroise plus
proche de Kodály que de Bartók repris tour à tour sur les cordes de ré, de sol
et de la de l’instrument qui ouvre la sonate la tendresse d’un immense chant d’amour
aux accents de prélude de Bach, tandis que le Capriccio (Presto con slancio
– Vif avec élan) qui suit, plus proche de Bartók que de Kodály et que les
autorités soviétique jugèrent si moderne qu’elles en interdirent la diffusion à
la radio, est d’une grande virtuosité regardant vers les caprices pour violon
de Paganini. Un très beau disque de violoncelle d’un musicien exceptionnel qui
présente les diverses facettes de cet instrument d’une richesse et d’une
expressivité prodigieuses.
Bruno Serrou
CD ECM New Series 2152 476 4166 (Universal
Classics)
Troisième production de Pelléas et Mélisande depuis que le
chef-d’œuvre de Claude Debussy a fait son entrée au répertoire de l’Opéra de
Paris, en 1977, soit soixante-quinze ans après sa création à l’Opéra Comique, présentée
une première fois au palais Garnier en février 1997, la production de Robert
Wilson coproduite par le Festival de Salzbourg, est apparue après quinze ans d’existence
et pour sa cinquième reprise plus passionnante que jamais. En effet, ce
spectacle gagne avec le temps en maturité et en plastique, entrant toujours
davantage en adéquation avec le climat de l’œuvre de Debussy. Du moins, la
distribution réunie pour cette reprise dont la dernière représentation a été
donnée hier, est-elle en totale osmose avec la mise en scène de Robert Wilson
dont la gestique est apparue moins saccadée qu’antan, tandis que les poses qui suscitent
une singulière distanciation sont moins figées et se coulent dans le jeu de
chanteurs qui semblent du coup plus libres et moins engoncés que ceux qui les
ont précédés dans cette production, tandis que l’on a pu saisir combien en fait
les deux personnages les plus proches dans ce drame sont Mélisande et Arkel, le
grand-père étant le seul qui puisse comprendre sa petite-fille par alliance et de
ce fait également le seul des protagonistes à pouvoir la tenir dans ses bras
pour la réconforter. La gestique, les ombres, le bleu profond de la mer et de l’onde,
les noirs et les blancs parfois tâchés, en fond de scène, de jaune et de rouge,
suggèrent un monde à la fois chimérique et manichéen, l’incommunicabilité entre
les êtres, la froideur des rapports humaines. Pelléas devient irréel, Mélisande
plus égarée et insaisissable, Golaud plus incompris ; seul, perdu, Arkel est
le personnage le plus humain et attentionné. Sans égaler l’extraordinaire performance
de Simon Keenlyside en 2004 et malgré des graves trop profonds et un aigu trop tendu,
Stéphane Degout est un Pelléas suprêmement chantant, doué d’un timbre lumineux
et clair, aux élans spontanés et au caractère introverti qui correspondent à ce
rôle délicat à peindre. Elena Tsallagova campe une Mélisande à la voix de solaire,
brossant un être innocent, simple, surnaturel. Décevant dans un premier temps, surtout
à cause d’une voix qui bouge de façon prononcée qui donne le sentiment que le
chanteur se trompe de répertoire, Vincent Le Texier prend au fil du spectacle la
mesure de son rôle pour incarner finalement un Golaud déchirant qui se débat dans
sa jalousie qui le ronge, ce qui procure à la scène avec Yniold (Julie Mathevet, excellente) une force
dramatique digne de l’Otello de
Verdi. Voix profonde au timbre cuivré, Franz Josef Selig est un Arkel d’une bienfaisante
humanité, éperdu d’amour et de tendresse pour son entourage entier, tandis qu’Anne
Sofie von Otter, qui fut une belle Mélisande avec Bernard Haitink au Théâtre
des Champs-Elysées en mars 2000, compose une Geneviève un rien effacée. C’est
une fois encore l’orchestre de l’Opéra qui se sera imposé comme le deus ex machina de la soirée, par la sombre
fluidité de ses textures, ses timbres onctueux,
la rondeur de ses sonorités, même si l’alignement en fond de fosse sous le plateau des contrebasses
qu’avait adopté Sylvain Cambreling en 2004 avait donné plus de pâte aux
résonances graves pour lesquelles Debussy est particulièrement redevable à
Richard Wagner, plus spécifiquement à Parsifal,
ouvrage que pourtant Philippe Jordan a de toute évidence en tête dans sa propre
conception de Pelléas et Mélisande,
se rapprochant aussi au détour d’une phrase de préludes et de la totalité du
quatrième acte de Tristan und Isolde,
pénultième acte qui atteint une intensité poétique et dramatique exceptionnelle.
L’approche de cette sublime partition par le chef suisse a été si enthousiasmante
que les musiciens de l’orchestre de l’Opéra ont acclamé leur directeur musical
à la fin de la représentation alors qu’il quittait la fosse pour les saluts sur le plateau.
Après une Manon contestable et fort contestée présentée à l’Opéra Bastille, une
exposition organisée à la Bibliothèque Garnier accompagnée d’un riche
catalogue, l’Opéra de Paris a clôturé son hommage au plus prolifique des
compositeurs français d’opéras sur un concert monographique avec orchestre de l’Atelier
lyrique de l’Opéra de Paris. Quatorze chanteurs de quatre promotions entrées
entre octobre 2008 et octobre 2011, donc des plus aguerris aux plus novices,
ont proposé des extraits de dix des quarante-deux opéras, des plus célèbres aux
moins courus, que Massenet a composés entre 1858 et 1912. La soirée a permis d’écouter
de larges extraits de ces ouvrages, incluant des ensembles et des scènes
entières associant dans les répliques et les chœurs les quatorze chanteurs. C’est
à Marianne Crebassa, entrée à l’Atelier en octobre 2010, qu’est revenu l’honneur
d’ouvrir et de fermer le concert. Voix de braise, diction exemplaire, timbre
épanoui, ligne de chant d’une rare perfection, musicalité éblouissante, la
mezzo-soprano montpelliéraine domine son sujet au point de brûler les planches,
brossant un air de Dulcinée « Quand la femme a vingt ans » extrait de
la comédie héroïque Don Quichotte
(1910) de feu, accompagnée par un chef d’orchestre, Guillaume Tourniaire, si
enthousiaste, que sa gestique s’est avérée ici pour le moins envahissante, et
un bouillonnant prince charmant dans le troisième acte du conte de fées Cendrillon (1899). Marianne Crebassa est
d’ores et déjà de plain-pied dans la cour des grands, ce qu’attestent d’ailleurs
ses prestations dans le cadre du Festival de Radio France et de Montpellier les
deux derniers étés. Membre de l’Atelier depuis cinq mois, le ténor portugais João Pedro Cabral atteste d’une voix d’une belle plastique mais encore
peu épanouie, trahissant sans doute un chanteur encore timide et réservé dans l’air
de Jean « Liberté, liberté, c’est elle que mon cœur… » extrait du « miracle »
le Jongleur de
Notre-Dame (1902). A l’instar de la
mezzo-soprano Anna Pennisi (2011) qui, dans l’air du Prince « Allez,
laissez-moi seul » de Cendrillon affirme un timbre séduisant mais une articulation perfectible. La
soprano chinoise Chenxing Yuan (2010) conforte le potentiel déjà prégnant dans
ses prestations depuis la saison dernière dans les deux extraits de Manon (1884), que l’on a d’autant plus appréciés qu’ils étaient exempts de
la catastrophique mise en scène vue à Bastille en janvier dernier. Toujours
dans Manon, le baryton bordelais Florian Sempey (2010) a imposé sa voix puissante
dans l’air de Lescaut « A quoi bon l’économie », tandis que dans la
scène finale d’Ariane (1906) la soprano roumaine Andrea Soare (2011) a révélé une voix resplendissante
mais un accent trop prononcé. La soprano polonaise Ilona Krzywicka (2009) a
rayonné dans l’air « Rêve infini, divine extase » extrait de la « légende
sacrée » la
Vierge (1880), après avoir donné d’excellentes
répliques dans Manon et Ariane. Dans l’air de Lentulus « Je vais la voir » extrait de Roma (1912), le ténor français Cyrille Dubois (2010) est apparu maître de
son art, à l’instar du baryton-basse australien Damien Pass (2011), du moins dans
son jeu et sa présence, sa prestation démontrant en revanche qu’il a besoin de mûrir dans
la conduite de sa voix, à en juger du moins avec l’air du diable extrait du conte lyrique Grisélidis (1901). La mezzo-soprano polonaise Agata Schmidt (2011) a chanté une
ardente Charlotte de Werther (1892) dans l’air des lettres, le timbre est
charnu, la voix émouvante, mais la ligne de chant et le jeu manquent encore d’assurance. En revanche,
l’Hérode du baryton polonais Michal Partyka (2009) est noble et ardent dans Hérodiade (1881). Il convient également de saluer la courte mais impeccable
intervention de la soprano lyonnaise Julie Mathevet (2008) en fée à la fin du concert dans Cendrillon, et la participation sans faute du ténor toulousain Kévin Amiel (2011)
en chevalier Des Grieux. Mais le héros de la soirée a été l’Orchestre de l’Opéra
national de Paris, cordes, sous la houlette de son premier violon Karin Ato,
bois (particulièrement le saxophoniste Guillaume Pernes) et cuivres,
singulièrement les cors. Tous les pupitres ont répondu avec enthousiasme aux intentions de la direction
convaincue du chef suisse Guillaume Tourniaire, enveloppant de leurs sonorités
pleines et charnelles les jeunes voix de l’Atelier lyrique.
Biennale Musiques en scène de Lyon, Oullins Grand Lyon, Théâtre de la
Renaissance, mercredi 14 mars 2012
Photo : DR
La rencontre de Philippe Hurel
avec Georges Pérec apparaît d’une logique imparable. L’humour à froid, le sens
singulièrement ludique du texte, l’amour de la joute verbale, des situations
abracadabrantes, de la dérision, un humour acerbe et grave leur sont communs. Ils
ne pouvaient que se rejoindre dans Espèces
d’Espaces, où l’écrivain évoque les petites choses de tous les jours, du
plus anodin au plus monstrueux, ce qui ne pouvait que séduire un compositeur
dont la musique traite essentiellement d’espace et de temps (il convient ici de
rappeler ne serait-ce que la phrase capitale prononcée par Gurnemanz dans le Parsifal de Wagner, « Zum Raum wird hier die Zeit » (Ici,
le temps devient espace). Spectacle à deux personnages s’exprimant chacun sous
une forme différente, l’un parlant l’autre chantant, Espèces d’Espaces adapté sous forme de livret par le compositeur tient
à la fois du théâtre et de l’opéra, à l’instar de Terre et Cendres de Jérôme Combier dont la création a été donnée
samedi 10 mars à Lyon. Il faut dire qu’il ne pouvait en être autrement de la
part d’un compositeur qui, voilà peu de temps encore, ne jurait que par la
musique « absolue », rejetant l’idée-même d’art lyrique, du moins à
l’en croire dans ses longues discussions passionnées sur le sujet d’où il
ressortait de ses propos combien l’opéra était un genre obsolète tenant de l’art
bourgeois. Le premier essai présenté mercredi prélude à un second, puisque le
Théâtre du Capitole de Toulouse a commandé au compositeur un opéra obéissant cette
fois aux canons traditionnels de l’opéra, avec chœur et grand orchestre.
Gageons néanmoins que Hurel saura faire éclater plus encore que dans Espèces d’Espaces la forme du théâtre
lyrique pour le faire absolument sien.
Né à Paris de parents juifs
polonais, tous deux morts durant la Seconde Guerre mondiale, Georges Perec
(1936-1982) n’a eu de cesse dans ses romans de jouer avec les mots et les
situations tout en s’avérant grave voire extrêmement douloureux avec en arrière-plan
la quête identitaire, l’angoisse de la disparition. Car tout ramène Pérec à l’holocauste,
qui l’aura marqué à jamais, tandis que son style se fonde sur l’usage de
contraintes formelles, littéraires ou mathématiques, à l’instar de l’Oulipo,
groupe qui se définit comme une association de « rats qui construisent
eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir » dont il est l’un
des membres aux côtés, entre autres, de Raymond Queneau et Italo Calvino. Ainsi,
en 1969, Pérec écrit le plus grand roman à lipogramme, La disparition, d’où la lettre « e » est bannie. C’est
avec La vie mode d’emploi, Prix
Médicis 1978, où il explore de façon méthodique et contrainte la vie des
habitants d’un immeuble comme une succession d’histoires combinées telles des pièces
d’un puzzle, qu’il acquiert la consécration quatre ans avant sa mort.
Né en 1955 à Domfront, dans
l’Orne, mais ayant grandi et étudié à Toulouse avant d’entrer au Conservatoire de
Paris où il a été l’élève d’Ivo Malec et de Betsy Jolas, directeur fondateur de
l’ensemble Court-Circuit, Philippe Hurel, qui se revendique de la filiation de
Gérard Grisey et de Tristan Murail, intègre des objets de nature spectrale au
sein de structures polyphoniques, et applique la répétition à tous les niveaux
de la composition, de la forme globale à la note même. Faite de
micro-variations et de systèmes à évolution discrète et continue, la musique du
compositeur s’ajuste indubitablement aux interrogations existentielles du
romancier.
Recueil de réflexions
philosophiques sur les lieux, Espèces d’Espaces
est le journal d’un usager de l’espace qui part de constatations élémentaires
telles « l'espace de notre vie n'est ni continu, ni infini, ni homogène,
ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se
déconnecte et où il se rassemble ? », ou « J'aime beaucoup les renvois
en bas de page même si je n'ai rien de particulier à y préciser », ou bien
encore « "Longtemps je me suis couché par écrit" (Parcel Mroust) »
qui apparaît en exergue en fond de scène sur écran géant dans le premier tiers
du spectacle lyonnais. Partant
de « L’hostile :
le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les
hangars, les parkings, les centre de tri, les guichets, les chambres d’hôtel (.../...)
les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées,
les cours d’assises, les cours d’école », Pérec pénètre dans l’odieux sur
lequel s’achève la pièce de théâtre musical de Hurel : « L’aménagement
: 39533/43Kam/J – 6 novembre 1943. Objet : collecte des plantes destinées à garnir
les fours crématoires I et II du camp de concentration d’une bande de verdure. Réf.
: Conversation entre le SS-Obersturmbannführer Höss, Cdt du camp, et le
Sturmbannführer Bishoff. Au SS-Sturmbannführer Ceasar, chef des entreprises
agricoles du camp de concentration d’Auschwitz (Haute-Silésie). Conformément à
une ordonnance du SS-Obersturmbannführer Höss, commandant du camp, les fours
crématoires I et II du camp de concentration seront pourvus d’une bande verte
servant de limite naturelle au camp. Voici la liste des plantes qui devront
être prises dans nos réserves forestières : 200 arbres à feuilles de trois à
cinq mètres de haut ; 100 rejetons d’arbres à feuilles de un mètre et demi à
quatre mètres de haut ; enfin, 1000 arbustes de revêtement de un à deux mètres
et demi de haut, le tout pris dans les réserves de nos pépinières. Vous êtes
prié de mettre à notre disposition ces provisions de plantes. Le chef de la
division centrale du bâtiment des Waffen SS et de la police à Auschwitz : signé
: SS-Obersturmbannführer. » Sur ces mots, les lumières et la musique se
brisent net, laissant l’espace suspendu à l’imaginaire du public.
Faite d’accessoires divers aux géométries changeantes répartis dans l’espace
et allant en évoluant au fur et à mesure du déroulement d’un spectacle de
soixante-dix minutes réalisé par Alexis Forestier - également signataire du
décor et des costumes -, qui séparent le chef d’orchestre, Pierre Roullier également
acteur, de son ensemble 2e2m, la scénographie dessine une multitude d’espaces,
des plus petits aux plus grands, et de toutes les formes dans lesquels se
meuvent avec grand naturel les deux acteurs de l’action, la soprano Elise
Chauvin, voix lumineuse et corps flexible, et le comédien Jean Chaize, tout
aussi souple, tandis que côté cour à l’arrière scène, onze musiciens (flûte,
hautbois, clarinette, deux cors, un percussionniste, accordéon, violon, alto, violoncelle,
contrebasse) de 2e2m jouent une partie aux pourtours circonscrits pour l’essentiel
aux tutti et aux variations évoluant
lentement dans un registre étroit tel un magma dans lequel puisent leur énergie
les deux personnages et d’où émergent des élans de musiques populaires et des
citations de la Marseillaise plus ou moins déformées, tandis que la partie
électronique, réalisée et diffusée par Hurel à la Muse en Circuit, instaure une
atmosphère tendue voire menaçante. Si l’on sourit parfois au texte, il est impossible
d’oublier la gravité du propos, que l’orchestration de Hurel rappelle
continuellement, l’air de rien, mais avec une redoutable efficacité. Si les
micros permettent de capter et de transformer « live » les sons, ils
servent aussi, hélas, à amplifier les voix, ce qui se fait de plus en plus
systématique dans le théâtre lyrique, au point de devenir insupportable tant
les timbres sont déformés par les haut-parleurs, surtout dans un théâtre
dramatique à l’acoustique conçue pour que les voix passent la rampe sans forcer.
Ce qui crée des décalages de nature lorsque les voix amplifiées sont mises en
regard d’instruments acoustiques non amplifiés, même si ces derniers sont
transformés. Ce reproche était déjà porté sur Terre et cendres de Jérôme Combier. Il convient aussi de regretter le manque d'informations données au public qui doit se contenter d'un texte succinct ronéotypé qui ne dit rien de l'œuvre, ni du travail sur le texte, ni de la musique, ni des artistes...
Ambiance électrique de soirée d’importance,
hier soir, au Théâtre des Champs-Elysées, une foule de snobs, certes, mais
aussi de lyricomanes et de mélomanes, attirée en grande partie par la présence
en haut de l’affiche du tenorissime
allemand actuel, Jonas Kaufmann, dans un programme de lieder avec orchestre
généralement dévolus à d’autres tessitures que la sienne. Il est vrai que, à 42 ans,
Kaufmann possède une voix d’une patine, d’une plénitude, d’une ampleur peu
commune douée d’un timbre de bronze aux textures généreuses qui lui donnent un
caractère barytonant et un nuancier sans pareils. Dialoguant avec le City of
Birmingham Symphony Orchestra et son jeune directeur musical Andris Nelsons, c’est
sur le bouleversant cycle des Kindertotenlieder
que Gustav Mahler composa en 1901-1904 sur des poèmes de Friedrich Rückert que
Kaufmann a ouvert le programme de la soirée, offrant d’entrée à ces pages
introspectives une force dramatique exceptionnellement intériorisée, avec des
fulgurances dans l’aigu qui rendent certaines d’entre elles étonnamment
immatérielles, certains registre fusionnant avec les instruments de l'orchestre, particulièrement le cor, voire parfois distanciées, au point d’apparaître génialement décalées
en regard de la douleur paternelle ou maternelle exaltées par les barytons, les
mezzo-soprano profondes et les altos qui instille à ce cycle éperdu de douleur une
humanité partagée que les aigus de la voix de ténor ne peuvent tout-à-fait
restituer,mais qui apporte au contraire une luminosité solaire surnaturelle.
Après
l’entracte, Kaufmann est revenu sur le plateau du TCE pour quatre lieder du
grand contemporain bavarois, Richard Strauss, de l’Autrichien Gustav Mahler. D’un
caractère opposé à ce dernier, Strauss l’épicurien suscite une émotion profonde
avec des moyens distincts, d’une sensualité et d’une nostalgie bienheureuse qui
fait d’autant plus d'effet qu’elle exalte le bonheur de vivre et le bien-être dans un cocon automnal.
Aussi étonnant que cela puisse paraître dans des lieder de Strauss, qui abhorrait
les ténors (mais il acceptait que certains d’entre eux les chantent), Kaufmann (qui chantera son premier Bacchus dans la nouvelle production d'Ariadnaauf Naxos du prochain Festival de Salzbourg),
sur les traces de Peter Anders et de Fritz Wunderlich, à exalté hier les quatre
lieder qu’il a sélectionnés, principalement trois des quatre mélodies de l’opus
27 composé en 1894, après avoir échauffé sa voix avec un lied venu d’un autre
recueil, Ichtrage meine Minneop. 32 n° 1
de 1896 orchestré en 1929 par Robert Heger (1886-1978) sur un poème de Karl
Friedrich Henckell (1864-1929) aux élans généreux, avant de brosser un sublime Ruhe meine Seeleop. 27 n° 1 sur un autre poème de Henckell au climat crépusculaire,
et, surtout, un fantastique ... Morgen...op. 27 n° 4 sur des vers de John
Henry Mackay (1864-1933) sans commencement ni fin, venu de l’éther pour
retourner à l’éther, et de conclure sur l’aimant Cäcilieop. 27/2 sur un
poème de Heinrich Hart (1855-1906) dans lequel Strauss a confié une partie
soliste à chacun des pupitres des cordes, un lied ardent, sensuel, plein d’élan
amoureux soutenu par un Andris Nelsons fabuleux de douceur et de générosité, ménageant
de bouleversants et intenses moments tout en retenue et en nuances, parfois à
la limite du silence. Restant dans les tendres effluves straussiennes, Kaufmann,
Nelsons et le CBSO ont donné un très court mais foisonnant bis, Zueignungop. 10 n° 1 sur un poème de Hermann Gilm (1812-1864)…
... S’en sont alors ensuivi quarante-cinq
minutes d’intense félicité, Andris Nelsons et le CBSO transportant en quelques
mesures la salle parisienne entière au cœur de la Finlande, grâce à une exceptionnelle
Symphonie n° 2 en ré majeur op. 43 de
Jean Sibelius, l’une des partitions d’orchestre les plus développées du
compositeur finlandais qui l’a composée en 1901, vive, tendue, chantante tout à
la fois, respirant vigoureusement les grands espaces, les forêts profondes, les
lacs infinis de Finlande Abstraction faite de légers problèmes de mise en place
au début côté bois très vite redressés, les excellents musiciens du CBSO
confirment combien les orchestres britanniques ont d’affinité avec Sibelius, les
insulaires y chantant nettement dans leur jardin, l’orchestre de la deuxième
ville du Royaume Uni implantée dans les Midlands confortant ses accointances
sibéliennes acquises depuis longtemps, comme en témoignent les mémorables enregistrements dirigés par Simon Rattle,
qui fut son directeur musical pendant vingt-cinq ans et avec lequel le chef
britannique acquit sa renommée internationale, tandis que le jeune chef letton Andris
Nelsons, disciple de Mariss Jansons et successeur de Rattle à Birmingham, a
indubitablement cette musique à fleur de peau.
Lyon, Théâtre
de la Croix-Rousse, samedi 10 mars 2012
Louis Gourbeix (Yassin), HamidReza Javdan (Dastaguir), Ariana Vafadari (Zaynab)
A 40 ans,
Jérôme Combier est l’un des compositeurs français les plus en vue et originaux de
la jeune génération. Cette réputation lui a valu la commande de deux opéras
qu’il a écrits en un an pour deux des institutions lyriques les plus
importantes de France, le Festival d’Aix-en-Provence, où il a donné Austerlitz d’après W. G. Sebald l’été
dernier, et l’Opéra national de Lyon, qui vient de créer, Théâtre de la
Croix-Rousse à Lyon dans le cadre de la biennale Musiques en scène, Terre et Cendres, composé sur un livret du romancier et réalisateur
afghan Atiq Rahimi. L’action, qui se déroule pendant la guerre des
indépendantistes afghans contre l’Union Soviétique, conte l’histoire d’un vieil
homme qui cherche à annoncer à son fils que tous les habitants de leur village
sont morts sous des bombardements…
HamidReza Javdan (Dastaguir) et Olivier Hernandez (Mourad)
Elève d’Emmanuel
Nunes et de Michael Levinas au Conservatoire de Paris, directeur artistique de
l’ensemble Cairn qu’il a fondé en 1997, auteur d’une thèse de doctorat consacrée
à Anton Webern, épris d’arts plastiques et de théâtre, Jérôme Combier parcourt
le monde, du Japon au Kazakhstan et l’Ouzbékistan, où il aime à se plonger dans
la collecte des musiques et cultures ethniques. Pensionnaire de la Villa
Médicis à Rome en 2005, il y compose une œuvre remarquable pour grand
orchestre, Gris Cendre, inspirée de Samuel
Beckett et créée à Lyon en 2006. « Plutôt qu’un opéra, précise Combier, j’ai
développé avec Terre et Cendres une
forme personnelle de théâtre qui alterne conte récité, brefs dialogues, chants
écrits et musique épurée percée de violents soubresauts. » Ce qui rapproche
Combier de Rahimi, qui a tiré un film de son roman dès 2004, outre l’attrait
pour l’Asie centrale, est la structure littéraire occidentale du roman mue par une
économie de moyens qui permet l’apparition fulgurante d’images, souvent
agressives parfois lyriques, comme seuls les conteurs savent en inventer.
« Je m’interroge sur l’universalité de ces drames du monde, de ces guerres
interminables, dit Combier. En quoi nous, Occidentaux bien protégés dans nos
vies, au nom de quelle universalité pouvons-nous nous ’’réclamer’’ de ces conflits
lointains ? Comme tout drame, semble-t-il, ces terribles guerres sont
fondamentalement liées à ceux qui les vivent. » L'écriture de
Rahimi, qui a réalisé pour Combier un livret à la fois abstrait et onirique,
est faite de phrases rapides, de rythmes enlevés, de mots simples qui octroient
une efficacité pathétique à la tragédie et à la douleur exprimées d’un bout à l’autre
de l’œuvre, mais aussi la narration à la seconde personne, l’évocation de la
littérature afghane. Le tout a stimulé l’imaginaire du compositeur et l’a conduit
à trouver une forme spécifique à sa partition. Cette « fable à la fois
belle et violente » met en scène deux comédiens et un chanteur enfant à
qui s’ajoute un chœur mixte de six chanteurs. Fractionné en trois parties (l’attente, ledoute, la dignité), Terre et Cendres
est le reflet de l’attirance de Combier pour les musiques traditionnelles qu’il
utilise néanmoins avec discrétion, insérant davantage des couleurs et des
climats que des évocations.
Julian Negulesco (le Conteur / Mirza Qadir)
Sur le
plateau du Théâtre de la Croix-Rousse, le metteur en scène Yoshi Oïda a scindé l’espace
en deux. Sur les deux-tiers coté cour, un impressionnant décor de cinéma
réalisé par Tom Schenk fait de ruines, sol convulsé, véhicule carbonisé, murs
de béton explosés… Nous sommes en état de guerre, indubitablement, et les costumes,
tout aussi précis signés Richard Hudson, nous signifient que nous sommes bel et
bien en Afghanistan... Pas de place donc pour l’onirisme voulu par le
compositeur, donc, tant le cadre est hyperréaliste, allant de ce fait à l’encontre
du climat brossé par la musique. Côté jardin, un ensemble instrumental de treize
musiciens superbement tenus par des premiers pupitres de l’Orchestre de l’Opera
de Lyon, avec un accordéon dont les nostalgiques sonorités émergent de temps à
autres et qui assure l’assise harmonique, et, surtout, un zarb, instrument à percussion
de peau iranien joué à main nue dont le jeu est d’une extrême difficulté mais remarquablement
tenu par Sylvain Lemêtre, élève de celui qui introduisit l’instrument en
France, Jean-Pierre Drouet. La musique de Combier ne fait jamais redondance
avec le texte, cherchant au contraire la distanciation, sauf exception, particulièrement
lors de l’évocation des bombardements. Les musiciens de l’Opéra se sont assurément
engagés dans l’aventure qui leur a été proposée par le compositeur, avec qui
ils travaillent depuis le mois de janvier à la mise au point de leur
interprétation, certains ayant même préparé leurs propres instruments pour
réaliser plus précisément l’exécution des micro-intervalles, à l’instar du trompettiste
Pascal Geay. Parmi les instruments à percussion extra européens, un tambour
kenkeni (Afrique), un tambour malbar (réunionnais), un tambour asiatique, des gongs
chinois et thaïlandais, des congas, un tam-tam et des cymbales chinois… Combier
a ainsi universalisé son propos, portant la guerre afghane à la hauteur du
symbole de toutes les guerres. D’où le hiatus formé par la mise en scène d’Oïda
trop marquée par le film de Rahimi et qui, de ce fait, plonge de façon trop affirmée
dans les paysages et les êtres afghans. Autre problème, le chœur des ombres
souhaité par Combier mais qui, dans le spectacle, n’a rien d’une ombre tant il est
présent, au point de gêner lorsqu’il est inoccupé et statique, se contentant d’assister
passivement à l’action.
HamidReza Javdan (Dastaguir)
Néanmoins, ce
réalisme excessif n’affecte en rien la musique, qui incite au contraire à l’introspection,
et il convient de saluer l’excellence de la distribution, avec deux remarquables
comédiens, Julian Negulesco, à la fois commentateur et acteur du drame puisqu’il
incarne le conteur et le marchand Mirza Qadir, et, surtout, HamidReza Javdan,
comédien iranien, qui est ici le grand-père Dastaguir perdu et peu courageux
qui cherche à rejoindre son fils accompagné de son petit-fils devenu sourd pendant
le bombardement de leur village au cours duquel tout les villageois sont morts à
l’instar du reste de la famille. Mais veut-il vraiment retrouver son fils, puisqu’il
évoque toutes sortes de raisons pour ne pas se rendre à la mine où il travaille
au loin. Un troisième comédien, Juan Carlos Benitez, est plus effacé, campant un
gardien qui nettoie sans cesse une kalachnikov et que Dastaguir a chargé de lui
trouver un véhicule de passage qui puisse le conduire auprès de son fils. Un
regret pourtant, les trois comédiens sont munis de micros, ce qui hypertrophie
leur présence, qui perd ainsi en naturel. Un grand moment dans le récit d’onirisme
lorsque le conteur dit du fond du plateau d’une voix emplie d’émotion un
magnifique poème épique du XIe siècle en langue persane.
Julian Negulesco (le Conteur / Mirza Qadir)
Les rôles chantés
appartiennent à un autre monde, déconnecté de la tragique réalité. Tout d'abord
le petit-fils, Yassin, campé par un émouvant enfant de la Maîtrise de l’Opéra
de Lyon, Louis Gourbeix. S’il s’exprime par le chant c’est parce qu’il est
engoncé dans sa solitude de sourd, au point de penser que la guerre a fait
perdre à tout le monde ses cordes vocales. La voix de soprano pleine mais
fragile et aux intonations peu sûres rend plus prégnant le cauchemar vécu par
ce petit être innocent. Six autres chanteurs (trois femmes et trois hommes)
forment un chœur d’où sortent trois solistes, le fils Mourad, à qui Dastaguir
ne cesse de songer en quête de la façon dont il pourrait annoncer la mort de sa
mère, de sa femme et de ses deux autres enfants, campé par le solide ténor
Olivier Hernandez, mais aussi deux figures de femmes, les mezzo-soprano Sarah
Breton en Mahro, l’épouse morte de Dastaguir, et Ariana Vafadari en Zaynad, sa
belle-fille qui s’est jetée nue dans les flammes du hammam où elle prenait son
bain au moment où les bombes sont tombées.
Nikolai Schukoff (Parsifal) et Georg Zeppenfeld (Gurnemanz)
Accomplissement de toute une vie
passée à la quête de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk
enallemand), Parsifal
est le seul ouvrage que Richard Wagner ait conçu riche de l’expérience
de la fosse « mystique » du Festspielhaus de Bayreuth qu’il a voulu
et inauguré six ans plus tôt avec le Ring
et qui sera non seulement le cadre de la création de cet ultime chef-d’œuvre le
26 juillet 1882 mais aussi le lieu pour lequel son concepteur entendait le
réserver, ce qui n’a été possible que jusqu’en 1914. Aussi, donner Parsifal en concert est indubitablement
une trahison, impression confortée par l’écoute à trois jours de distance de
l’opéra sous les deux formes, concertante puis scénique.
Parsifal est un ouvrage étrange, énigmatique, manichéen duquel l’auditeur
qui se laisse séduire par la magie de l’Ensorceleur qui en est l’auteur
n’entend pas s’échapper. Arrivé au terme du spectacle, il est en effet impossible
de revenir à la réalité avant longtemps. Sitôt la première note échappée de la
fosse, l’on est envoûté au point de se dire « c’est déjà bientôt la fin »,
si bien que, à l’instar de la sublime phrase prononcée par Gurnemanz « Ici
le temps devient espace », l’œuvre passe sans que l’on s’en aperçoive… Le rapprochement dans le temps et dans… l’espace
de deux productions de l’ouvrage, l’une à Paris en version concert l’autre à Lyon (1)
en version scénique, est d’autant plus étrange que la lyonnaise sera reprise en
2013 au Metropolitan Opera de New York, qui en est coproducteur, sous la
direction de celui qui dirigeait la parisienne, avec Jonas Kaufmann dans le
rôle-titre, alors que le directeur musical de l’Opéra de Lyon n’a nullement
démérité, bien au contraire…
Confiée à François Girard, la
production lyonnaise qui sera donc reprise à New York souligne le manichéisme du
livret de Wagner, qui y célèbre l’ascèse à travers la pureté du corps et du
sang du Christ et la souillure de ceux de « l’ange déchu » Klingsor
et de son illusoire jardin paradisiaque qui cache l’enfer, les deux univers
étant habités par la sublime figure de Kundry, à la fois Hérodiade et
Marie-Madeleine, femme pécheresse et pure, condamnée à l’errance jusqu’à sa
rédemption pour avoir ri devant le Sauveur tandis qu’il portait sa croix. Entrant
dans la salle glaciale et inconfortable de l’Opéra rénové par Jean Nouvel en
1993, le public est mis face à lui-même dans un grand rideau noir réfléchissant
qui annonce non pas un spectacle dans le spectacle mais une mise en abyme invitant
à une introspection en chacun signifiée par le metteur en scène canadien, dont
les couleurs du spectacle sont toujours à dominante sombre et crue, à l’instar
de ses remarquables Vol de Lindbergh
/ les Sept péchés capitaux de Weill
et Brecht et Emilie de Kaija Saariaho
vus dans ce même Opéra de Lyon en 2006 et 2010.
Alejandro Marco-Buhrmester (Klingsor) et les Filles-Fleurs
C’est de nouveau une histoire de
péché et de rédemption que conte ici Girard, concepts qui gouvernent la
création entière de Wagner, depuis les
Fées jusqu’à Parisifal. Le sang
est omniprésent dans le spectacle entier. Dès le lever de rideau, le sol est
non pas noir mais sombre comme le sang séché et scindé en deux parties par une
nervure évoquant à la fois la plaie du Christ, qui a racheté le péché du monde,
et celle d’Amfortas, le pécheur-roi, qui souffrent la même passion. Sur ce sol
craquelé s’écoule du plasma qui débouche sur un lac de larmes et de souffrances.
Tandis que, en fond de scène, passent des images qui ne sont pas sans rappeler
celles du film Melancholia de Lars
von Trier, un ciel gris-noir et la carnation de corps-planètes, tandis que,
devant, le monde noir occupe un tiers du plateau côté jardin, et, côté cour, sur
les deux autres tiers, la lumière desséchée de Montsalvat et la confrérie qui
pleure sur elle-même privée de la vision du Saint-Graal dans lequel Joseph
d’Arimathie recueillit le sang du Christ s’écoulant de la plaie laissée dans le
flanc du supplicié par la lance du légionnaire romain. Personne n’osera
franchir cette plaie-rivière, seule Kundry s’y aventurera lorsqu’elle
s’élargira à la fin du premier acte tel un fleuve immense où la femme se
glissera, happée par le maléfice de Klingsor. Dans l’acte II, d’une stupéfiante
beauté plastique avec ces silhouettes de filles-fleurs fondues à autant de
lances plantées dans les gorges du muscle cardiaque les pieds dans un lac de
sang qui envahira bientôt la couche de Kundry tandis que Parsifal s’arrachera à
ses bras, le chaste fol prenant soudain conscience de sa mission salvatrice, se
remémorant le sort d’Amfortas et renonçant alors que la magie de Klingsor s’évapore,
Kundry jette un sort à Parsifal qui aura toutes les peines du monde à retrouver
le chemin de Montsalvat.
Elena Zhidkova (Kundry) et Nikolai Schukoff (Parsifal)
Kazushi Ono, pour son premier Parsifal, dirige sobrement et avec allant, sollicitant avec fermeté
un orchestre clair et fluide qui fait un quasi sans faute dans la fosse, la
dynamique d’avérant exacte, tandis que, à l’instar du mémorable Tristan und Isolde de la saison dernière
admirablement dirigé par Kirill Pétrenko, les effectifs réduits des cordes
(12-10-8-6-5) instillent une transparence de bon aloi – ce qui n’empêche pas de
souhaiter à l’Opéra de Lyon une fosse plus grande dès que possible –, bien que
l’on eut rêvé plus étoffé pour que le chef japonais puisse obtenir davantage
d’onctuosité. Les tempi sont plutôt
vifs, avec un premier acte enlevé en 1h37, et c’est curieusement dans l’acte
central, pourtant le plus théâtral, que le temps semble s’étirer, alors que la
durée est dans la norme (1h03). Ono s’avère ainsi dans ce Parsifal plus à l’aise dans
l’introspection que dans le drame et la séduction. Mais sa vision tient
continuellement l’oreille en éveil, tant il a l’art d’éclaircir l’infinie diversité
des voix de l’orchestre, où les chants et contrechants sont d’un foisonnement
inouï, à l’instar des œuvres de Jean-Sébastien Bach à qui Wagner rend dans
cette partition un prégnant hommage.
La confrérie des chevaliers du Graal
La distribution est singulièrement
homogène et d’une vibrante jeunesse. Timbre lumineux, ligne de chant
impeccable, Georg Zeppenfeld est un Gurnemanz saisissant de générosité et de
grandeur, Gerd Grochowski un Amfortas déchirant, Alejandro Marco-Buhrmester un
Klingsor tortueux et vindicatif mais aussi séduisant de timbre et de chant,
Kurt Gysen un Titurel d’outre-tombe. Nikolai Schukoff est un remarquable
Parsifal au timbre radieux et d’une présence extrême, habitant littéralement
son personnage qui évolue avec un naturel confondant de la pure innocence à la noble
maturité. En revanche, brossant une avenante silhouette, Elena Zhidkova est certes
une belle Kundry mais la voix n’est pas tout-à-fait celle qui sied au plus
émouvant des personnages nés de l’imaginaire de Wagner, particulièrement dans
le déchirant récit du deuxième acte d’où nulle émotion ne point. Les Chœurs et
la Maîtrise (cette dernière dans le lointain, au point qu’elle semble
immatérielle) de l’Opéra de Lyon font un sans faute, surtout les hommes,
remarquables de bout en bout. Un Parsifal
à voir impérativement. Ceux qui n’auront pas la chance de trouver des places à
Lyon, pourront le voir dans des salles de cinéma disséminées en France en 2013
en direct du Metropolitan Opera de New York.
Bruno Serrou
1) Opéra de Lyon jusqu'au 25 mars 2012
Photos : (c) Jean-Louis Fernandez - Opéra national de Lyon
L’Opérade Lyon a présenté
hier sa saison 2012-2013. Au
programme, Macbeth de Verdi (Ono/Van
Hove) en octobre, le Messie de Haendel
(Cummings/Warner) (décembre), une reprise de La petiterenarde rusée de
Janáček
(Hanus/Engel) (janvier/février), l’Empereur
d’Atlantis d’Ullmann (Lavoie/Brunel) (février/mars), la création mondiale de Claude, premier opéra d’Escaich
(Rohrer/Py) (mars/avril), Fidelio de
Beethoven (Ono/Hill) (mars/avril), Le
Prisonnier de Dallapiccola / Erwartung
de Schönberg (Ono/Ollé, La Fura dels Baus) (mars/avril), Capriccio de Richard Strauss (Kontarsky/Marton) (mai) et la Flûte enchantée de Mozart (Montanari/Sorin)
(juin/juillet)